Le mystère de la seule chose qui manque


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Marc 10/17-22

17 Comme Jésus se mettait en chemin, un homme accourut, et se jetant à genoux devant lui: Bon maître, lui demanda -t-il, que dois-je faire pour hériter la vie éternelle ? 18 Jésus lui dit: Pourquoi m ‘appelles-tu bon ? Il n ‘y a de bon que Dieu seul. 19 Tu connais les commandements: Tu ne commettras point d’adultère; tu ne tueras point; tu ne déroberas point; tu ne diras point de faux témoignage; tu ne feras tort à personne; honore ton père et ta mère. 20 Il lui répondit: Maître, j’ai observé toutes ces choses dès ma jeunesse. 21 Jésus, l’ayant regardé, l’aima, et lui dit: Il te manque une chose; va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens, et suis -moi. 22 Mais, affligé de cette parole, cet homme s’en alla tout triste, car il avait de beaucoup de biens.

Chers frères et sœurs, quelle est donc cette chose qui manque (v. 21) – dont parle Jésus ? La personne avec laquelle il s’entretient qui, chez Marc, n’est ni jeune, ni riche, est un homme qui a beaucoup de choses ; il était plusieurs fois propriétaires. Jésus lui dit de vendre ce qu’il a et de le donner aux pauvres. S’il fait cela, il aura encore moins de choses. D’un point de vue comptable, son bilan ne va pas indiquer une amélioration de la situation en sa faveur. Et, pourtant, c’est par cette action paradoxale de donner ce qu’il possède, que Jésus indique à l’homme qu’il sera en mesure de ne plus manquer de la chose qui est pour l’instant un mystère – je dirais même plus, le mystère de la seule chose qui manque, de l’unique chose qui manque pour être au plus proche du texte grec qui met dans la bouche de Jésus « Une [chose] te manque ».

Quelle est donc cette chose qui manque ? Manifestement, ce n’est pas quelque chose au sens d’un bien matériel, puisque Jésus demande à cet homme de tout vendre et de le donner aux pauvres, ce qui implique qu’il aura encore moins de biens matériels, comme l’indiquera son bilan financier. Si ce n’est pas matériel, il faut donc aller du côté de l’immatériel. À première vue, ce qui lui manque, c’est la charité – la charité envers les plus pauvres, ceux qui sont démunis, ceux qui manque de l’essentiel. Nous pourrions dire qu’il lui manque l’amour du prochain. Et nous pourrions être tenté de faire de ce personnage la figure exemplaire du « salaud de riche ». Mais je vous rappelle que, chez Marc, cet homme n’est ni « jeune » (ce sera chez Matthieu) ni « riche » (ce sera chez Luc).

Peut-être n’a-t-il pas de cœur, au sens de la générosité, de la philanthropie, en conséquence de quoi Jésus va lui faire faire quelque chose en faveur des plus petits de la société pour dégager son cœur et que s’expriment de bons sentiments – de bons sentiments chrétiens. À propos de « bon », il y a une sorte de passe d’armes entre l’homme et Jésus. Enfin, je dis un homme, mais au départ on ne sait pas trop qui s’adresse à Jésus. Nos traductions en écrivant « un homme » comblent le manque du texte grec qui dit « un, ayant accouru et s’étant agenouillé, lui demanda [=demanda à Jésus]. Et on n’en saura pas plus par la suite, ce qui sera d’autant plus facile pour que nous nous identifions à ce personnage qui demande « que ferai-je afin que je reçoive la vie éternelle ? » Et entre l’arrivée de l’homme et sa question au sujet de la vie éternelle, il y a le début de la question. L’homme commence sa question par une flatterie dite au vocatif, c’est-à-dire mise bien en évidence, en apposition : « bon maître » (didaskalè agathè).

C’est une flatterie qui consiste à mettre Jésus dans de bonnes dispositions. On pourrait dire que c’est une flatterie pour mettre Jésus dans sa poche. Et c’est bien là qu’est le problème. Cet usage rhétorique est classique. On commence par un mot gentil à la personne dont on veut attirer l’attention ou que l’on veut convaincre. Cela s’appelle une captatio benevolentiae. C’est l’art de capter la bienveillance. Le problème est que cela consiste à faire une captation. L’homme essaie de capter l’attention de Jésus et même sa bienveillance, ce qui n’est pas autre chose que prendre quelque chose qui appartient à Jésus. Et comment Jésus réagit-il ? Il refuse de devenir une possession supplémentaire de l’homme. Jésus résiste à la flatterie. Et il répond, en bon théologien qu’il est, en corrigeant l’inexactitude qu’il vient d’entendre : seul Dieu est bon. Et Jésus n’est pas Dieu. Jésus, qui vient d’entendre une formule en forme de « Oh ! Monsieur le Pasteur, vous qui savez tout… », renvoie l’homme dans ses 22 mètres et ne se laisse pas prendre au jeu de la flatterie. Il ne sera pas un trophée de chasse de cet homme.

