La grâce militaire. À propos d’un livre de Rudy Ricciotti

La grâce est citoyenne du monde, de tout le monde, partout dans le monde. Ce qui pourrait sonner comme une belle idée totalement dénuée de réalité, mérite d’être confrontée aux faits. C’est ce que je me suis évertué à faire dans mon ouvrage sur la grâce, dans bien des domaines étrangers à la grâce, qu’il s’agisse de l’économie, de la médecine ou encore de l’architecture.

L’architecture, justement, nous donne l’occasion de reprendre ce dossier de la grâce par l’intermédiaire de l’un de ses serviteurs, l’architecte Rudy Ricciotti. Rudy Ricciotti est connu pour ses réalisations (MuCem, département des Arts de l’Islam au Louvre, Ateliers d’Art de la maison Chanel, stade Jean Bouin…) et pour ses prises de parole sur la société et sur ce qui la fait vivre. Autre caractéristique de Ricciotti : il est lieutenant-colonel dans la réserve citoyenne. Où sert-il ? À la Légion étrangère.

C’est de cette expérience hors du commun dont parle l’ouvrage qu’il vient de commettre : Manifeste légionnaire. 88 pas-minute au service de la démocratie.

Si quelques uns de ses livres sont difficiles à lire, celui-ci est rédigé de telle sorte qu’à l’intérêt de ce qui est écrit se mêle le plaisir de se laisser embarquer par un style héroïque et fleuri. J’ose dire qu’il y a une forme de sobriété protestante par rapport à des ouvrages précédents (mais que les fans se rassurent, il ne s’est pas économisé en rafales de 12.7).

De cette lecture j’en conclus que la Légion étrangère offre un très bon terrain d’observation de la grâce dans le domaine militaire, à travers ses trois caractéristiques : son caractère inconditionnel, sa capacité à transcender et sa dimension universelle.

Des idéaux

L’ouvrage se présente en neuf chapitres intitulés selon les devises de la Légion : Honneur et fidélité, Ad unum (jusqu’au dernier) ancienne devise du 1er Régiment Étranger du Génie, More majorum (à la manière des anciens) devise du 2ème Régiment Étranger de Parachutistes, Ad legionem aedificandam (pour bâtir la Légion) devise du 4ème Régiment Étranger, Être prêt devise du 2ème Régiment Étranger d’Infanterie, Percula ludus (au danger mon plaisir) devise du 2ème Régiment Étranger de Cavalerie (et non d’Infanterie), Nec pluribus impar (À nul autre pareil) devise du 1er Régiment Étranger de Cavalerie, Fier de son passé, confiant dans l’avenir devise du 1er Régiment Étranger de Génie, Legio patria nostra devise du 3ème Régiment Étranger d’Infanterie.

Ces titres expriment bien qu’il y a, derrière l’art de la guerre, des idéaux à défendre, ce que d’aucuns appelleraient des valeurs. La Légion forme des maîtres de guerre, soit, mais elle le fait au nom d’idéaux qui transcendent largement les contingences militaires et l’art de se déployer sur un théâtre d’opérations. Ces devises expriment un au-delà de la condition militaire qui a tout à voir avec la France que sert la Légion. En disant la Légion, c’est de la société française que parle Ricciotti en révélant ses idéaux, ses promesses parfois enfouies, ce qu’elle est en puissance.

Le caractère inconditionnel

La Légion, c’est 150 nationalités, l’ensemble des religions, des langues et des dialectes, toute l’échelle sociale, et des passés qui ne brillent pas toujours par le mérite. Tout le monde, pourvu qu’il ne soit pas l’auteur d’un crime, peut se présenter au centre de sélection et d’incorporation. Autant dire que la Légion porte en son sein le caractère inconditionnel de la grâce. Cela n’est pas juste une posture, c’est la réalité qui se constate dans l’apprentissage de la langue française par tous. La méthode Légion est : « montrer, répéter et simplifier ». Ce ne sera pas du goût de tous les pédagogues, mais les faits sont là : la langue de Jean Calvin (Ricciotti parlerait plutôt de Léon Bloy et je lui laisse cette référence) est apprise en quatre mois parce que les légionnaires sont pris au sérieux par les instructeurs si bien que ces derniers peuvent « capter puis activer les ressources supérieures de chaque élève. (…) L’apprentissage du français devient instrument de l’entraînement, faisant partie intégrante de la formation au combat, au même titre que le tir au fusil mitrailleur. (p. 37) » Depuis le film Pour l’honneur d’un capitaine, nul n’ignore l’importance de la maîtrise de la langue au combat car, lorsqu’on fait prisonnier un ennemi au sommet d’un python rocheux et que l’ordre est de le descendre…

« La règle de l’emploi du français à des fins d’efficacité sur le terrain et dans la vie quotidienne du soldat est le pivot de la réussite de l’apprentissage donné. Il ne postule pas à apprendre le français, mais à se servir du français pour apprendre à devenir légionnaire. D’où son succès. (p. 37) » On se prend à rêver des élèves, des collégiens, des lycéens, se servant du français pour apprendre à devenir humain.

