Captation par Solo Rakotoa
Un dialogue entre Stephan Steinlein, Ambassadeur de la RFA en France, et de James Woody, c’est déjà une manière d’affirmer la réalité de l’espérance de la paix. Si l’un et l’autre ne sont pas Helmut Kohl et François Mitterrand, leur dialogue exprime néanmoins la possibilité du surmonter les crises du passé.
Il y a 80 ans, le grand-père de James Woody, venant de Virginie, s’apprêtait à débarquer en France par la Normandie, tandis que son futur beau-père, l’arrière-grand-père de James Woody, était de l’autre côté de l’Allemagne, prisonnier dans l’un des sous-camps d’Auschwitz. Autant dire que l’ambiance familiale n’était pas fraternelle envers les Allemands. Chaque ouverture d’une bouteille de vin était plutôt l’occasion du refrain : « toujours ça que les Bosch n’auront pas ». Toutefois la théologie a permis de transcender cette situation. Elle a permis de transcender le ressentiment, le désir de vengeance par procuration. Elle a permis de comprendre, à la suite des prophètes Jérémie et Ézéchiel, que si les parents ont mangé des raisins verts, les enfants ne doivent pas avoir pour autant les dents agacées. La théologie a également été une exhortation à être artisan de paix, selon la formule de béatitudes.
C’est également une formation théologique qui a conduit Stephan Steinlein à devenir ambassadeur en France, tout d’abord envoyé par la RDA après la chute du mur de Berlin.
Être ambassadeur de la RFA en France, après une formation en théologie protestante
Stephan Steinlein vient d’Allemagne de l’Est, d’une famille protestante. Son père, pasteur, a eu quatre enfants dont trois sont théologiens. Sa famille était proche de l’opposition, ce qui l’a empêché de pouvoir faire des études supérieures dans une université d’État. Or des séminaires protestants avaient été créés durant le troisième Reich, par l’Église confessante allemande, pour être indépendants du régime. C’est dans un séminaire héritier de cette tradition que Stephan Steinlein a fait ses études. C’était l’un des endroits où il était possible de penser librement, où on pouvait discuter librement, où on pouvait se rassembler sous la protection de l’Église. Il y avait beaucoup de fils et des filles de pasteurs et des personnes qui voulaient échapper à l’emprise de l’État et qui ne voulaient pas adhérer à l’idéologie communiste.
Ces séminaires sont devenus des berceaux de l’opposition surtout dans les années 1980. L’Église protestante, d’une manière générale, était devenue l’espace où des groupes d’opposition pouvaient se rassembler : ce n’étaient pas forcément des chrétiens ; c’étaient des gens qui étaient engagés pour la protection de l’environnement, qui étaient engagés pour la paix. L’Église a donné cet espace de discussion et de liberté, et c’est pour cela que dans les Églises protestantes sont devenues des endroits où beaucoup de gens se sont rencontrés et, ensuite, ont été les pionniers de la révolution pacifique de 1989. Beaucoup d’étudiants sont entrés en politique, et son directeur de thèse qui était un historien de l’Église est entré, lui aussi, après la chute du mur, dans le premier cabinet de ministre indépendant, et il est resté en politique. Beaucoup d’autres avec lesquels il a fait ses études, sont devenus des femmes et des hommes politiques.
Il est devenu ambassadeur de l’Allemagne de l’Est car il était le seul être proche de l’opposition et à parler un peu le français – avec une bourse du Conseil œcuménique des Églises, il a pu faire des études de 3ème cycle à Strasbourg. Le choix a été fait d’envoyer de nouveaux ambassadeurs dans les grandes capitales qui intervenaient dans les négociations relatives à la réunification (Londres, Paris, New-York). Tous furent de théologiens dans la même situation que lui.