Cette réponse de Jésus est doublement intéressante. D’une part cela montre la liberté de Jésus. Jésus est libre à l’égard de la flatterie et des tentatives de manipulation digne des commerciaux formés à la Force de vente. Et, parce qu’il est libre, il va pouvoir répondre à cet homme en toute liberté et, par conséquent, en toute vérité. Si Jésus n’avait pas libre, il aurait délivré un enseignement idéologique, qui dépendrait d’une école ou d’un courant de pensée. Là, nous avons de forte probabilités que Jésus nous offre un enseignement libéré de toute contingence, de tout biais, de tout système de fidélité qui tort la vérité au profit des petits arrangements entre amis.

D’autre part, cette réponse de Jésus nous donne la solution de l’énigme de départ : « mais que manque-t-il donc à cette personne ? » – à part la vie éternelle puisqu’il est tout à fait conscient de ne pas l’avoir puisqu’il vient demander à Jésus comment faire pour l’obtenir. C’est dans cette première réponse de Jésus, qui est une sorte de répartie, que nous avons l’indice à l’énigme de la chose qui manque. La pièce manquante du puzzle est là… et si vous ne l’avez pas trouvée, ce n’est pas très grave, l’évangéliste vous offre une seconde chance au grattage.

Le grattage, c’est à partir du verset 19, lorsque Jésus lui fait le catalogue des 10 commandements dont le but est « que tu ne tues pas, que tu ne commettes pas d’adultère, que tu ne voles pas, que tu ne fasses pas de pseudo-témoignage, que tu ne fraudes pas, que tu honores ton père et ta mère ».

Là, vous avez tout pour comprendre quelle la pièce manquante. C’est… Dieu. Dans ce catalogue des 10 commandements, il manque toutes les paroles relatives à Dieu. La première partie, la première table du décalogue, en quelque sorte. Et cela est très cohérent avec le verset précédent où Jésus disait que seul Dieu est bon. La phrase grecque dit : « personne n’est bon, si ce n’est un, Dieu ». Ce « un », c’est le « un » qui manque au verset 21. Dans les deux cas, en grec, c’est l’adjectif numérique cardinal « un » au neutre singulier. Nos traductions françaises ajoutent le mot « chose » qui nous fait perdre le parallélisme des formes entre le verset 18 et le verset 21, mais en grec, c’est flagrant. Notre homme a tout simplement oublié Dieu dans son équation personnelle.

On ne peut pas l’accuser d’avoir mal agi envers son prochain puisqu’il dit qu’il a observé tous les commandements relatifs au prochain que Jésus vient de rappeler – et il n’y a pas lieu de penser qu’il mente puisque Jésus lui fait crédit de cette affirmation. Cet homme a donc un cœur, il n’a pas été pris en défaut à l’égard des autres. En revanche, il lui manque Dieu. C’est ce que Jésus lui révèle d’une part avec ce décalogue atrophié et, d’autre part, en faisant le lien entre Dieu qui est l’unique à être bon et l’unique élément de la vie qui lui fait défaut. Et nous pouvons relever les conséquences provoquées par ce manque de Dieu.

D’une part, le manque de Dieu crée un manque. Ce manque, l’homme vient en parler avec Jésus comme d’autre vont en parler avec leur pasteur soit autour de la quarantaine quand, après avoir tout réussi sur le plan professionnel, après avoir fait de l’argent, ils se rendent compte que cela ne fait pas une vie, que cela ne fait pas sens, et qu’ils balbutient quelque chose comme le manque de vie éternelle (la crise de la quarantaine peut se faire avant ou après… il ne faut pas être superstitieux). Le manque de Dieu, c’est le manque de sens, de finalité, c’est le manque de transcendance dans la vie. Le manque de Dieu, c’est le manque de supplément d’âme, c’est le manque d’horizon.

