Anselm Kiefer porté à l’incandescence par Wim Wenders

Le cinéaste Wim Wenders vient de réaliser Anselm, un film documentaire sur le plasticien Anselm Kiefer, qui offre une expérience époustouflante.

Anselm Kiefer naît le 8 mars 1945, soit juste avant la fin de la guerre, dirait le cinéaste Wim Wenders, lui-même né en août 1945, après le largage des bombes atomiques. Pour ma part, je dirai que Kiefer est né un mois avant l’exécution du théologien Dietrich Bonhoeffer dont on pourrait dire qu’il a reçu sa théologie en héritage.

Contre l’oubli

Anselm Kiefer est un artiste allemand qui a vu le jour dans la cave de la maison familiale à Donaueschingen, une ville que bien des jeunes français ont connue par le 110e Régiment d’Infanterie. Dès le début de sa carrière, la question de la mémoire de la deuxième guerre mondiale est au cœur de son travail, de sa militance. Il se fait connaître en revêtant la tenue de la Wehrmacht que son père avait portée et en posant dans différents lieux, en faisant le salut nazi. Une photo le montre à Montpellier devant la statue équestre de Louis XIV qui étend le bras dans une position analogue.

Les Allemands et, principalement, les critiques allemands, garderont ce souvenir d’un homme qu’ils jugent réactionnaire et, dans une certaine mesure, néo-nazi. Quelle méprise ! Anselm Kieffer est inquiet que le travail de mémoire n’ait pas lieu, que l’Allemagne refuse de faire face à ce qu’elle a commis. Peur que l’oubli fasse son œuvre terrible.

Pourquoi cela aurait-il été une erreur d’oublier – oublier, refouler, n’est-ce pas une manière de pouvoir supporter le fait d’avoir été contemporain de l’horreur absolue, d’avoir être impliqué, d’une manière ou d’une autre, dans le travail systématique de déshumanisation ? Parce que ce qui fait l’humain, selon Kiefer, c’est l’écriture d’un récit, et non son effacement. Pour reprendre ses mots, « l’Homme est mythe » – or le mythe, c’est l’art du récit. Alors Keifer, à sa manière, avec son talent, va écrire pour continuer l’écriture de l’humanité. Il va entreprendre de poursuivre l’œuvre multiséculaire qui consiste à donner à la vie humaine le sens de l’universel. Œuvrer contre l’oubli, c’est œuvrer en faveur de l’humanité.

Une théologie athée

Je reviens au théologien Bonhoeffer qui en vint à considérer que le défi de la théologie était de formuler une théologie athée, c’est-à-dire une théologie qui ne se cache pas derrière des concepts vides de sens, qui ne se fasse pas avec les formules classiques de la religion, formules qui donnent si souvent à penser que le christianisme est une forme de superstition, la croyance dans le surnaturel. Une théologie athée, ce serait une théologie bien incarnée dans la vie quotidienne, une théologie qui tire sa matière de la vie quotidienne, à l’inverse d’une théologie spéculative qui élaborerait une pensée n’ayant rien à voir avec l’ordinaire de notre existence et, au bout du compte, n’ayant rien à nous à nous dire, rien à nous révéler de notre condition ni de l’espérance que nous pouvons nourrir.

Kiefer reconnaît que son œuvre est souvent traversée par quelque chose de chrétien, mais ce qu’il donne à voir et à éprouver, n’a rien du prêchi-prêcha ni de la bondieuserie. Son travail n’a rien de lisse, de tranquille, ni de véritablement réconfortant. Puisque lui-même déclare être Rolling Stones et non Beatles « obladi – oblada », disons que son œuvre n’a pas vocation à être bien proprette, mais à exprimer le fonds de l’humain, sans tricher, sans détourner le regard, sans minimiser. D’ailleurs ses toiles font parfois plusieurs mètres. C’est dire s’il ne minimise pas. Pour prendre ce qui lui est nécessaire à la création, il traverse son atelier à vélo, car ce n’est rien moins qu’un hangar industriel qui lui tient lieu d’atelier. Il crée des œuvres monumentales qui sont, parfois, des monuments que l’on arpente.