Pour Stephan Steinlein, cette fonction d’ambassadeur est dans la continuité de ses études de théologie : durant ses études, il était un théologien passionné, mais il était aussi très politisé. Ce fut l’occasion de discuter sur les manières de surmonter la situation en RDA, sur la manière de lutter pour la liberté d’expression, pour la démocratie et aussi sur la manière de lutter pour l’unité de l’Europe.
Déjà à partir de 1986, il a œuvré pour un rapprochement entre les oppositions en Pologne et en Allemagne de l’Est, dans la perspective d’une Europe qui va se réunifier – il était clair, pour les étudiants de l’époque, que le mur allait tomber. Il fallait donc penser l’avenir d’une Europe libre et unifiée. C’est pour cela qu’a été crée une initiative de citoyens en Pologne, avec des Allemands de l’Est, des Américains, des Ukrainiens, dans le but de repenser cette Europe. Travailler dans l’Église, c’était aussi travailler pour la liberté. S’engager sur le plan politique n’était donc pas une rupture, mais une continué de ce qui avait été commencé.
Il a partagé avec le président Frank-Walter Steinmeier 22 ans de coopération politique pendant lesquelles il a été son bras droit dans différentes responsabilités politiques, en faveur d’une Europe plus forte, contre les séparations, pour la démocratie et la tolérance, en essayant de comprendre l’autre et d’unir les gens différents.
Ce qui peut fonder l’espérance d’un diplomate au regard de la situation internationale
Tout d’abord, un diplomate est une personne comme une autre : elle a ses craintes, ses espérances – nous ne sommes pas différents. Ce qui est important, c’est la position particulière pour parler, pour négocier, pour comprendre, pour traduire quelqu’un qui pense différemment. Un diplomate est un traducteur. Tout d’abord il faut comprendre l’autre, puis expliquer sa propre position.
Étant fortement teinté par sa formation, par sa famille très croyante, sa façon de voir le monde est profondément influencée par cette tradition et il ne peut pas faire abstraction. Il est profondément optimiste, tout en étant réaliste, et il est clair, pour lui, qu’il faut toujours aller de l’avant toujours : il n’a aucun problème pour recommencer toujours ; il n’est pas déçu, il n’est pas morose, il n’est pas pessimiste même s’il y a beaucoup de raisons de l’être.
Pour lui, la foi est un travail pour quelque chose qu’on ne connaît pas encore. C’est extrêmement important de toujours faire ce bond dans l’inconnu. Et, pour lui, la foi c’est le fondement qui lui fait penser qu’il ne tombe pas dans le vide, qu’il est donc possible de s’avancer ; il est possible de se questionner, même si nous n’avons pas toutes les réponses – et il dit ne pas avoir de réponses très claires sur ce qui va se passer dans notre monde. Mais il sait qu’il est possible d’aller vers un avenir meilleur.
Il pense toujours à ce mot de Luther : « même si demain c’était la fin du monde, aujourd’hui je planterais quand même un pommier. » « Donc je planterai toujours un pommier. »
La paix est-elle vraiment un objectif ? Est-elle l’idéal vers lequel nous devons tendre absolument. ?
La paix n’est pas l’absence du conflit. La paix est le résultat d’un conflit. Il n’est donc pas question d’être pacifique. S’il a refusé de faire son service militaire, ce n’était pas par pacifisme, mais pour ne pas devoir tirer, le cas échéant, sur sa famille qui était de l’autre côté de la frontière. Il était inimaginable de lutter pour un régime qu’il détestait.
Si, avec Héraclite, la paix est le résultat d’un conflit, c’est aussi le cas de la vérité. La vérité est le résultat d’une réflexion et la vérité est quelque chose qui émerge dans une situation. C’est pareil pour la paix : l’état naturel, c’est la guerre, c’est le conflit. On vit toujours en conflit. Nous ne sommes pas en paix totale les uns avec les autres. Même dans la famille, le conflit se crée de façon quotidienne. La paix, comme la vérité, est donc quelque chose qu’on doit créer à chaque moment.
