« Détruire l’art d’un pays, d’une nation, d’un peuple, c’est lui retirer son âme. »
Par ces mots, Numa Hambursin révèle l’intention de la nouvelle exposition du Mo.Co (Montpellier Contemporain) : sauver ce qui confère aux êtres leur humanité et, par la même occasion, mettre en évidence le caractère essentiel de l’art, de la culture.
Tout commence par un parcours historique et pédagogique qui nous plonge dans l’Europe au moment de la guerre d’Espagne avec la peinture du tableau Guernica par Picasso. L’art qui dénonce l’horreur. D’ailleurs, à des officiers allemands qui se rendent dans l’atelier de Picasso et qui lui disent que ce qu’il a peint est affreux, l’artiste leur répond : mais c’est vous qui l’avez fait.
C’est durant cette période que le sauvetage des œuvres d’art se pose pour les musées madrilènes compte tenu des risques que font courir les bombardements. La direction du musée du Louvre, à Paris, prend les devants en élaborant un plan d’évacuation des milliers d’œuvres : comment les déplacer, les emballer, les fixer pour les protéger, où les entreposer, à quel rythme les déplacer. La minutie de cette organisation est impressionnante. Elle exprime la valeur accordée à ce patrimoine par ceux qui ont reçu la charge de leur conservation et nous fait prendre conscience du soin que nous devrions prendre, nous-mêmes, pour que ce patrimoine vivifie notre existence. L’exposition montre que tout est étudié en détail pour préserver ce que Numa Hambursin appellerait le caractère sacré des œuvres.
Trois musées en exil
Le public est alors prêt pour découvrir trois collections d’œuvres qui expriment la nécessité de l’exil, à moins qu’il s’agisse d’exode pour se libérer du joug de la barbarie qui empêche l’humanité de s’épanouir en toute liberté.
Tout commence par la situation au chili après le coup d’Etat de 1973. Nait alors le Musée International de la Résistance Salvador Allende qui est une réaction artistique à la dictature du général Pinochet – l’une des premières décision de la junte militaire est de fermer le Musée de la Solidarité, ce qui montre le lien intime entre la culture et la liberté. Des artistes de toutes les nationalités donnent des œuvres dans le but de soutenir la résistance. Ce musée en exil rassemble 1307 œuvres qui seront présentées de manière nomade. Cette initiative inspirera des gestes de solidarité semblables relativement à la situation en Palestine, au Nicaragua, en Afrique du Sud.
Cet art balance entre la dénonciation
et l’espérance.
Ces créations sont aussi des témoins de leur époque et de la culture populaire au tournant des années 70.
La collection ARS AEVI, anagramme de Sarajevo, voit le jour en 1992, au moment de la Biennale d’art contemporain de Sarajevo. Elle est le fruit d’une action commune de musées et de fondations autour de la Méditerranée, puis au-delà. 150 artistes donnent des œuvres qui connaissent, elles aussi, l’itinérance. Aujourd’hui, un musée dessiné par Renzo Piano est sur le point d’être édifié. Il pourrait unir les cultures de la Bosnie-Herzégovine et de la Serbie, incarnant ainsi la possibilité de transcender les frontières et les clivages les plus féroces.
Dans la dernière partie du musée, en descendant au sous-sol, le musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine donne à voir une culture forgée dans un conflit lui-même souterrain – c’est l’Institut du Monde Arabe qui en est pour le moment le centre de gravité. Ce sont les dons des artistes qui ont fourni le fonds, dans le même esprit de ce qui a été entrepris pour le Chili et l’Afrique du Sud. Elias Sanbar, qui préside l’association pour l’art moderne et contemporain en Palestine, invite les artistes à répondre par les œuvres qu’ils donnent à la question : « que souhaitez-vous montrer de votre art à la Palestine ? »
L’âme du monde
Les œuvres, de 80 artistes de 30 nationalités différentes, sont d’une qualité inégale et je ne saurais dire qu’une œuvre en particulier a retenu mon intention. Mais la démarche personnelle au sein de ce parcours pédagogique puis au milieu des fragments de ces musées exilés suscite une communion fraternelle et provoque une prise de conscience sur ce que l’art apporte à l’existence. Cette exposition multiple est un projet qui à lui seul vaut la peine qu’on s’y intéresse et qu’on le soutienne. L’ensemble constitue un événement auquel il est précieux de participer comme on apporte sa pierre à un édifice commun. Je reviens donc à l’intention de Numa Hambursin.
C’est une protestation. Il ne manque pas de rappeler, avec une colère audible, les actes barbares qui ont été commis contre des œuvres qui constituent le patrimoine par lequel se forge l’humanité, qu’il s’agisse du saccage du Palais d’Été de Pékin par les troupes anglo-françaises en 1860, qu’il s’agisse de l’effacement de la ville de Coventry en 1940 ou encore de la cité antique de Palmyre qui fut rasée par Daesh ou encore les 152 sites culturels détruits par l’armée russe depuis le 24 février dernier, selon le décompte de l’UNESCO.
