L’avent au Musée Fabre, exposition d’œuvres de Djamel Tatah

 

 

Djamel Tatah s’est installé à Montpellier en 2019 et le voici exposé au musée Fabre, ce qui pourrait bien constituer une expérience spirituelle originale pour ceux qui viendront profiter de l’exposition « Le théâtre du silence ».

Voir le réel

Cet artiste propose une peinture d’une grande sobriété. « Ma peinture est silencieuse. Imposer le silence face au bruit du monde, c’est en quelque sorte adopter une position politique. Cela incite à prendre du recul et à observer attentivement notre rapport aux autres et à la société », déclare Djamel Tatah. Les personnels du musée Fabre, sous la conduite du directeur Michel Hilaire et de la commissaire de l’exposition Maud Marron-Wojewodzki, ont conçu l’installation des œuvres en réorganisant la partie consacrée aux expositions temporaires de telle manière que l’espace soit agrandi aux dimensions du silence que produit l’artiste par la sobriété de sa peinture. Ce lieu de culture devient un authentique lieu de culte où il est possible de faire une expérience spirituelle qui nous permet de viser l’essentiel. L’œil n’est pas distrait par des détails qui viendraient interrompre la méditation personnelle.

Des personnages sont déposés sur des aplats monochromes. Les attitudes de ces personnages évoquent le désœuvrement, la lassitude voire une forme de neutralité dans le plus joyeux des cas. N’y voyons pas la volonté d’accabler le public, mais un regard pénétrant porté sur des populations de jeunes gens qui sont sans activité ou qui sont enfermés dans une activité répétitive, routinière. La répétition est d’ailleurs un moyen par lequel Djamel Tatah représente différentes situations de vie en répétant le personnage sur la toile, une vingtaine de fois sur certaines peintures. De loin, il semble qu’il y ait face à nous une société de clones, mais en s’approchant on constate que chaque personnage est unique par les nuances délicates apportées à chaque vêtement. Cela nous révèle l’importance du regard attentif, pénétrant, qui ne s’arrête pas à la surface des choses. Rejoindre l’autre dans sa singularité, n’est-ce pas cela être humain ?

La fraternisation

Dès lors, les visages deviennent moins blafards. Les attitudes deviennent familières. Il se pourrait que nous nous reconnaissions dans tel ou tel personnage. C’est le sens de la méditation devant les œuvres, méditation qui peut se faire prière lorsque nous nous mettons à intuitionner la portée universelle de ce que nous voyons, de ce que nous reconnaissons, qui nous inscrit dans une communauté élargie et qui inscrit l’autre, celui qui nous paraissait particulièrement étrange, dans notre propre communauté.

Djamel Tatah, Les femmes d’Alger (1996) Huile et cire sur toile et bois

Ainsi en va-t-il devant le tableau Les femmes d’Alger. Chacun verra dans cette foule de femmes ce que son imaginaire lui offrira à penser. Pour ma part, ces femmes d’Alger se tenant debout dans le contexte de guerre civile en Algérie évoquent d’autres femmes, françaises, dont parla André Malraux lors du transfert des cendres de Jean Moulin, chef de la résistance en France durant la deuxième guerre mondiale, au Panthéon :

« Dans un village de Corrèze, les Allemands avaient tué des combattants du maquis, et donné ordre au maire de les faire enterrer en secret, à l’aube. Il est d’usage, dans cette région, que chaque femme assiste aux obsèques de tout mort de son village en se tenant sur la tombe de sa propre famille. Nul ne connaissait ces morts, qui étaient des Alsaciens. Quand ils atteignirent le cimetière, portés par nos paysans sous la garde menaçante des mitraillettes allemandes, la nuit qui se retirait comme la mer laissa paraître les femmes noires de Corrèze, immobiles du haut en bas de la montagne, et attendant en silence, chacune sur la tombe des siens, l’ensevelissement des morts français. Ce sentiment qui appelle la légende, sans lequel la Résistance n’eût jamais existé, c’est peut-être simplement l’accent invincible de la fraternité. »

L’espérance

La spiritualité s’exprime de bien des manières, c’est le cas dans cette exposition. La spiritualité aiguise notre sensibilité au monde, à la vie, à la fragilité des êtres comme le font ces tableaux qui évoquent des corps abandonnés, peut-être échoués sur un littoral, semblables à ce que nous avons vu plusieurs fois dans notre actualité ces dernières années. La spiritualité aiguise notre sensibilité à l’espérance – ce que nous pouvons faire advenir pour rendre le monde plus vivable. C’est ainsi que j’interprète ce tableau qui se trouve dans l’espace central, un carré qui pourrait être tout aussi bien le Saint des saints, un tabernacle où il est possible de relire notre existence à la lumière de ce que nous voyons autour de nous.

