Un monde de mémoire

Intervention dans le cadre du cours public
de la faculté de théologie protestante de Montpellier

 Théologie et cinéma

 

 

 

  1. La mémoire comme mise en ordre du passé

La mise par écrit de la Bible hébraïque constitue, pour une part, un travail de mémoire.

La situation de crise qu’est l’exil à Babylone provoque une prise de conscience d’un phénomène qui pourrait être une évidence pour le lecteur, mais qui ne l’est pas pour le peuple héros des textes de la Bible : le peuple hébreu a reçu en héritage la terre qui lui avait été promise.

Au terme du livre de Josué qui raconte l’installation du peuple hébreu en terre promise, le chapitre 24 met en scène l’assemblée de Sichem destinée à clore la grande saga du peuple hébreu commencée avec Abram et recommencée avec Moïse. Cette histoire racontée du point de vue de l’Eternel aboutit au verset 13 par la phrase « Je vous ai donné un pays où vous n’avez pas peiné, des villes que vous n’avez pas bâties et que vous habitez, des vignes et des oliviers que vous n’avez pas plantés et dont vous vous nourrissez ». Ce qui retient mon attention, dans ce verset, c’est que le don de la terre – erets – est réputé avoir été fait.

Lorsque le peuple prend ensuite la parole pour confirmer son désir d’alliance avec l’Eternel, il répète cette histoire qu’il fait commencer avec la sortie d’Egypte et qu’il interrompt au moment où il est fait mention des peuples étrangers qui ont été chassés (Jos 24/18). Le peuple ne dit pas que la terre lui a été donnée ; il ne dit pas qu’il l’a reçue et qu’il s’y est installé, selon la promesse faite autrefois aux patriarches.

Il ne sera, d’ailleurs, jamais question d’une reconnaissance du don de la terre par le peuple Hébreu. Il ne sera pas dit que le peuple a reçu la terre et qu’il a pu s’y installer. De fait, le lecteur constate qu’il est raconté par le détail que le peuple est en Canaan, qu’il s’installe dans des villes, plus tard, Jérusalem deviendra une capitale, le temple de l’Eternel y sera construit, mais du point de vue du peuple héros, Israël, il n’y a pas de reconnaissance d’une installation effective, du moins jusqu’à la crise de l’exil à Babylone.

C’est dans le livre d’Ezéchiel, qui raconte l’arrivée du peuple déporté à Babylone, que nous entendons le peuple exprimer le fait que la terre lui avait été donnée. En Ez 11/15, l’Eternel se fait l’écho des propos tenus par les habitants de Jérusalem qui n’ont pas été déportés et qui disent aux déportés : « Restez loin de l’Eternel, cette terre nous a été donnée en possession ».

Autrement dit, c’est le choc causé par la perte de la terre promise qui fait prendre conscience d’une réalité qui était pourtant bien présente, mais qui était comme enfouie, inaccessible, voire refoulée. C’est le manque qui met en évidence le plein ou, mieux encore, la plénitude, c’est-à-dire le plein de sens, le plein de satisfaction, le plein en termes de qualité et non de quantité. La crise, la menace, l’angoisse de la disparition provoquent la mémoire, le travail de mémoire, qui est ici une réorganisation du passé, une réorganisation des souvenirs pour rétablir le juste sens de l’histoire.

Le travail de mémoire vient résister au risque d’anéantissement. Le travail du rédacteur Deutéronomiste peut, à ce propos, être compris comme un travail de mémoire qui revisite le passé pour y découvrir les raisons de la crise et les éléments qui pourraient éviter à ce qui reste de peuple de répéter une histoire mortifère. Ce que les théologiens appellent parfois la révélation, pourrait aussi relever du travail de mémoire : mettre à jour, révéler les éléments passés jusque-là inaperçus et qui, pourtant, ont une valeur capitale. Remettre en ordre pour hiérarchiser, donner à chaque élément sa place et sa valeur. La mémoire sert alors à apprécier chaque instant de sa vie. Contrairement à Charles Kane (Citizen Kane d’Orson Welles) qui, au moment de mourir, se rendra compte que le meilleur moment de sa vie fut sa prime jeunesse et qu’il est donc passé à côté de sa vie, le lecteur de la Bible sait que l’usage de la mémoire lui permettra de donner du sens à sa vie et de ne pas éprouver de regrets au soir de sa vie.

  1. La limitation de la mémoire

Ce que j’ai dit précédemment de la mémoire pourrait donner le sentiment que le travail de mémoire est un aspect décisif du travail biblique, une sorte d’impératif catégorique. Ce serait méconnaître les textes bibliques qui font également état d’un travail de non mémoire, je parlerais même d’un travail de sortie de la mémoire. Car la mémoire peut-être mortelle. Elle peut nous rendre esclave. C’est ainsi que je comprends des récits des évangiles qui placent des personnages dans des tombeaux. Le tombeau dont il est question pour le personnage Lazare, comme pour Jésus, est, en grec, un mnéméion, que nous pourrions traduire par « mémorial » pour souligner que c’est la racine qui donne « mémoire » qui est utilisée dans ce mot. Lazare et Jésus, sont placés dans une mémoire. Et tout le travail des rédacteurs bibliques et de les en sortir.

