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Hébreux 10/31-39
31 C’est une chose terrible que de tomber entre les mains du Dieu vivant. 32 Souvenez-vous de ces premiers jours, où, après avoir été éclairés, vous avez soutenu un grand combat au milieu des souffrances, 33 d’une part, exposés comme en spectacle aux opprobres et aux tribulations, et de l’autre, vous associant à ceux dont la position était la même. 34 En effet, vous avez eu de la compassion pour les prisonniers, et vous avez accepté avec joie l’enlèvement de vos biens, sachant que vous avez des biens meilleurs et qui durent toujours. 35 N’abandonnez donc pas votre assurance, à laquelle est attachée une grande rémunération. 36 Car vous avez besoin de persévérance, afin qu’après avoir accompli la volonté de Dieu, vous obteniez ce qui vous est promis. 37 Encore un peu, un peu de temps: celui qui doit venir viendra, et il ne tardera pas. 38 Et mon juste vivra par la foi; mais, s ‘il se retire, mon âme ne prend pas plaisir en lui. 39 Nous, nous ne sommes pas de ceux qui se retirent pour se perdre, mais de ceux qui ont la foi pour sauver leur âme.
Chers frères et sœurs, cette phrase de la lettre aux Hébreux ne ressemble pas spécialement à une bonne nouvelle, loin s’en faut. Elle semble accréditer les critiques souvent faites à la religion : la religion est une chose épouvantable qui crée du malheur et qui provoque des conflits à n’en plus finir. Je ne ferai pas une lecture historique de cette critique qui, par bien des aspects, n’est pas dénuée de réalité. J’aimerais que nous entendions ce que cette phrase peut exprimer de vérité sans que cela signe pour autant la condamnation de Dieu, de la foi, de la religion.
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Tomber dans les mains du Dieu vivant
Tout d’abord, l’expression « tomber dans les mains du Dieu vivant » ne laisse rien augurer de bon. Tomber n’a rien de positif, sauf quand il s’agit de tomber sur une bonne occasion ou sur un bon plan. Mais le fait qu’il soit reconnu que c’est terrible va bien dans le sens d’une action négative. Le fait d’être dans les mains de Dieu n’est pas à comprendre au pied de la lettre, mais signifie que nous sommes au contact direct de Dieu ou, pour être plus précis, que nous sommes en relation étroite avec le divin. Tomber dans les mains de Dieu signifie alors être au contact de Dieu, être en présence de Dieu et, je dirais volontiers : être face à Dieu. C’est le moment où nous n’échappons pas à Dieu, nous n’échappons pas à la question du sacré, nous n’échappons pas à la question de l’ultime où la présence de Dieu s’impose à nous. Cette question revient, inlassablement, même lorsque nous la rejetons d’un revers de la main. Nous pouvons faire comme René Descartes : douter, passer par le crible la question de Dieu, la question du sacré. Cette question revient inlassablement, jour après jour et s’impose à nous.
Pourquoi utiliser le terme « tomber » « pipto » en grec ? Si nous laissons de côté les connotations négatives, nous pouvons considérer que le fait de tomber n’est pas un acte totalement volontaire. Lorsque nous tombons, c’est par inadvertance, même lorsque nous montons sur le toit d’une rame du métro parisien. Lorsque nous tombons, c’est soit par inadvertance, soit sous le coup d’une action dont nous ne sommes pas l’auteur, à moins qu’on se jette dans le vide. Cela nous met sur la voie d’une compréhension de cette phrase qui pourrait indiquer que nous ne maîtrisons pas totalement ce qui nous arrive, que quelque chose nous échappe. Nous pourrions même dire que nous échappons à notre propre contrôle. Tomber dans les mains de Dieu, n’est peut-être pas sans rapport avec « tomber amoureux » ou « tomber enceinte ». Cela nous concerne au premier chef, mais nous ne sommes pas seuls dans cette histoire, ni totalement maîtres de ce qui nous arrive. Il faut être deux pour tomber amoureux, comme il faut être deux pour tomber enceinte – même si parfois c’est un peu par procuration. Et la présence de l’autre, la présence de l’altérité est déterminante dans cette affaire.
Tomber dans les mains du Dieu vivant, peut donc être une manière de dire que la mécanique de la foi nous échappe en partie, du moins que nous n’en avons pas l’initiative de manière exclusive. Cela peut indiquer qu’il ne suffit pas de vouloir être croyant pour l’être effectivement. Nous pouvons y voir là une critique faite à ceux qui pensent que la religion conduit assurément au paradis, quelle que soit l’idée que nous nous fassions du paradis, ou que la religion assure inévitablement notre salut, quelle que soit l’idée que nous nous fassions du salut. L’épître aux Hébreux qui immerge le lecteur dans les rituels sacrificiels indique que la relation à Dieu n’est pas de notre seule initiative, tant et si bien que le ritualisme ne garantit jamais une fois véritable. La présence de Dieu échappe aussi bien à notre volonté qu’à nos pratiques. D’ailleurs, la Bible hébraïque contient plusieurs fois cet avertissement : c’est Dieu qui est à l’origine de la rencontre et pas l’être humain.
Il en découle une conséquence importante pour notre vie quotidienne. Cela signifie par exemple que le bonheur et la grâce qui accompagnent le croyant (Psaume 23) n’arrivent pas au prétexte qu’on le souhaite. Le bonheur et la grâce n’arrivent pas au prétexte que tous les rituels ont été accomplis, comme le fit autrefois Job, qui en faisait même un peu plus pour ne pas être pris en défaut de légalisme. L’expérience montre d’ailleurs que plus on cherche le bonheur, moins on le trouve. Il en va de même pour Dieu. La religion révèle sa présence, mais ne le fait pas advenir. La religion ouvre notre conscience aux bienfaits de la vie, elle nous rend sensibles aux promesses de la vie, elle ne crée pas le bonheur de toutes pièces. La religion nous sensibilise au réel, mais elle ne fabrique pas le réel.