Donc dire qu’en tant que diplomate on veut maintenir la paix au prix de la souffrance, ça peut arriver, mais ce n’est pas la vraie paix. C’est une fausse paix et il faut surmonter cette tension entre cette fausse paix et le fait qu’il y a quand même le conflit à côté.
La diplomatie, ne conduit-elle pas souvent à une paix imposée à des conditions qui sont les causes du conflit suivant ?
Si on est lecteur de Hegel, on sait que c’est absolument le cas parce que chaque paix est le début d’un autre conflit. C’est la vie, c’est le monde dans lequel nous vivons. C’est pour cela que la paix est toujours un moment de paix. Après, le conflit recommence. Ensuite, il faut regarder chaque conflit pour lui-même. Bien sûr, pour beaucoup de conflits a été trouvée une paix qui n’était pas durable. C’est le cas du traité de Versailles : tout le monde voulait que cette paix soit durable, mais cela n’a pas tenu. On peut longtemps discuter pour savoir si c’était une paix juste ou non, mais c’était la paix, tout d’abord, et tout le monde était plus ou moins d’accord, mais y a-t-il des paix justes ?
Quand la guerre de Trente Ans a pris fin en 1648, est-ce que c’était juste ? Non, ce n’était pas juste pour beaucoup de réfugiés qui devaient quitter les territoires qui étaient devenus soit catholiques soit protestants. Ce n’était pas une paix juste, mais tout le monde était soulagé : la paix et le cessez-le-feu sont mieux que la continuation de la guerre.
Mais créer une véritable paix, c’est extrêmement difficile et nous avons vu cela dans le conflit en Ukraine : après l’annexion de la Crimée, l’agression russe dans le Donbass, tout le monde s’est mis d’accord (l’Allemagne et la France étaient en première ligne) pour arrêter, tout d’abord, ce conflit armé – on a créé une sorte de cessez-le-feu qui était très instable et il y avait ce processus de Minsk qui aurait pu aboutir, et c’était nécessaire de stopper cette agression à ce moment-là. L’Ukraine a utilisé ce moment-là pour se préparer à la continuation du conflit militaire et les Russes aussi. Ce n’était pas juste, mais c’était nécessaire dans cette situation.
La vision inaugurale du livre biblique d’Ésaïe peut être une source d’inspiration pour le fonctionnement des nations, unies autour d’une loi commune. Or il y a des conflits partout, et l’Organisation des Nation Unies nulle part – n’est-ce pas le signe de l’échec de l’ONU et de l’obligation pour chaque nation de se débrouiller toute seule ?
Le Conseil de sécurité auquel on pense en premier lieu, ne fonctionne pas. Il ne fonctionne pas parce qu’il y a ce droit de véto pour les grandes puissances qui leur permet de bloquer le Conseil de sécurité. C’est un fait et cela va continuer parce que le conflit entre les grandes puissances est en train de monter d’un cran. Le Conseil de sécurité ne va donc pas fonctionner mieux. Faut-il l’abolir pour autant ? Non, parce que L’ONU et le Conseil de sécurité incarnent quand même l’espoir d’un monde où l’on respecte le droit international.
Quant à l’Assemblée générale, elle est un forum où il est possible de discuter et où toutes les nations sont représentées. Ce que la Russie a fait est extraordinaire : elle a attaqué un membre des Nations unies, en tant que membre du Conseil de sécurité. Cela revient à remettre en question les frontières d’un État dont on a reconnu l’existence et l’existence même du peuple ukrainien est remise en question. C’est quelque chose qui n’est jamais arrivé de la part d’un membre du Conseil de sécurité. Mais il faut continuer à maintenir le droit international et il faut travailler pour qu’il soit respecté par chacun.
Certes, les Nations unies sont impuissantes à bien des égards, aujourd’hui, mais ce n’est pas une raison pour abandonner cette idée.
