Peu avant l’été 2023 paraissait une étude menée par Dany Nocquet, Professeur émérite en Ancien Testament à la faculté de théologie protestante de Montpellier. Israël a aimé ses ennemis est une étude des textes de la Bible hébraïque où Israël est en tension et en conflit avec les nations voisines et les empires. qui est menée au regard des éléments historiques que nous possédons.
Topo historique
La plus ancienne mention d’Israël en lien avec une nation étrangère, figure dans les archives égyptiennes, la domination de l’Égypte sur le territoire de Canaan ayant duré de 1600 à 1200 avant l’ère chrétienne (AEC). À partir de 1200, les Philistins font leur apparition, puis les Araméens. Mais la menace la plus conséquente vient de l’Assyrie au IXe, qui provoquera la chute d’Israël, le Royaume du Nord, en 722. Israël devient une province de l’Assyrie tandis que le royaume du Sud, Juda, reste une entité politique tout en étant vassal de l’empire.
La fin du VIIe est marquée par l’émergence de la domination babylonienne. En 597 AEC Babylone déporte une partie de la population de Juda et Nabuchodonosor fera détruire Jérusalem et le temple en 587. Juda restera province de Babylone jusqu’à la montée en puissance des Perses et l’édit de Cyrus qui autorisera le retour des déportés à Jérusalem et la reconstruction du temple (la restauration des cultures locales). La période perse, maquée par la paix et la stabilité dans les provinces de Samarie et de Judée, prendra fin avec les victoires d’Alexandre le Grand en 333 AEC. À la mort d’Alexandre, l’empire divisé entre l’Égypte et la Syrie fait de ces deux provinces une zone de tensions. La question de l’acculturation est particulièrement importante et conduira à une révolte en 164 AEC qui se traduira par l’instauration d’un royaume judéen indépendant[1].
Traversée des textes bibliques
L’Égypte, l’oppresseur des origines ?
Dany Nocquet commence la traversée des textes bibliques avec le récit de l’Exode qui met en scène l’Égypte. Les Égyptiens sont-ils les oppresseurs des origines ? C’est en tout cas ce que laisse entendre ce livre biblique et le Deutéronome qui fait de l’Égypte la figure même de l’ennemi pour Israël (Dt 26/68). Toutefois, Dany Nocquet constate qu’à côté de ces récits, coexistent d’autres récits qui portent un regard très positif sur l’Égypte. C’est le cas du cycle de Joseph dans le livre de la Genèse, mais aussi des sages-femmes et de la fille du Pharaon en Ex 1/15-2/10 qui présentent « l’Égypte comme une terre du salut, une terre promise dans laquelle Israël peut s’installer pour y vivre et s’y développer de manière pacifique à l’aune de la réussite de Joseph (p. 67) ». Cette perspective est celle du rédacteur sacerdotal à l’époque perse. Plus loin, le livre d’Ésaïe 19/16-25 fera de l’Égypte une terre où le culte de Yhwh est possible. Dany Nocquet s’est intéressé à la situation de la communauté juive d’Éléphantine qui s’était installée dès le VIe AEC. Des documents araméens d’Égypte et le papyrus Amherst 63 (Ve et IVe AEC) témoignent de la vitalité de cette communauté.
Les Philistins, ennemis de toujours ?
Ensuite, Dany Nocquet s’interroge sur la figure des Philistins qui semblent être des ennemis héréditaires, à partir de 1 S 4 et de Gn 20 ; 26. Là encore, les récits bibliques forment deux pôles : une inimitié profonde, et la possibilité de relations pacifiées, nous parlerions aujourd’hui du « vivre ensemble ». Là encore, la vie en dehors du territoire judéen est possible, l’hospitalité des étrangers est reconnue et tous participent d’une égale dignité (p. 113). Les patriarches Abraham et Isaac sont présentés comme des figures internationales qui conduisent le lecteur à penser la question de l’universalité. Si ces textes sont manifestement le fruit de la pensée biblique à l’époque perse, ce sont des milieux non-sacerdotaux qui en seraient les rédacteurs.
