Il n’est pas rare d’opposer la démocratie à la dictature et de considérer la démocratie comme un bloc homogène. En réalité, il y a une multiplicité de formes démocratiques. C’est la raison pour laquelle parler de « démocratie libérale » n’est pas qu’une coquetterie.
1. La part du peuple
Le point de départ de la démocratie est la participation des personnes qui forment le peuple (dêmos en grec) à la conduite des affaires du pays (kratos désigne le pouvoir, la domination). Cette participation populaire est possible à plusieurs degrés.
Le peuple se prononce pour établir un roi. C’est le cas en 1 S 11 : Saül vient de remporter une victoire qui délivre une tribu de la menace des Ammonites et le peuple établit Saül pour roi (v. 15). Ensuite Saül règne jusqu’à sa mort, le peuple n’ayant pas spécialement voix au chapitre. Dans ce cas, le peuple a décidé d’avoir un roi, ce qui est un acte de démocratie, puis le roi agit seul. C’est une monarchie de droit démocratique.
Un degré supérieur de participation populaire est la consultation du peuple ou d’une partie du peuple pour faire des choix politiques. C’est le cas en 1 Rois 12/6,8 où le roi Jéroboam, qui a succédé à son père Salomon sur le trône, consulte les anciens puis les enfants au sujet d’une requête formulée par les tribus du Nord. Il ne suit pas l’avis des anciens et suit l’avis des jeunes. C’est une forme de démocratie participative : celui qui a le pouvoir consulte des groupes représentatifs du peuple.
Un degré encore supérieur permet au peuple de déposer celui qui a le pouvoir lorsque celui-ci ne l’exerce plus au service de la communauté. C’est ce que font les fils d’Israël qui ne sont pas satisfaits de la réponse de Roboam (1 Rois 12/16), et qui vont établir Jéroboam roi sur tout Israël (1 Rois 12/20). C’est une forme de démocratie de contrôle qui peut s’exercer par des votes voire par une procédure de destitution – ou de rébellion, comme le proposait Calvin à la fin de l’Institution de la Religion Chrétienne, si le souverain trahit la liberté du peuple.
La participation du peuple augmente quand il prend une part dans les délibérations, soit dans le cadre d’une démocratie directe où le peuple décide par référendum, par exemple, soit dans le cadre d’une démocratie représentative où le peuple choisit les personnes qui vont gouverner, pour un mandat limité dans le temps. Les démocraties parlementaires, avec une ou plusieurs chambres, en sont un exemple –contrairement aux anciens et aux enfants dont il est question en 1 Rois 12, le sénat et l’assemblée nationale sont détenteurs du pouvoir législatif, en France ; ils ne sont pas cantonnés à un pouvoir consultatif : ils votent la loi et font donc le droit. La loi permet d’éviter l’arbitraire de celui qui gouverne. Votent ceux qui ont le droit de vote, ce qui n’est pas nécessairement le cas de tout le monde, car il peut y avoir des conditions d’âge, de revenus (suffrage censitaire) et de droits civiques.
2. les limites d’accès au pouvoir
À ces différents de degrés de participation au politique, nous pouvons aussi considérer que l’accès au pouvoir peut être variable.
Celui ou ceux à qui le pouvoir sera confié, peuvent être choisis soit dans un groupe restreint – aristocratie (ceux qui détiennent un titre ou une qualité particulière), ploutocratie (ceux qui détiennent les richesses), soit au sein du peuple, sans critère d’exclusion (démocratie plébéienne).
Les partis politiques peuvent être des voies privilégiées d’accès au pouvoir et, dans une société, plusieurs partis peuvent cohabiter – deux aux États-Unis, bien plus en France. Ce multipartisme traduit le pluralisme de la société en question.
La « démocratie populaire » est une expression employée par les régimes communistes qui voulaient se distinguer des pays occidentaux qu’ils jugeaient dirigés par la bourgeoisie. Ces démocraties populaires se sont caractérisées par un parti unique qui correspondait à l’idéal d’une société sans classe et sans la domination d’un groupe sur un autre. Pousser au bout la logique du « pouvoir du peuple par le peuple et pour le peuple » (Abraham Lincoln) conduit à avoir un seul parti, puisqu’il n’y a qu’un peuple. Ces démocraties se sont aussi caractérisées par l’absence d’élections régulières, ce qui les rend proche de la version monarchie de droit démocratique élargie aux dimensions du Parti des pays en question.
3. Les compétences du pouvoir
Outre la nature du régime et la manière dont il est possible d’accéder au pouvoir, il est également possible d’observer le périmètre de responsabilité qui est accordé au pouvoir et ses prérogatives principales.
D’un côté il y a l’absolutisme qui s’exerce sans le moindre partage et sans la moindre opposition, ce qui est visible chez Salomon lorsqu’il élimine l’opposition et les rivaux en 1 Rois 2.
