Genèse 32/24-32
24 Jacob demeura seul. Alors un homme lutta avec lui jusqu’au lever de l’aurore. 25 Voyant qu’il ne pouvait le vaincre, cet homme le frappa à l’emboîture de la hanche; et l’emboîture de la hanche de Jacob se démit pendant qu’il luttait avec lui. 26 Il dit: Laisse-moi aller, car l’aurore se lève. Et Jacob répondit: Je ne te laisserai point aller, que tu ne m’aies béni. 27 Il lui dit: Quel est ton nom ? Et il répondit: Jacob. 28 Il dit encore: ton nom ne sera plus Jacob, mais tu seras appelé Israël; car tu as lutté avec Dieu et avec des hommes, et tu as été vainqueur. 29 Jacob l’interrogea, en disant: Fais-moi je te prie, connaître ton nom. Il répondit: Pourquoi demandes -tu mon nom ? Et il le bénit là. 30 Jacob appela ce lieu du nom de Peniel: car, dit-il, j’ai vu Dieu face à face, et mon âme a été sauvée. 31 Le soleil se levait, lorsqu’il passa Peniel. Jacob boitait de la hanche. 32 C’est pourquoi jusqu’à ce jour, les enfants d’Israël ne mangent point le tendon qui est à l’emboîture de la hanche; car Dieu frappa Jacob à l’emboîture de la hanche.
Chers frères et sœurs, la nuit de Jacob est connue par la peinture qu’en a faite Delacroix pour la chapelle des anges dans l’église saint Sulpice à Paris. On y voit un Jacob très offensif, s’opposant à un personnage aux traits féminins qui contrôle l’ardeur de Jacob avec une sorte de désinvolture. L’entourage de Jacob poursuit son chemin sur la droite du tableau tandis que Jacob est resté seul avec son opposant, dans une ambiance qui évoque l’aurore plutôt que la nuit obscure.
1. Jacob et Moïse, deux trajectoires qui se croisent
Ce que ce tableau, et les autres qui ont été inspirés par cette scène biblique, ne montre pas, c’est qu’un héros biblique peut en cacher un autre. En effet, ce qui arrive à Jacob, l’histoire de Jacob, n’est pas sans faire penser à un autre personnage biblique : Moïse. On peut connaître l’histoire de Moïse par le récit qui en est fait à partir du livre de l’Exode. Or l’histoire de Moïse est construite d’une manière très semblable à celle de Jacob.
Les deux personnages ont, dans leur jeunesse, commis une action répréhensible : le vol de la bénédiction d’Ésaü (Gn 27/1-40) et le meurtre d’un Égyptien (Ex 2/11-14). C’est auprès d’un puits qu’ils font la connaissance de leur futur conjoint (Gn 29/1-14 ; Ex 2/16-21). Ils seront ensuite accueillis dans la famille, se marient et avoir des enfants (Gn 29/15-30/24 ; 2/18-22). Et ils retourneront dans leur pays d’origine, Canaan pour Jacob (Gn 31/1-32/22) et l’Égypte pour Moïse (Ex 4/18-23).
Ensuite Jacob et Moïse continueront à avoir des étapes semblables puisque Jacob servira Laban, son beau-père, comme le peuple hébreu servira Pharaon. Les deux demanderont, par la suite, la même chose : « laisse-moi partir » (Gn 30/25 ; Ex 7/26). Les deux seront finalement poursuivis après être partis (Gn 31/17-23 ; Ex 14/5-10), jusqu’à la traversée de l’eau (Yabboq en Gn 32/23-34 ; mer des Joncs Ex 14/26-29).
Et puis, il y a un autre épisode en commun, l’épisode le plus étrange de leur histoire : ce duel de Gn 32, qui est à lire en écho avec Dieu qui poursuit Moïse en Ex 4/24-26, alors que le héros retourne sur son lieu d’origine, dans une lutte à mort qui se déroule en pleine nuit. Dans les deux cas, le personnage biblique en sortira vivant, mais pas indemne : Jacob sera blessé à la hanche et une circoncision interviendra en faveur de Moïse. C’est l’épisode qui transformera les deux personnages de telle manière qu’ils soient désormais capables de faire face à la menace qui arrive, Ésaü pour ce qui concerne Jacob et le pharaon pour ce qui concerne Moïse. Ils vont pouvoir faire face et l’emporter.