Par réaction au risque de l’effacement, qu’il soit involontaire ou délibéré, le travail des personnels de musée, devient alors l’acte par lequel il est possible de protester en faveur de ce qui encourage l’humanité. L’exposition Musées en exil est une manière de faire religion au sens de relire le passé, de relire le contexte politique, de relire sa propre participation à l’histoire et d’exercer son esprit critique pour découvrir ce que pourrait être notre vocation personnelle à la lumière de tous ces éléments.
Le culte et l’art, pour que la vie l’emporte
Les voix ne manquent pas pour dire que l’art, et la culture de manière plus large, est un luxe pour gens bien portant. Il arrive qu’on me dise que ça et la religion, c’est quand même de la masturbation intellectuelle. Cette exposition constituée à partir de situations où des personnes venaient à manquer de tout, à commencer par ce que Maslow considérait comme les besoins les plus élémentaires à savoir les besoins physiologiques et le besoin de sécurité, révèle que ces besoins ne valent parce qu’ils concourent au sens de notre vie, ce qu’exprime les arts, ce que célèbre et instituent les religions lorsqu’elles font vraiment leur travail.
Cela me fait penser qu’il y a un verset de la prière universellement connu, le « Notre Père », qui mériterait à être traduit en faisant droit à ce que le texte grec donne à méditer. Nous avons l’habitude d’entendre « donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour ». Où est donc passé le pain « épiousion » dont il est question en Matthieu 6/11 et que la Vulgate a traduit par « supersubstantialem » ? Il est donc traduit par « quotidien », alors qu’il exprime le fait que ce pain est « sur-essentiel ». Un pain qui est plus que du pain, et qu’il faut avoir dès aujourd’hui.
À quoi bon être en sécurité, à quoi bon se nourrir si c’est juste pour inscrire un jour de plus à notre calendrier personnel ? C’est parce que nous avons matière à espérer, c’est-à-dire parce que notre vie peut être chargée de sens, qu’il est bon d’être en sécurité et d’apporter à son corps de quoi subsister. Cherchez d’abord le Royaume de Dieu, disait Jésus un peu plus loin, et le reste vous sera donné de surcroît (Matthieu 6/33). C’est parce que nous découvrons le sens que nous pouvons donner à notre vie et que nous y adhérons fermement (c’est cela la foi), que nous serons à même d’élaborer la vie qui va avec et de nous lancer avec passion dans cette aventure.
Découvrir le sens de notre vie, c’est la fonction de la spiritualité dont les religions n’ont pas le monopole ni l’intégralité des ressources utiles. L’art accomplit cette fonction en offrant des éléments à caractère symbolique pour penser la vie ou, tout au moins, en nous rendant plus sensibles à ce que la vie nous prodigue.
Mon observation est que priver les personnes de culture et de culte, c’est les confiner sous un plafond de verre. Tout au contraire, la culture et le culte qui fait intuitionner la transcendance, c’est-à-dire le fait qu’il y a plus à espérer que ce que je vis actuellement, provoque les insurrections nécessaires chez ceux qui découvrent qu’ils ont en fait une vie en sous-régime, quand ce n’est pas, tout simplement, l’ombre de la vie seulement. Briser le plafond de verre, sortir de la caverne ou du mémorial comme Lazare (Jean 11) et être délié d’un passé qui constituait jusque là notre seul horizon, c’est la promesse de la religion et c’est ce que la culture traduit au plus près de chacun.
Cela fait écho au propos de Malraux qui affirmait lors du lancement de la campagne de sauvegarde des monuments de Nubie en 1960 « il n’est qu’un acte sur lequel ne prévalent ni l’indifférence des constellations ni le murmure éternel des fleuves : c’est l’acte par lequel l’homme arrache quelque chose à la mort ». À chaque fois qu’une personne se tient face à un élément culturel, à chaque fois qu’un être prend conscience qu’il est bien plus qu’un amas cellulaire doté de besoin physiques et qu’il s’interroge sur ce qui a un caractère ultime dans la vie, retentit la clameur de l’apôtre Paul : « ô mort, où est ta victoire ? » (1 Corinthiens 15/55).
Musées en exil
Jusqu’au 5 février 2023
Sous la direction artistique de Numa Hambursin, directeur général
Commissariat : Vincent Honoré, directeur des expositions et Pauline Faure, curator, assistés de Ashley Marsden
Scénographie : Maud Martinot et Xavier Morlet
MO.CO.
13, rue de La République
34000 Montpellier
T. (0)4 99 58 28 00
Du mardi au dimanche de 11h à 18h