Du côté de Jésus, il s’agira d’éviter que le corps soit embaumé par les femmes qui viennent avec les aromates. Ne pas fixer la mémoire. Ne pas mettre sous cloche le passé, sans quoi il n’est plus possible de réactiver les promesses qu’il contient, il n’est pas possible de ressusciter la puissance de vie qu’il porte. Si Jésus, c’est « Dieu qui sauve », il ne peut être enfermé dans une mémoire qui serait une mémoire morte.

Du côté de Lazare, il s’agira de sortir le personnage du conformisme familial qui l’a pour ainsi dire tué, du moins asthénié, si je m’en tiens au terme grec employé en Jean 11/1. En écoutant ses sœurs, Marthe et Marie, le lecteur peut se rendre compte qu’elles répètent les formules de catéchisme apprises autrefois et qui se transmettent de génération en génération sans que plus personne n’y comprenne grand-chose. La mémoire est alors une prison de la pensée qui empêche tout rapport personnel au présent, qui empêche la vie personnelle.

La mémoire peut être une menace pour la vie, par exemple quand la mémoire est totale, quand on est hypermnésique – ce qui a de quoi nous rendre fous.

Pour se libérer des prisons de la mémoire, le rédacteur d’Esaïe 43/25 postule que l’Eternel ne se souvient pas des péchés de son peuple. Cette phrase pourrait être comprise comme la nécessité de l’oubli. Le texte dit autre chose : l’Eternel ne se souvient pas. Il n’est pas dit qu’il oublie, mais qu’il ne fait pas acte de mémoire au sujet du péché. Autrement dit, il s’agit de ne pas réactiver constamment la mémoire d’un fait, d’une situation. Il n’y a pas d’effort de rappel, pour reprendre la distinction que Paul Ricœur effectue entre la mémoire passive, qui est une évocation simple, et la mémoire active, l’anamnèse, qui est un effort de rappel.

Selon Jérémie 31/31-34, le non rappel du péché permet de passer à autre chose, permet d’engager une nouvelle alliance, un nouveau chapitre de l’histoire.

Ne pas rouvrir constamment les plaies, ne pas maintenir la faute à vif, ne pas célébrer le malheur, ne pas faire mémoire de ce qui fait mal, c’est ouvrir la possibilité de ce que nous appelons le pardon. Ne pas se souvenir, c’est ouvrir la possibilité de ne pas enfermer quelqu’un dans le souvenir d’un acte, d’une parole, d’une attitude. Ne pas se souvenir, c’est ouvrir la possibilité de renoncer au désir de se venger de la faute subie, du mal enduré.

Contre l’oubli qui effacerait le dissensus et qui condamnerait les mémoires concurrentes à une vie souterraine malsaine (Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris, Seuil (coll. Essais), 2000, p. 588), le travail de mémoire passe par le discernement de ce qu’il convient de maintenir actuel, présent (c’est le sens du verbe hébreu zakar qui désigne le fait de se souvenir, c’est-à-dire de réinscrire le passé dans le présent) et de ce qui pourrait ne pas être convoqué et reconvoqué. Ne pas se souvenir est une manière de ne pas être malade de son passé car c’est en décidant de ne pas se souvenir, de ne pas célébrer le malheur passé, mais de le lâcher, qu’on commence à ne plus en être la victime. C’est en cessant de célébrer la saint Barthélémy que les protestants cessent de faire de la victimisation un fonds de commerce, une raison d’être. C’est aussi le moyen de ne pas enfermer les catholiques dans une représentation ancienne et désormais périmée. Le pardon effectue cela lorsqu’il est une manière de lâcher la culpabilité et le coupable, ce qui nous permet de ne plus nous considérer uniquement comme victime.

Selon Hébreu 10/17-18 « je ne me souviendrai plus de leurs péchés ni de leurs iniquités. Or là où il y a pardon des péchés, il n’y a plus d’offrande pour le péché ». Cela revient à cesser de nourrir le péché, une manière de ne pas entretenir le péché, la faute, le malheur, le passé qui nous retient.