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L’intranquillité
Mais peut-on parler de bonheur quand on lit que c’est une chose terrible d’être au contact de Dieu ? Et peut-on parler de bonheur quand on lit un peu plus loin « car nous connaissons celui qui a dit : à moi la vengeance, c’est moi qui rétribuerai. Et encore : le Seigneur jugera son peuple » ? Tout cela semble aller à l’encontre d’une vie heureuse.
Ce qui est certain, c’est que la foi n’est pas une histoire de quiétisme. Si vous voulez être tranquilles, faites le hérisson et rendez-vous étanches au divin. En revanche, si vous ouvrez la porte de votre existence au divin, alors cela ne vous laissera pas indemne. Et, de fait, ce sera terrible, parce que la foi est une histoire de mort et de résurrection.
Commençons par reprendre la citation du Deutéronome faite par ce passage. En Dt 32/35-36 nous lisons : « A moi la vengeance et la rétribution au temps où leur pied chancellera. Car le jour de leur malheur est proche, et leur destin se précipite. L’Eternel jugera son peuple, et il aura pitié de ses serviteurs, en voyant que leur force est épuisée, et qu’il n’y a plus ni soumis ni libre ». Quand on prend le texte dans son intégralité, la tonalité change sensiblement. Dieu n’est plus celui qui va écraser le petit moineau que nous sommes dans sa main ; Dieu est ce qui va restaurer le peuple qui est à bout de force, qui est épuisé, au bord de tomber d’inanition.
Mort et résurrection, voilà le programme de l’Eternel. Mourir à la vie que nous connaissons pour ressusciter à une vie qui a une autre dimension. Faire le deuil de ce que nous sommes pour ressusciter selon ce que nous sommes en mesure de devenir. Oui c’est une chose terrible, comme toute traversée de deuil. C’est terrible, terrifiant, épouvantable, redoutable. L’entrée dans le deuil est terrible, la sortie de deuil l’est encore plus, car elle est une chute dans l’inconnu, dans la nouveauté, dans ce que nous ne maîtrisons pas, dans ce que nous n’avons pas réglé d’avance. La vie selon Dieu qui fait toutes choses nouvelles a de quoi inquiéter nos esprits affolés par les changements.
Songez : il est question de compassion avec les prisonniers, ceux qui n’ont pas d’existence libre ; il est question de solidarité avec ceux qui subissent de mauvais traitements ; il est question de relativiser les biens que nous avons au profit de possessions meilleures. Et tout cela se réalise après que nous avons été éclairés, dit le texte biblique (v. 32) : après une prise de conscience du réel, après avoir compris ce qui a vraiment de la valeur dans notre histoire personnelle et dans l’histoire universelle.
A quoi devons-nous mourir : à la vie sans effort, sans notre contribution personnelle pour qu’elle soit juste et joyeuse, à la domination de quelques uns sur les autres, aux certitudes, au pouvoir suprême des choses transitoires.
A quoi devons-nous ressusciter : à la vie, tout simplement ; à la vie telle que les textes bibliques l’éclairent de milles feux différents pour que nous soyons effectivement illuminés. Cette vie n’a pas de scénario écrit à l’avance, mais requiert notre engagement. Nulle tranquillité n’est permise. Cette vie est une aventure. Nulle tranquillité n’est permise. Cette vie est une succession de découvertes, de projets, de désirs, de ratés, de satisfactions, de succès. Nulle tranquillité n’est permise. Cette vie ne peut être simplifiée sans devenir insipide. Nulle tranquillité n’est permise.
Selon le mot de Georges Bernanos : « Le bon Dieu n’a pas écrit que nous étions le miel de la terre, mon garçon, mais le sel. Or notre pauvre monde ressemble au vieux père Job sur son fumier, plein de plaies et d’ulcères. Du sel sur une peau à vif, ça brûle. Mais ça empêche aussi de pourrir. (Journal d’un curé de campagne, p. 44) ».
Il est terrible, frères et sœurs, de tomber dans les mains du Dieu vivant, car cela nous rend vivants, terriblement vivants. Cela nous arrache aux clous qui nous crucifient pour que nous tenions bien en place, pour que nous soyons fixés une fois pour toutes sur notre destin. « ‘Etre fixé’ est une expression qui dit bien la tendance humaine au contrôle. Cette obsession maladive qui nous cloue au mur de nos projets et annule l’infinité des possibles », écrit Marion Muller-Collard (L’intranquillité, p. 43).
Ne pas s’arrêter, ne pas abandonner l’aventure ; réformer sans cesse ce qui doit l’être, aujourd’hui encore, car il ne saurait être question de se reposer sur un oreiller de paresse qui serait celui de la gloire de nos ancêtres, de nos pères dans la foi, qui firent de belles et de grandes choses il y a cinq cents ans, qui ouvrirent leur voie et qui n’indique rien de la voie que nous devons ouvrir maintenant. Nulle tranquillité. Persévérer, pour reprendre le terme du texte biblique ; ne pas vivre au crochet du passé, de ce que nos Pères ont accompli, mais ouvrir notre propre voie.
Oui, c’est terrible d’être dans la main du Dieu vivant : la vie, selon l’évangile, est… terriblement enthousiasmante [au sens étymologique du terme].
Ce n’arrive pas souvent que nous entendons des mots qui parlent de la vie après la mort. Merci du courage de l’avoir fait, si bien fait.