Le caractère inconditionnel de la grâce dans ce milieu militaire se vit aussi par l’absence de rivalité dont parlait Hubert Germain, ancien de Bir Hakeim, un compagnon de la Libération récemment décédé : « il n’y a jamais eu entre nous de discussions sur nos différences. Il pouvait y avoir le petit agriculteur, l’ouvrier mécanicien et le grand aristocrate ; aucune rivalité n’existait. (…) On était dans une aventure qui nous dépassait et nous pouvions regarder le ciel ensemble, avancer sur le terrain de l’infini ensemble. (p. 19) »

Transcendance

Nous entendons bien la transcendance à l’œuvre. C’est cette transcendance qui retient quiconque de devenir un courtisan, de faire des courbettes, de perdre son âme. Être au service de l’intérêt général oui, mais pas devenir un laquais.

Il y a un génie légionnaire qui pourrait inspirer à nouveau le génie française : savoir « tirer parti de ce qui est disponible, avec rigueur et ingéniosité (p. 31) ». Cela est particulièrement évident avec le 2ème RE du Génie que « rien n’empêche » selon sa devise : relever les défis qui se présentent, inventer des solutions pour surmonter les difficultés, résoudre les problèmes, frayer de nouvelles voies, mener des actions de renseignement, rendre les déploiements d’unités possibles, sécuriser les progressions. Cela ne peut se faire seul – à l’image de bien des obstacles de la piste nautique à Djibouti qui seront franchi quand les uns et les autres œuvreront en bonne intelligence ensemble.

Outre l’apprentissage des techniques, le légionnaire apprend la discipline qui intègre le travail avec les autres. Les autres, ce sont déjà les anciens, ceux qui ont conquis les lettres qui ornent désormais les drapeaux des régiments étrangers, Sébastopol, Magenta, Camerone, Artois, Champagne, Somme, Verdun, Vauxaillon, Djebel Mansour, Indochine, AFN. Cela ne provoque pas la gloriole, mais l’humilité : chaque légionnaire garde précieusement « le souvenir des chocs terribles ayant marqué l’histoire des hommes, et les gestes pour les encaisser et s’adapter, survivre, rappelant les difficultés létales des terrains sur lesquels, pour tout guerrier qui se respecte, la principale source de courage reste l’humilité. Ces hommes-là savent que ce courage est une valeur rare. Ils ont la pudeur des combattants, ils n’en abusent pas, n’en font pas étalage… (p. 45) »

Les autres, ce sont les frères d’armes, ceux qu’on n’abandonne jamais sur le terrain, même blessés, mêmes morts. Les plus forts tirent les plus faibles vers le haut.

Universalisme

Cette transcendance conduit vers l’universel, une part du rêve républicain que rappelle Ricciotti. À la Légion, on n’est ni de droite ni de gauche, on est au service de la France (p. 61) patrie des droits de l’Homme. Avec la Légion, on n’oublie pas ce qui fait l’horizon de des citoyens français, « la raison d’être de la nation, cette forme politique de la démocratie capable de rassembler les différences sous l’égide de règles communes, nées de la volonté des peuples à disposer d’eux-mêmes. (p. 70) ». On n’oublie pas la défense de la vocation de la démocratie : la promesse de la liberté.

Ne serait-ce pas pour cela que les légionnaires remportent la palme de l’applaudimètre chaque année lors du défilé du 14 juillet, au rythme remarquable des 88 pas-minute ? À cela s’ajoute probablement la reconnaissance pour le travail, l’aguerrissement au service de la patrie. Dans le cadre de ce service, Ricciotti relève que la Légion peut nous en apprendre sur la gestion des maux de nos sociétés, à commencer par le racisme. La Légion pourrait constituer un petit reste de la République française à partir duquel il nous serait possible de repenser la nation.

Se mettre en danger

Au danger mon plaisir, rappelle l’une des caractéristique de la vie : « Se sentir vivre a un prix, cela coûte le confort des innombrables destinées falsifiées à portée de main. L’existence du danger, conjointement au plaisir d’être vivant, impose une nouvelle esthétique relationnelle. (p. 59) » Ce n’est pas la grâce à bon marché, c’est la grâce qui coûte. Là aussi la Légion ouvre les voies pour une République qui a besoin de ressaisir l’audace nécessaire pour surmonter ce qui arrive. Parler de la vie comme d’un combat n’est pas une vue de l’esprit car rien ne va de soi : tout est donné, mais tout est à faire, à entreprendre, à corriger, à reprendre, à ajuster. Et cela n’est pas sans risque.

Il y a non seulement le risque de se tromper, d’échouer, ce qui a bien souvent moins de conséquences dans notre vie quotidienne que pour le légionnaire. Il y a surtout le risque inhérent à la vie qui recèle d’imprévus auxquels il faut réagir sans quoi nous serons submergés. Faire face aux risques demande de l’audace, de l’audace comme lors du saut du 2ème REP à Kolwezi. Voilà pourquoi, contrairement à ce qu’écrit Curzio Malaparte que cite Ricciotti pour finir, il ne s’agit pas d’une arme très chrétienne qui tue et se fait tuer sans haine, (…) des croyants en Dieu et en l’humanité, pour lesquels l’épitaphe devrait être : « mort au combat dans une chrétienne résignation. (p. 102) »

La grâce n’est ni une esthétique de la mort, ni une forme de passivité à l’égard des événements, de sorte qu’il n’y a nulle fascination morbide à nourrir, ni aucun plaisir à éprouver dans l’exercice de la violence. La grâce est ce qui nous renvoie à la vie, ce qui ressuscite notre désir de vivre, ce qui nous attire au cœur de la vie pour la métamorphoser de manière à la rendre infiniment plus humaine.

Rudy Ricciotti, Manifeste légionnaire. 88 pas-minute au service de la démocratie, NBE éditions, 2021, 102 p., 14 euros.

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