Il y a le népotisme qui consiste à favoriser les proches, la cour, comme Samuel le dénonce en 1 S 8/14,15 ou comme il en est question au sujet de Salomon dans l’une des traductions grecques de 1 Rois 12.
Il y a la distribution du pouvoir qui est proposé en Deutéronome 16/18-17/20 entre le pouvoir judiciaire, le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Cette balance des pouvoirs n’est pas l’instauration de contre-pouvoirs, mais une répartition des responsabilités pour éviter l’arbitraire du pouvoir exécutif qui pourrait légiférer dans le sens qui l’arrange personnellement.
Il y a également l’institution de l’opposition qu’on peut reconnaître dans l’attitude du personnage Shimeï qui s’oppose ouvertement à David pour lui rappeler l’exigence de justice (2 Samuel 16/5-14). Cette opposition se traduira dans le ministère prophétique dont il est justement question après l’instauration de la balance des pouvoirs, en Deutéronome 18/15-22.
Tous ces éléments concourent à ce que le pouvoir soit réparti entre des instances capables de faire valoir, ensemble, les aspirations de la société au service de laquelle tous les responsables exercent leurs compétences respectives. Cela peut se faire également selon un principe de subsidiarité qui distribue le pouvoir au plus près des administrés (commune, intercommunalité, canton, région…) ; il s’agit alors d’une démocratie décentralisée.
Quelles sont ces aspirations ? Elles varient d’une société à l’autre, soit en vertu de la volonté des personnes qui la composent, soit de ceux qui la dirigent. Lorsque la liberté est en tête des préoccupations des responsables politiques, nous pouvons alors parler de démocratie libérale.
Une démocratie libérale se caractérise non seulement par une liberté politique qui consiste à accorder aux individus des droits et des devoirs dans le domaine politique, par exemple le droit de choisir le mode de gouvernement et les personnes qui exerceront le pouvoir en leur nom. Elle se caractérise aussi par l’orientation donnée à la fonction politique qui a principalement pour responsabilité de garantir les libertés individuelles. Placer la liberté en tête des dix paroles qui constituent le peuple hébreu (« je suis l’Éternel ton Dieu qui t’ai fait sortir d’Égypte, de la maison de servitude » Exode 20/2 et Deutéronome 5/6) revient à faire de la liberté le principe à partir duquel la société se constitue. Dans ce cas, l’État protège la liberté, sans intervenir dans le domaine privé et sans intervenir de manière autoritaire dans le domaine social.
4. les structures du pouvoir
La théologie s’intéresse aux fondements de la vie .Par conséquent, elle s’intéresse à ce qui rend l’activité politique possible. Les structures du pouvoir sont donc un objet d’observation.
Une démocratie libérale peut être organisée de plusieurs manières, par exemple selon un régime présidentiel ou selon un régime parlementaire. Dans le cadre d’un régime parlementaire, plusieurs options sont possibles dans la distribution du pouvoir, dans le nombre d’assemblées délibératives, dans l’emploi du référendum. Les modes de délibération peuvent varier : majorité simple, avec quorum, majorité qualifiée, scrutins à main levée, à bulletin secret, sans vote si le gouvernement engage sa responsabilité – dans la mesure où une procédure de motion de censure du gouvernement existe.
Ces structures et ces procédures ont des sous-bassements théologiques au moins implicites. Elles sont élaborées en fonction de l’image qu’on a de Dieu et de l’anthropologie qui en découle.
Ainsi, considérer la nature pécheresse de l’humain, ce que fait Samuel en 1 S 12/10, 19 (isolément, l’homme ne fait pas le bien qu’il voudrait et il fait le mal qu’il ne voudrait pas – Romains 7/19), conduit à élaborer des structures et des procédures de décision qui protègent la société de décisions qui lui seraient préjudiciables – décisions qui diminueraient les libertés, qui rompraient l’égalité entre citoyens, qui dégraderaient la capacité d’action, d’innovation, de solidarité… Il s’agit de penser les structures politiques en fonction du pire, en fonction de situations où les responsables politiques ne seraient pas animés par le désir d’être au service de la nation ou n’en auraient pas les compétences.
Les observations des rédacteurs bibliques sur plusieurs centaines d’années de vie politique en sont venu au constat qu’aucune structure politique n’est idéale. D’ailleurs, les rédacteurs de Deutéronome 16-18, après l’exil à Babylone, opéreront un changement de paradigme important : Dieu ne sera plus le garant de la position dominante du souverain, mais le garant de l’impératif de justice, exprimé par la torah dont le roi deviendra le lecteur – le roi ne sera plus le producteur de la loi, mais le lecteur de la loi. Ce n’est plus lui qui rendra la justice, mais un pouvoir judiciaire indépendant. Cette nouvelle manière d’envisager les structures du pouvoir consiste à mettre en place des organisations qui permettront de ralentir, autant que possible, les phénomènes hostiles à l’intérêt général. C’est ce que proposent ces rédacteurs bibliques ; c’est ce qu’indiquera Montesquieu en écrivant qu’il faut « un pouvoir qui arrête le pouvoir ».