Le réformateur Jean Calvin considérait que le développement de l’économie de marché pouvait être une manière d’instaurer la paix. Est-ce que les intérêts économiques de l’Allemagne envers la Russie, notamment à l’égard du gaz, non pas été un frein à l’escalade de la violence ? L’économie de marché est-elle effectivement un facteur de paix ou un facteur aggravant les conflits ?
Il n’est pas possible de répondre par un non ou par un oui. On parle de dépendance mutuelle, mais cette dépendance n’est pas dans une seule direction. Sur la question de l’énergie, il a toujours été question de diversifier. Les pourparlers ont eu lieu aussi avec les pays d’Asie Centrale, avec la Norvège, avec la Grande-Bretagne. L’idée était de créer un partenariat de modernisation ; la Russie, bien sûr, a du gaz et d’autres matières premières, mais elle a aussi besoin du savoir-faire de l’Occident.
A un moment donné, cet espoir n’était pas sans fondement. Mais cela n’a pas fonctionné, finalement. Et tout le monde souffre, à commencer par les malheureux Russes. C’était l’idée de la démocratisation de la Russie à travers les échanges entre États et entre citoyens. Nous avons fait beaucoup pour les échanges de jeunes entre la Russie et l’Occident. Donc c’était une approche plus complexe que ce qu’on décrit aujourd’hui.
Bien sûr, de l’autre côté, il y a des échanges où l’économie peut aggraver des situations, surtout si le commerce n’est pas un commerce juste. Il y a des pays ou des régions entières qui sont exploitées. Il y a des échanges commerciaux qui créent des tensions nouvelles. Le commerce peut avoir des conséquences positives. Et il faut constater, avec Kant, que les guerres entre les démocraties sont plutôt rares. Il y a donc une force pacificatrice du commerce, des échanges et des marchés internationaux.
S’agissant du couple franco-allemand, il semble que l’innovation soit au point mort, et que nous ne soyons pas capables d’innover ensemble. Ne serait-ce pas le signe qu’on cherche plutôt à stabiliser la paix, plutôt qu’à la développer ?
Je suis pleinement d’accord. En arrivant en France l’été dernier, alors que les relations n’étaient pas au beau fixe, je me suis demandé quels étaient les domaines où il est possible de faire plus. C’est à l’innovation que j’ai pensé parce que l’innovation et la recherche sont les domaines principaux si on veut faire avancer nos sociétés et si on veut lutter contre la morosité et le sentiment de déclin dans nos sociétés. Il faut avoir soif pour l’avenir. Il faut vouloir l’avenir.
Or l’avenir se crée tout d’abord par l’éducation et la recherche. Et, bien entendu, Français et Allemands, ensemble, nous pouvons faire énormément de choses, avec les autres Européens. Nous sommes les grandes puissances de recherche, nous sommes les grandes puissances d’innovation. Et si on arrive à joindre nos forces, on peut faire des choses extraordinaires. En regardant le fait que nous n’avons pas assez investi dans la recherche, si nous ne progressons pas dans ce domaine, nous nous préparons de gros soucis pour l’avenir de notre continent.
Il y a quelques jours, j’ai eu un entretien avec Sylvie Retailleau, la ministre de la Recherche. Nous allons examiner tous les domaines pour regarder ce que nous pouvons faire de plus en matière de recherche énergétique, de transition énergétique, de sciences de la vie. Il y a énormément de choses et énormément de potentiel.
Il y a deux traditions sur la place de la France au regard es autres pays : la suprématie française dans l’Europe (c’est la thèse de Choiseul) et le fait de faire valoir les talent français (c’était la position de Guizot, de Briand). Qu’en est-il du côté allemand ?
Il n’y a pas de doctrine allemande : il n’y a pas de président qui soit en mesure de définir une doctrine. C’est beaucoup plus difficile, en Allemagne, de développer une stratégie. Nous ne sommes pas une puissance très stratégique, contrairement à la France. Nous sommes beaucoup plus pragmatiques. Il est important de déconstruire les récits et de découvrir les noyaux de vérité. Ensuite il est possible de construire des récits un peu plus productifs.