Leurs destins croisés sur le plan géographique indiquent qu’il n’y a pas de lieu odieux. Il n’y a pas de lieu où la grâce divine ne pourrait donner toute sa démesure. Même l’Égypte, qui n’a pas la meilleure place dans l’imaginaire chrétien puisqu’elle symbolise la maison de servitude, peut être le lieu du salut, un lieu où l’avenir devient possible.
2. Le combat de Jacob
Nous comprenons donc que le combat de Jacob est une étape qui va lui permettre de faire face à Ésaü, le frère aîné à qui il a volé la bénédiction. Ce combat de Jacob va le changer. Jacob va être métamorphosé et c’est cette métamorphose qui va lui permettre d’affronter la suite de son histoire avec succès. La fin de l’histoire nous apprend que le personnage mystérieux est divin puisqu’il dit à Jacob : tu as lutté avec Dieu (verbe sarah), c’est pour quoi tu seras appelé Israël – « Dieu combattra ».
Le premier bénéfice de ce combat, pour Jacob, c’est de découvrir qu’il est capable (verbe yakal v. 28). Jacob a été capable de lutter avec Dieu et avec les hommes. Il sort vainqueur de cette épreuve car cette épreuve lui a révélé ses capacités, des capacités dont il n’était peut-être pas conscient. Dieu nous aide à être vainqueurs des défis auxquels nous sommes confrontés, en nous révélant que nous sommes capables de faire face. La vie chrétienne consiste à découvrir nos capacités, nos talents, au lieu de les enterrer.
L’autre bénéfice pour Jacob, c’est sa blessure. Nous pourrions nous dire qu’être blessé est une sanction. Mais le fait que Jacob se mette à boiter est une bonne nouvelle pour cet homme qui n’arrête pas de fuir. Cette fois, Jacob ne pourra pas esquiver son rendez-vous avec l’avenir. Le face-à-face avec son frère ennemi aura bien lieu. C’est ainsi que notre faiblesse peut devenir une force, grâce à Dieu. Dieu nous rend capables d’affronter notre avenir, d’affronter les péripéties que nous rencontrons sur notre chemin. Et c’est dans notre faiblesse que Dieu peut donner toute sa mesure. Tant que nous jouons à celui qui n’est jamais atteint par les affres de la vie, tant que nous nous tenons à distance de tout ce qui peut nous affecter, nous ne vivons pas. Nous sommes dans un jeu scénique qui peut être plaisant, mais nous ne vivons pas. Nous n’engageons pas notre responsabilité ; nous n’apportons pas nos réponses personnelles aux problèmes qui se posent ; nous n’injectons pas notre génie propre dans le cours de l’histoire.
Dieu nous permet de devenir responsables, de répondre aux enjeux qui se posent et d’en sortir vainqueurs. Pas indemnes, mais vainqueurs, parce que nous n’aurons pas laissé la vie nous filer entre les doigts, parce que nous n’aurons pas laissé le monde se défaire sous nos yeux. Cela est arrivé à Jacob du fait de ce troisième bénéfice dont il profita : changer de nom.
En devant Israël, Jacob change. Et c’est heureux. Car Jacob n’aurait jamais pu se réconcilier avec son frère Ésaü. Il fallait qu’il change. Si nous pensons qu’une situation va s’améliorer sans que rien ne change, nous nous trompons – ou alors nous sommes déjà enclins à une forme de folie, car c’est une folie de penser qu’en faisant toujours la même chose on va obtenir un résultat différent (Einstein). Dieu nous aide à changer, à nous métamorphoser. Dieu nous aide à faire mourir ce qui est inhumain chez nous, pour ressusciter en nous ce qui touche au divin. L’orgueil de Jacob meurt, en étant touché à la hanche, et dans ce corps à corps nocturne un nouvel être, humble, advient – Israël. Quelques versets plus loin, Ésaü et Jacob pourront donc tomber dans les bras l’un de l’autre, grâce à la métamorphose de Jacob. Voilà pourquoi il ne faut pas redouter de changer. Voilà pourquoi il ne faut pas redouter de devenir plus fragile, plus vulnérable : c’est ce qui nous rend plus humain, c’est ce qui nous rend capables de rompre le cercle vicieux de la violence en présentant un nouveau visage, une nouvelle personnalité.