Les Araméens
Le statut des Araméens, dont le territoire correspond à l’actuelle Syrie et une partie de la Turquie, est également ambivalent, selon qu’on l’observe dans les récits patriarcaux ou dans les livres des Rois. Selon Gn 10/22 il y a une parenté dont descend Abram selon Gn 11/1-26. Par ailleurs on connaît l’expression « mon père était un Araméen perpétuellement en chemin, qui acheva ses voyages en Égypte » de Dt 26/5. En revanche, 1 R 20 – 2 R 10 montre le royaume de Damas en tant que menace pour Israël qui sera en guerre contre Aram, ce qu’on lit également dans la littérature extra-biblique. Ces récits des guerres entre Israël et Aram ne doivent pas occulter la critique biblique de la royauté en Israël (composée à une époque où Israël et Juda n’étaient plus des royaumes autonomes). La tradition de Samarie au sujet du prophète Élisée (2 R 5/1-27 et 2 R 6/8-23) permettra de transcender l’inimitié de ces deux peuples.
Les populations transjordaniennes, des voisins ou des frères
Les populations de Transjordanie et du Néguev sont l’occasion d’une réflexion sur l’incompatibilité religieuse avec Israël. Ammon, Moab, Edom ont un héritage culturel commun (le moabite et l’édomite sont des dérivés de l’écriture hébraïque, l’ammonite provient de l’écriture araméenne, et descendent tous du phénicien p. 169), mais des pratiques religieuses qui différent, avec la vénération de plusieurs divinités : El, Baal, Bel, Mot, Hadad. L’hostilité envers Ammonites et Moabites tient probablement à l’accusation qui a été faite par Juda voyant leur complicité dans la chute de Jérusalem face à Babylone (2 R 24/1-2). À cela il faut ajouter la finale des oracles prophétiques qui reconnaissent la souveraineté de Yhwh sur les territoires transjordaniens et les récits qui disent la possibilité d’une cohabitation religieuse (Gn 19/29-38 ; Dt 2/8-23 ; 23/4-5 ; 28/69-29-28) après l’exil. Cette cohabitation possible trouvera son expression la plus évidente avec le livre de Ruth, la Moabite qui devint une ascendante du roi David – et de Jésus. Ce travail de réécriture théologique est à l’œuvre également pour Édom. Cette reprise théologique permet de passer d’une inimitié circonstancielle (la chute de Juda) à la reconnaissance d’une « communauté de destin » (p. 276) avec ce voisin du Sud. Avec la figure d’Ésaü, il est même possible de parler fraternité, et de réconciliation des frères selon la perspective tracée en Gn 33.
Les Cananéens, des populations à éliminer ?
Dt 7 présente l’opposition aux Cananéens d’une manière radicale. La liste des populations de Canaan varie au fil des textes, ce qui souligne la portée théologique de ces textes, plutôt qu’une portée historique. Canaan constitue une menace religieuse plutôt qu’une menace politique dans les textes, si ce n’est en Gn 23 et Jos 9 qui remettent en cause la nécessité d’une séparation radicale. Si « Abraham devient ici le modèle de la vocation d’Israël au milieu des autres peuples » (p. 349), Jos 9 montre la cohabitation possible entre les peuples : « l’intelligence gabaonite fait découvrir qu’Israël, depuis ses origines, peut être une population mélangée sans risque pour son identité, capable d’intégrer une nation étrangère au cœur même de ce qui fait sa spécificité, le culte de Yhwh. » (p. 349).
Des relectures théologiques qui transcendent les points de vue étriqués
Ces relectures concernent aussi le rapport aux Empires qui exercèrent leur domination sur la Samarie et la Judée. On y voit l’universalité de Yhwh s’exprimer dans les méandres de l’histoire, à travers Assyriens et Babyloniens (Jr 27/1-11). Es 45/1-5 ira jusqu’à faire de Cyrus le messie de Yhwh, qui donne au messianisme un caractère international – qui rompt avec toute forme de nationalisme. Ainsi, Es 19/16-25 instaurera l’Égypte, l’Assyrie et Israël sur un pied d’égalité.