5. la responsabilité individuelle
Seulement, un pouvoir qui arrête le pouvoir, c’est un pouvoir qu’il faudrait lui-même arrêter. Ce n’est donc pas cette option qui sera privilégiée, pas plus que faire du peuple le détenteur de la souveraineté : quand il est pris comme une entité à part entière, le peuple ne manifeste pas une capacité supérieure à prendre de bonnes décisions ; c’est le peuple qui décide d’une servitude volontaire en 1 S 8, c’est le peuple qui est instrumentalisé par les explorateurs de Canaan qui préfèrent la servitude d’Égypte à l’aventure de la liberté (Nombres 14). Les démocraties populaires ne sont pas très en phase avec les idéaux portés par ces rédacteurs.
C’est vers l’individu que l’attention va se porter, l’individu qui se tient face à Dieu, c’est-à-dire face à ce qui a un caractère universel, ce qui crée les conditions d’une vie possible pour chacun, ce qui ressuscite la dignité lorsqu’elle est à terre etc. L’individu qui prend en compte l’exigence divine dans sa réflexion personnelle, devient capable de repérer ce qui est essentiel pour l’humanité et, par conséquent, de reconnaître les menaces que font penser des mesures politiques qui y sont opposées.
Une démocratie libérale est une manière d’appréhender le domaine politique qui favorise l’expression des individus non seulement par des votes, mais aussi par la discussion infinie entre les personnes. Chacun a droit à la parole. Mieux que cela, la parole de chacun est nécessaire, indispensable, pour que s’élabore une conception de la justice à partir des différentes conceptions de ce qu’est une vie bonne. Une démocratie libérale porte en elle la pluralité dont chaque société humaine est constituée, et elle fait en sorte de nourrir le politique de ce que chacun peut offrir de spécifique pour porter cette société à l’incandescence.
La démocratie libérale c’est celle qui soutient les contre pouvoirs!
Les romains ont testé toutes les formes de gouvernance, de la royauté jusqu’à la ploutocratie, au point qu’un poëte espagnol dit un jour que l’utopie c’était ce que les romains n’avaient pas essayé.
Il n’y a pas de pouvoir idéal et l’on peut dire qu’ en dehors du peuple, ce sont aussi les conditions externes qui feront qu’une entité plus dirigiste sera plus efficace qu’une « démocratie ».
Ainsi Georges Clémenceau à qui l’on reprochait d’avoir un gouvernement d’imbéciles déclarait ceci « je préfère avoir un gouvernement d’imbéciles qui veulent se battre que de malins qui veulent se rendre ».
La véritable démocratie au sens « populaire » n’existe pas et je crois qu’elle n’a jamais existé. La démocratie que nous avons connue jusqu’aux années 90 était plutôt de type athénien: « Nous sommes une démocratie parce que le pouvoir est entre les mains non d’une minorité, mais du plus grand nombre ».Thucydide II,37.
La difficulté d’atteindre une forme idéale de gouvernement se trouve bien traduite d’ailleurs dans ce que Winston Churchill disait de la démocratie: c’est le pire des systèmes mais c’est le mieux que nous ayons trouvé jusqu’à présent ».
Mais malgrè tout ces Hommes travaillant dans des mauvais systèmes avaient des valeurs Humanistes.Le problème de nos démocraties modernes est qu’elles sont des ploutocraties, dont beaucoup d’acteurs en arrière plan sont à l’image de Sir Humphrey, dans l’excellent film d’Alfred Hitchcock « L’Auberge de la caraïbe »: »mais moi l’argent j’en ai besoin, parceque moi l’argent je sais quoi en faire ».
Nous ne sommes plus en « démocratie » lorsque l’argent élit les rois et que ces rois interdisent à leurs élus parlementaires de voter en leur âme et conscience, et que ces mêmes serviteurs du veau d’or sécartant des recommandations de Charles Louis de secondat, baron de La Brède et de Montesqieu cherchent constamment à éliminer les contre-pouvoirs.
Mais effectivement des rois de la bible à aujourd’hui, « Il n’y a qu’une seule vérité sous le regard de Dieu ».
Merci d’avoir bien expliqué le principe de subsidiarité, mot que j’avais découvert lors de la lecture du traîté de Maastricht.
Bien que ce fût essentiellement un traîté d’union monétaire, il établissait déjà une forme de fédéralisme européen et d’instauration d’une liberté de décision des états au plus proche de leurs administrés, à savoir dans ce cas, le domaine de la prévention et de la santé.
Trés pertinent aussi de rappeler l’épisode des explorateurs de Canaan, qui soudain, tel le chien discutant avec le loup de notre Lafontaine, s’aperçoivent que la liberté a un coût personnel et demande de l’audace et de la combativité.
« De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace! ».