Ainsi, lorsque nous prions Dieu avec ferveur dans l’espoir de connaître un mieux être, dans l’espoir d’une situation pacifié ou d’une réconciliation à venir, c’est avec Dieu que nous luttons, contre ce qui nous retient d’agir en faveur de cette situation, contre ce qui nous retient d’agir pour l’intérêt général. Bien souvent, nous oublions que nous devons changer pour que les situations s’améliorent. La prière, n’est donc pas tant le travail par lequel les croyants vont demander à Dieu d’intervenir à notre place, mais le moyens par lequel les croyants demandent à Dieu de changer chez eux ce qui mérite de devenir plus humain, plus fraternel.
3. L’expérience religieuse
Un autre élément, bien plus évident, indique que le personnage Jacob a fait une expérience religieuse de premier ordre. C’est lorsqu’il nomme ce lieu Peniel – les faces de Dieu et qu’il ajoute, pour expliquer ce toponyme, qu’il a vu Dieu face à face. Il est coutume de dire qu’on ne peut pas voir Dieu et vivre (Ex 33/20). Et pourtant Moïse sera réputé avoir parlé bouche à bouche avec Dieu (Nb 12/8), et Jacob sera aussi celui qui, une autre nuit (Gn 28), a fait une expérience religieuse telle qu’il appellera le lieu Béthel, c’est-à-dire « maison de Dieu ».
Dans le cas de Peniel, le rédacteur précise que Jacob a lutté avec le personnage mystérieux qui s’avère être une figue de Dieu. Il a lutté avec (‘im) et non pas contre – ‘im comme ‘immanuel, « Dieu avec nous ». Cela nous indique que l’expérience religieuse peut se réaliser lorsque nous luttons avec des compagnons, avec d’autres individus qui tiennent bon, qui résistent, qui ont des convictions à faire valoir, qui font preuve d’une puissance et d’une ténacité.
Ici, l’expérience religieuse se fait avec, cum, pour le dire en latin, et contrairement à la Vulgate qui a traduit par « contra » alors que la Septante, la traduction grecque de la Bible hébraïque, parle bien de lutter meta, avec. Jacob, en luttant avec Dieu, nous révèle que l’expérience religieuse a lieu lorsque nous luttons en communauté, lorsque nous luttons contre nous-mêmes, contre nos mauvaises tendances, contre notre penchant à la fuite, à l’irresponsabilité, à la défection, au renoncement. L’expérience religieuse se réalise lorsque nous luttons en communauté, lorsque nous luttons avec nos frères et sœurs, lorsque nous communions avec eux, lorsque la communion n’est pas réduite à un sentiment de bien être collectif, la douce tiédeur d’un cocon paisible, mais qu’elle est portée à son incandescence.
Croyez-vous qu’on puisse être chrétien, seul, dans son coin, sans se rouler dans la poussière, sans se salir les mains, sans prendre des coups, sans sentir la sueur ? La foi biblique serait-elle l’art de ne se mêler de rien, de se retirer de tout, de s’en laver les mains ou, mieux de ne jamais se commettre ?
Cet épisode nous révèle que la vie authentique, c’est lorsque la communion consiste à lutter en communauté, en conjuguant nos talents, en associant notre énergie, en tissant ensemble nos réseaux pour renforcer le tissus humain. Partager le pain et le vin pour faire corps, pour faire communauté en devenant un corps qui bataille pour qu’advienne Dieu, pour qu’advienne l’humain. Pour que les réconciliations avec les frères et sœurs séparées soient possibles.
C’est ainsi que nous pouvons faire société. Une société chrétienne, c’est une communauté de personnes qui luttent les uns avec les autres et non les uns contre les autres, pour qu’advienne l’humanité, pour que se lève l’aurore sur notre vie.
Amen