  1. Faire mémoire pour offrir un patrimoine à ceux qui n’ont pas de mémoire

Il convient de dire que la mémoire ne va pas de soi. Outre les mémoires déficientes pour des raisons physiologiques ou traumatiques (on préfère ne pas se souvenir pour ne pas vivre avec ses bourreaux), on minore trop souvent la situation des individus qui sont sans mémoire parce qu’ils n’ont pas expérimenté grand-chose et qu’ils n’ont pas appris grand-chose de leur passé et de l’histoire en général. Il peut y avoir un déficit de mémoire qui vient d’un déficit de connaissance. Or la mémoire a une fonction décisive dans notre rapport à la vie : elle nous offre les enseignements utiles pour nous aider à identifier les dangers ou les points d’appui et pour trouver la force de tenir bon dans les situations difficiles.

Les psychiatres qui parlent de résilience, la capacité à se relever d’un drame, disent l’importance du capital personnel dans lequel il est possible de puiser pour relever la tête et reprendre sa route. Le capital personnel est constitué de toutes les expériences que nous avons pu faire, dans notre enfance, par exemple, et qui sont autant de preuves que nous avons réussi à nous sortir de mauvaises passes, que nous avons réussi certaines choses… autant de preuves de nos capacités à surmonter les difficultés.

Boris Cyrulnik évoque cela dans Je me souviens. Alors qu’il avait six ans, il est sur le point d’être victime d’une rafle, à Bordeaux. Il parvient à se rendre dans les toilettes et à se cacher en montant par la chasse d’eau. Plus tard, quand il aura un problème à affronter, il sait qu’il pourra s’en sortir… il suffira qu’il monte et il s’en sortira…

Mais quand l’enfance n’a été qu’un long cauchemar ? Quand la jeunesse a été vécue sans expérience franchement positive ? Quand le traumatisme est tellement fort qu’il efface toute mémoire ?

Les textes bibliques abordent cette question en se présentant, justement, comme mémoire auxiliaire. Les textes bibliques comme mémoire de ceux qui n’en ont pas. Nous trouvons cela sous la plume de rédacteur deutéronomiste dont j’ai déjà parlé et qui s’intéresse aux causes de la déportation à Babylone. Il ne se contente pas de tirer des leçons de l’histoire, il offre une solution pour que l’histoire de bégaye pas : il institue la mémoire en instaurant des rendez-vous réguliers pour que la mémoire soit partagée et qu’elle se transmette d’une génération à l’autre. Par des catéchèses étiologiques qui donnent le sens d’un rite (rachat du premier né Ex 13/14-16) ou d’un objet (pierres en Jos 4/6-7 ; 21-22) aux enfants intrigués (« lorsque ton fils te demandera ce que signifie… tu lui répondras… »). L’objectif est clairement dit en Deutéronome 11/18-21 : toutes ces paroles offertes aux enfants sont une manière de prolonger les jours de tout le monde sur la terre promise. Offrir une mémoire à ceux qui n’en ont pas, c’est leur permettre d’acquérir le patrimoine d’expériences positives qui donnent de l’assurance pour se lancer dans la vie ou pour reprendre pied dans son histoire quand elle a été particulièrement malmenée, lorsqu’elle est devenue illisible, lorsque nous ne comprenons plus grand-chose à ce qui nous arrive.

C’est un sens possible de l’acte par lequel Jésus donne à ses disciples les moyens de faire face à sa prochaine absence : la cène –  des paroles et des gestes à accomplir en mémoire de lui (1 Co 11/24, 25). Contre l’oubli qui efface les traces, les signes – ce qui empêche de s’orienter correctement – l’institutionnalisation de la mémoire consiste à offrir des signes qui permettront l’anamnèse, qui permettront de remonter le fil de l’histoire pour y découvrir des potentialités qui nous seront utiles. Ce sera le cas pour les deux disciples en route vers Emmaüs qui, par la fraction du pain, se souviendront du geste inaugural de Jésus et ouvrir les yeux sur la persistance de sa présence en dépit de son absence physique. Offrir une mémoire permet aussi de découvrir les écarts entre les promesses d’une vie heureuse et ce que nous éprouvons à un moment donné. Cet écart est précieux car il met en évidence les problèmes, il identifie les situations qui nécessitent notre intervention. La mémoire du Royaume est un puissant moteur pour la créativité.

La mémoire, qu’elle soit auxiliaire ou non, est une grammaire des signes, des souvenirs qui permet de donner de l’épaisseur et de la perspective à notre récit personnel. C’est par la mémoire que nous entrons en résonnance avec un événement et qu’une émotion peut voir le jour, que nous sommes à même d’accorder plus ou moins d’importance à un fait. Lorsque notre récit trébuche sur un événement, lorsque notre quotidien bute, le recours à la mémoire permet de réinjecter de nouvelles compréhensions possibles, mais aussi de nouveaux motifs d’espérance. La mémoire permet de solliciter d’anciennes promesses qui étaient assoupies et, ainsi, de relancer l’histoire.

 

Un commentaire

  1. « La mémoire du Royaume est un puissant moteur pour la créativité ». Précisément et pour activer le sens des responsabilités, le désir de l’engagement, aussi ; vous ne pensez pas ?

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