 

 

 

 

Une théologie athée, disais-je. Car il y est bien question de la profondeur de l’être, ce que la théologie cherche à débusquer, à révéler. Et cela se fait sans les gros mots de la religion et, surtout, sans avoir recours à un être surnaturel qui viendrait colmater toutes les brèches de notre existence, de notre histoire collective. Une théologie athée car la recherche de ce qu’il y a d’ultime dans l’existence se fait à la fois en ayant en tête les récits mythiques de nombreuses cultures que Kiefer a étudiées, et en recourant à cette matière première qu’est la vie qu’il a captée par des milliers de photos qu’il a prises et qui lui servent de support graphiques.

Todesfuge

Le film que Wim Wenders a réalisé sur le travail de Kiefer est époustouflant. C’est à la fois un documentaire qui montre des images d’archives et qui expose le geste créateur, et c’est une fiction qui retrace l’itinéraire de Kiefer en faisant jouer son fils Daniel pour la période du jeune adulte et Anton Wenders pour la période de l’enfance. Wim Wenders permet au spectateur d’être immergé dans l’univers de Kiefer, de se plonger littéralement dans son œuvre, avec ce qu’il faut de dialogues et de paroles, le plus souvent murmurées, pour que ce ne soit pas seulement spectaculaire, mais que cela fasse sens, que cela nous rende plus intelligent, plus croyant au sens de l’adhésion au fait que la beauté reste possible au milieu des décombres, que la résurrection n’est pas une vaine consolation, qu’il y a plus grand que la culpabilité et la mort.

 

 

 

 

Pour quiconque a, un jour, été touché par le poème Todesfuge (le poème[1]) composé par Paul Celan en mai 1945, trois mois après la libération d’Auschwitz, la partie du film qui lui est consacré est un sommet de l’art de Wim Wenders qui magnifie ce que Kiefer à créé en s’en inspirant et en le traduisant à sa manière.

La voix de Celan exprime le caractère tragique de ce qu’il a exprimé dans ces vers chargés de répétition, d’une infinie répétition, comme s’il n’y avait rien de neuf sous le soleil.

 

Kiefer se charge de cette pesanteur, de la gravité, de la gravité de l’être – un autre aspect de son travail concerne d’ailleurs Martin Heidegger. Et les cheveux d’or de Margarete déchirent le voile du deuil, des ténèbres. Ils fissurent l’architecture géométrique d’Albert Speer. Ils donnent à penser un avenir, une aube dont l’essence ne serait pas un lait noir qui inonderait notre existence.

 

 

 

 

Kiefer, qui rêvait de devenir pape, se fait prédicateur et porteur d’une théologie qui se situe dans le sillage de Bonhoeffer qui s’interrogeait ainsi : « je réfléchis en ce moment comment on pourrait renouveler laïquement – dans le sens de l’Ancien Testament et de Jean 1/14 – l’interprétation des notions de repentance, de foi, de justification, de nouvelle naissance, de sanctification[2]. »

Dans une lettre datant du 27 juin 1944, Bonhoeffer continue ainsi : « un jour viendra où des hommes seront appelés de nouveau à prononcer la Parole de Dieu de telle façon que le monde en sera transformé et renouvelé. Ce sera un langage nouveau, peut-être tout-à-fait non religieux, mais libérateur et rédempteur, comme celui du Christ. »

 

 

 

 

Kiefer fait partie de ces poètes qui changent la vision qu’on a du monde, de la vie, de l’autre et de soi-même, par un langage qui leur est propre. Moi, le réformé iconoclaste qui râle intérieurement dès qu’on place la moindre chose dans le temple – ce qui ruine le dépouillement radical du lieu de culte – combien de fois me suis-je dit pendant la projection du film qu’une œuvre de Kiefer aurait sa place dans le temple, comme une prédication porteuse d’une théologie selon l’espoir de Bonhoeffer ?

Et Wim Wenders, maître de la photo, conjugue le langage de Kiefer à son propre langage pour en faire une œuvre qui appelle à la vie ce qu’il y a en nous d’humanité. Cela n’est pas sans évoquer aussi ce qu’est une véritable prédication.