Quand on réfléchit à ce qu’est le décalogue sans la première table, on a de quoi être effrayé. La seconde table, ce n’est pas l’éthique chrétienne. Sans Dieu, la deuxième table de la loi, c’est la morale bourgeoise. Fais pas ci, fais pas ça… comme le chantait Jacques Dutronc avec un mépris de bon aloi dans la voix. Bien évidemment, ne pas faire de tort à son prochain est hautement recommandable, mais les païens eux-mêmes le font. L’instinct de survie n’est pas un paramètre chrétien. C’est le bon sens commun. En suivant à la lettre cette deuxième table de la loi, qu’a fait l’homme pour son prochain ? Rien. Ah ça il n’a rien fait de mal. Mais il n’a rien fait de bien – et cela est problématique. Si nous ne faisons rien, dans la vie, alors la vie se dégrade. Elle s’effondre. L’homme n’a rien fait de mal. Il n’a pas tué, il n’a pas volé. Mais il n’a rien fait. Il n’est donc pas étonnant qu’il lui manque quelque chose, qu’il ressente un vide terrible dans sa vie. Il n’a rien fait, il n’a rien accompli. Il a amassé, manifestement, mais il n’a rien accompli, parce que l’accomplissement suppose d’avoir une visée, une finalité en ligne de mire, c’est-à-dire Dieu. Quand Dieu n’est pas dans notre vie, notre vie manque de ce quelque chose qui nous donnerait accès à la vie éternelle.

L’absence de Dieu crée donc un manque de finalité, qui crée lui-même un manque d’accomplissement. Le troisième effet fâcheux du manque de Dieu, c’est le manque de liberté. Notre homme n’est pas libre. Et, nous-mêmes, sans Dieu, nous ne sommes pas véritablement libres. Si nous n’avons pas dans notre existence le Dieu qui fait sortir d’Égypte, première parole du décalogue, nous ne sommes pas libres. Si nous n’avons pas la parole du Shabbat dans la version du Deutéronome que l’évangéliste Marc a en tête, nous n’avons pas cette exigence fondamentale qui est une véritable hygiène spirituelle : ce rendez-vous régulier où nous cessons toute activité, pour consacrer notre temps à rendre grâce au Dieu qui libère. Je vous rappelle la formulation de Dt 5/12-15 : «  12 Observe le jour du repos, pour le sanctifier, comme l’Éternel, ton Dieu, te l’a ordonné.  13 Tu travailleras six jours, et tu feras tout ton ouvrage.  14 Mais le septième jour est le jour du repos de l’Éternel, ton Dieu: tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton bœuf, ni ton âne, ni aucune de tes bêtes, ni l’étranger qui est dans tes portes, afin que ton serviteur et ta servante se reposent comme toi.  15 Tu te souviendras que tu as été esclave au pays d’Égypte, et que l’Éternel, ton Dieu, t’en a fait sortir à main forte et à bras étendu: c’est pourquoi l’Éternel, ton Dieu, t’a ordonné d’observer le jour du repos. »

Le shabbat est clairement mis en relation avec la sortie d’Égypte, avec la libération de l’esclavage. Le shabbat est un moyen de penser à notre vie pour vérifier que nous ne sommes pas à nouveau esclaves. Or, comme il a mis Dieu de côté, notre homme ne s’est pas rendu compte qu’il était devenu esclave. Selon l’excellent mot de Théodore Monod : « ce sont nos possessions qui nous possèdent ». Voilà pourquoi Jésus lui recommande de vendre ses possessions. C’est pour devenir libre. C’est pour retrouve cet idéal nomade du peuple hébreu qui est un peuple de « traversants », de passeurs, selon ce qu’indique l’étymologie de ‘avar qui a donné Hébreux.

Bref, Jésus dit à cet homme : « oh ! tu as une morale irréprochable, mais sur le plan théologique, comment cela se passe-t-il ? Comment se porte ton être intérieur ? Quelle est la place de la foi dans ton existence ? Et comment la foi nourrit-elle, instruit-elle ta vie quotidienne ?

C’est quand la spiritualité, fondée dans la Bible, nourrit notre vie quotidienne, que celle-ci devient éternelle.

Amen

Un commentaire

  1. Dans tout homme, lappétit pour la nourriture est borné par l’étroite capacité de son estomac; mais on ne saurait mettre de bornes déterminées au désir des commodités et ornements qu’on peut rassembler dans ses bâtiments, sa parure, ses équipages et son mobilier.
    Jésus n’avait donc pas lu que Théodore Monod,
    Il avait lu aussi Adam Smith.

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