Ce parcours biblique conduit Dany Nocquet à parler de xénophilie. Israël a aimé les nations étrangères qui ont été ses ennemis à différentes périodes de son histoire, en préservant leur altérité. Ce travail théologique ne vise pas l’assimilation des peuples, mais la reconnaissance mutuelle. Cela fait de « l’Ancien Testament une propédeutique (une voie) possible de reconstruction permettant d’aborder autrement les circonstances tragiques de l’histoire, et de vivre différemment l’absolu de la relation au divin » (p. 407).
Nous voyons que l’Ancien Testament montre la pertinence de la théologie pour faire faire quelque chose de vivable des horreurs qui nous arrivent et pour surmonter l’apparente impossibilité de vivre ensemble. Cela se fait en constatant que l’inimitié la plus radicale qui soit n’est pas insurmontable. Yhwh figure ce qui transcende les circonstances particulières, aussi épouvantables soient-elles, aussi inhumaines soient-elles : il y a un au-delà aux situations marquée par ce qui a été déchiré, parfois trahi ou brisé, un au-delà qui peut se traduire par la réconciliation – ce qu’Israël a expérimenté et a consigné dans ces textes qui ont désormais une portée universelle et, malheureusement, très actuelle.
Dany NOCQUET, Israël a aimé ses ennemis. Bienveillance et reconnaissance dans l’Ancien Testament, Genève, Labor et Fides, coll. « Le monde de la Bible 77 », 2023.
[1] D. Nocquet, Israël a aimé ses ennemis, p. 19-22.
Intéressant. Lors des dernières rencontres de Maïmonides-Averroès-Thomas d’Aquin,sur le thème « La fraternité d’Abraham,un vœux pieux ? », j’ai entendu une référence surprenante:
Le Talmud (Meguila 10b) rapporte qu’au moment où les flots de la mer engloutissaient les Égyptiens, les anges de Service entreprirent d’entonner un cantique de louange en l’honneur de l’Éternel. Le Tout-Puissant interrompit les anges en disant : « Comment cela? Ceux que mes mains ont formés se noient dans la mer et vous vous permettez de chanter ! »
Donc, alors que la bible relatait les chants de réjouissance de la délivrance du peuple juif, le commentaire élevait la question à un niveau supérieur, divin, qui abolit toute différence entre les fils de Dieu. Deux niveaux de réalité assez contrastés. A tout le moins , cela démontre l’élévation de pensée des commentateurs juifs de l’époque.
Et dont nous ferions bien de nous inspirer
Intéressant.
Lors de la dernière rencontre Maïmonides-Averroès-Thomas d’Aquin ayant pour thème «La fraternité d’Abraham,un vœux pieux ? « , le Grand Rabbin de France Haïm Korsia nous a communiqué cette tradition qui m’a surpris :
Le Talmud (Meguila 10b) rapporte qu’au moment où les flots de la mer engloutissaient les Égyptiens, les anges de Service entreprirent d’entonner un cantique de louange en l’honneur de l’Éternel. Le Tout-Puissant interrompit les anges en disant : « Comment cela? Ceux que mes mains ont formés se noient dans la mer et vous vous permettez de chanter ! »
Il y avait donc deux niveaux assez contrasté de la réalité. Le premier, très humain, relaté par la Bible relatant la joie du peuple juif délivré. Le second, rapporté par le Talmud, s’élève au niveau divin, pour lequel il n’y a pas de différence entre les fils de Dieu.
Quoiqu’il en soit des développements théologiques possibles sur ce qui précède, les commentateurs juifs de l’époque ont fait preuve d’une remarquable élévation de pensée , qui devrait nous inspirer.