Des corps enchevêtrés, amoncelés, saturent la partie gauche d’une zone plus noire que le deuil. Tout à droite, tournant le dos à ces cadavres, se tenant debout, une femme regarde vers le ciel. Ses épaules sont basses et trahissent une fatigue profonde, existentielle. Mais son regard ne lâche pas le ciel. Qu’implore-t-elle ? De la miséricorde, de la justice, enfin un peu d’amour, un début de paix ? Dans tous les cas, elle est une figure de la résurrection, le fait d’être redressé alors que tout devrait nous accabler. Elle indique par son attitude intérieure une résistance à la résignation, une résistance à la fatalité. Elle est le signe qu’un autre ordre du monde est possible – un autre avenir que celui auquel la femme tourne le dos peut advenir et que souligne la bordure orangée qui pourrait bien être une aurore. Cette femme me fait penser à Ritspa, la concubine du roi Saül, selon ce que rapport 2 Samuel 21. Le roi David, pour satisfaire les Gabaonites, fait mourir ses deux fils et les cinq petits-fils du roi Saül. Les corps sont exposés sur la montagne. Ritspa se tint sur cette montagne, empêchant les oiseaux du ciel de se poser sur eux pendant le jour, et les animaux de la campagne pendant la nuit. Ritspa est une épiphanie ; elle brille au-dessus de la bestialité qui défigure l’humanité. Elle se tient debout sur les décombres de l’humanité qu’elle ressuscite par son attitude pleine de grâce.

C’est cela, l’avent : l’advenue d’une vie infiniment plus humaine que ce à quoi nous sommes trop souvent habitués.

Cette exposition nous aidera certainement à penser notre vie, notre monde, si nous acceptons de vivre une expérience spirituelle au musée Fabre qui se métamorphosera alors en lieu de culte, au sens le plus laïc qui soit, c’est-à-dire un lieu qui nous rend libres de forger nos convictions selon ce que notre conscience nous dicte, éclairée par notre sens critique et la confrontation de nos idées à d’autres que nous-mêmes.

Dans un contexte particulièrement marqué par la violence et l’incertitude, une telle expérience est bénéfique car elle nous permet de nous ressourcer, de retrouver l’essence même de notre vie, de notre vocation et, ainsi, elle nous permet d’avoir la force intérieure nécessaire pour empêcher que le monde se défasse, selon l’expression d’Albert Camus.

C’est d’ailleurs par une citation de Camus, sur un monument qui lui est dédié, que s’ouvre cette exposition : « Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure. » Cette citation de Noces a été gravée sur une pierre élevée en stèle à Tipasa, une localité qui se trouve à quelques dizaines de kilomètres d’Alger.

Voilà de quoi nous faire penser, à la manière du penseur de Rodin, qui plonge ici son regard dans ce qui pourrait bien être l’outre-noir de Soulages , qui chemine dans les ténèbres et qui voit une grande lumière ; sur ceux qui habitent le pays de l’ombre de la mort une lumière resplendit, déclare le prophète Ésaïe (9/1). L’avent, vous disais-je.

 

Au musée Fabre du 10 décembre 2022 au 16 avril 2023

 

Le musée Fabre propose un cycle de 4 conférences pour découvrir l’exposition :

  • Mardi 3 janvier : Djamel Tatah et le photographique, par Michel Poivert, université Panthéon-Sorbonne
  • Mardi 7 février : Rencontre avec Djamel Tatah, animée par Michel Hilaire, directeur du musée Fabre
  • Mardi 14 février : Djamel Tatah, le théâtre du silence, par Maud Marron-Wojewodzki, commissaire de l’exposition
  • Mercredi 5 avril : El Djazaïr, des îles en archipels. Djamel Tatah, un peintre de traverse, par Emilie Goudal, université de Lille

Auditorium du musée, 18h30, entrée libre dans la limite des places disponibles.

 

2 commentaires

  1. Qu’on veuille bien me manifester un minimum d’indulgence, mais je parviens à m’émouvoir devant les œuvres de Djamel Tatah. Pas davantage d’ailleurs que devant celles Pierre Soulages. J’invite tous ceux qui sont sensibles aux œuvres sacrées à aller voir « le doigt de Dieu » dans la chapelle sixtine. Mais je laisse à chacun ses propres sentiments…

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