[1] TODESFUGE

Schwarze Milch der Frühe wir trinken sie abends
wir trinken sie mittags und morgens wir trinken sie nachts
wir trinken und trinken
wir schaufeln ein Grab in den Lüften da liegt man nicht eng
Ein Mann wohnt im Haus der spielt mit den Schlangen der schreibt
der schreibt wenn es dunkelt nach Deutschland dein goldenes Haar Margarete
er schreibt es und tritt vor das Haus und es blitzen die Sterne er pfeift seine Rüden herbei
er pfeift seine Juden hervor läßt schaufeln ein Grab in der Erde
er befiehlt uns spielt auf nun zum Tanz

Schwarze Milch der Frühe wir trinken dich nachts
wir trinken dich morgens und mittags wir trinken dich abends
wir trinken und trinken
Ein Mann wohnt im Haus der spielt mit den Schlangen der schreibt
der schreibt wenn es dunkelt nach Deutschland dein goldenes Haar Margarete
Dein aschenes Haar Sulamith wir schaufeln ein Grab in den Lüften da liegt man nicht eng

Er ruft stecht tiefer ins Erdreich ihr einen ihr andern singet und spielt
er greift nach dem Eisen im Gurt er schwingts seine Augen sind blau
stecht tiefer die Spaten ihr einen ihr andern spielt weiter zum Tanz auf

Schwarze Milch der Frühe wir trinken dich nachts
wir trinken dich mittags und morgens wir trinken dich abends
wir trinken und trinken
ein Mann wohnt im Haus dein goldenes Haar Margarete
dein aschenes Haar Sulamith er spielt mit den Schlangen
Er ruft spielt süßer den Tod der Tod ist ein Meister aus Deutschland
er ruft streicht dunkler die Geigen dann steigt ihr als Rauch in die Luft
dann habt ihr ein Grab in den Wolken da liegt man nicht eng

Schwarze Milch der Frühe wir trinken dich nachts
wir trinken dich mittags der Tod ist ein Meister aus Deutschland
wir trinken dich abends und morgens wir trinken und trinken
der Tod ist ein Meister aus Deutschland sein Auge ist blau
er trifft dich mit bleierner Kugel er trifft dich genau
ein Mann wohnt im Haus dein goldenes Haar Margarete
er hetzt seine Rüden auf uns er schenkt uns ein Grab in der Luft
er spielt mit den Schlangen und träumet der Tod ist ein Meister aus Deutschland

dein goldenes Haar Margarete
dein aschenes Haar Sulamith

Fugue de mort

Lait noir de l’aube nous le buvons le soir
nous le buvons midi et matin nous le buvons la nuit
nous buvons nous buvons
nous creusons une tombe dans les airs on n’y est pas couché à l’étroit
Un homme habite la maison il joue avec les serpents il écrit
il écrit quand vient le sombre crépuscule en Allemagne tes cheveux d’or Margarete
il écrit cela et va à sa porte et les étoiles fulminent il siffle ses dogues
il siffle pour appeler ses Juifs et fait creuser une tombe dans la terre
il ordonne jouez et qu’on y danse

Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
nous te buvons midi et matin nous te buvons le soir
nous buvons nous buvons
Un homme habite la maison il joue avec les serpents il écrit
il écrit quand vient le sombre crépuscule en Allemagne tes cheveux d’or Margarete
Tes cheveux de cendre Sulamith nous creusons
une tombe dans les airs on n’y est pas couché à l’étroit

Il crie creusez la Terre plus profond vous les uns et vous les autres chantez et jouez
de son ceinturon il tire le fer il le brandit ses yeux sont bleus
plus profond les bêches dans la terre vous les uns et vous les autres jouez jouez pour qu’on y danse

Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
nous te buvons midi et matin nous te buvons le soir
nous buvons nous buvons
un homme habite la maison tes cheveux d’or Margarete
tes cheveux de cendre Sulamith il joue avec les serpents

Il crie jouez doucement la mort la mort est un maître venu d’Allemagne
il crie assombrissez les accents de violons
alors vous montez en fumée dans les airs
alors vous avez une tombe au creux des nuages on n’y est pas couché à l’étroit

Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
nous te buvons midi la mort est un maître venu d’Allemagne
nous te buvons soir et matin nous buvons nous buvons
la mort est un maître venu d’Allemagne son œil est bleu
elle te frappe d’une balle de plomb précise elle te frappe
un homme habite la maison tes cheveux d’or Margarete
il lance sur nous ses dogues il nous offre une tombe dans les airs
il joue avec les serpents et il songe la mort est un maître venu d’Allemagne

tes cheveux d’or Margarete
tes cheveux de cendre Sulamith

Traduit de l’allemand par Valérie Briet

 

[2] D. BONHOEFFER, Résistance et soumission, Genève, Labor et Fides, 1973, p. 295.

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