Homme d’État plutôt qu’Homme de parti, réflexion à partir du personnage biblique Saül, premier roi d’Israël, juste avant David

La Bible ne dit pas comment choisir le meilleur roi. Elle ne dit pas comment choisir le meilleur président.

En revanche, les rédacteurs bibliques ont composé des textes qui permettent de forger une conscience politique personnelle en interrogeant théologiquement quelques situations mises en scène dans les textes de Samuel et des Rois. Ces textes sont fortement empreints de questions relatives à la politique. Cela peut s’expliquer par les motivations qui ont conduit des scribes à écrire sur ce sujet.

  1. Deux points de vue différents dans les textes bibliques

Une première étape de la rédaction, à l’époque de Josias (639-609 av. JC) vise à soutenir l’idéologie royale du moment. À cette époque le Royaume du Nord, Israël, a été vaincu par l’empire assyrien (722 av. JC). L’Assyrie domine largement la région. Juda et sa capitale Jérusalem sont insignifiants dans les affaires politiques et économiques de la région. Josias veut mener une politique expansionniste pour peser davantage. C’est le début de la fiction du Royaume uni, Israël et Juda formant une seule entité politique.

Une deuxième étape de la rédaction, après l’exil qui a résulté de la défaite de Juda face à Babylone (au VIè av JC). Cette fois le rédacteur porte un regard critique sur une royauté qui n’a pas été en mesure de préserver la nation ni l’intégrité du peuple. Un regard rétrospectif tente d’identifier les causes de cette catastrophe et d’envisager comment éviter une telle tragédie dans l’avenir. Notons qu’une telle critique interne est un fait singulier dans la littérature du Proche Orient Ancien.

Ces deux rédactions qui sont aujourd’hui superposées offrent une vision en relief de la politique : à la fois une prise au sérieux et une distance fortement critique du politique.

  1. Accéder au pouvoir

Le premier à accéder à la royauté est Saül. C’est lui qui reçoit la première onction (1 S 10,1), ce qui en fait le premier messie – le premier christ en grec. Cet accès à la royauté se fait après un récit tout à fait étonnant qui commence en 1 S 9 : Saül part à la recherche des ânesses que son père ne trouve pas. On se demande ce qu’un tel récit peut bien faire dans un moment aussi important que l’intronisation du premier roi.

Mon hypothèse est que le rédacteur est conscient que la fonction royale ne porte pas le roi, en conséquence de quoi le roi doit être équipé humainement pour faire face à ses responsabilités. Le fait que Saül parte à la recherche d’ânesse n’a rien d’anecdotique puisque l’âne a un statut particulier dans la Bible : tout comme le premier-né de l’Homme, le premier-né de l’âne n’est pas sacrifié, mais racheté. L’âne est donc la métaphore animale de l’être humain. Partir en quête des ânesses, c’est partir quête de son humanité. Quand Jésus entrera sur des ânes, lors de l’épisode des Rameaux, il se montrera comme un roi pétri d’humanité.

La personnalité est première

Les débuts de Saül indiquent que la personnalité du roi est loin d’être indifférente. C’est la raison pour laquelle son parcours initiatique continuera avant un deuxième récit de son accès à la royauté. Cette formation personnelle s’effectue sur les traces de Rachel dont Saül est un descendant (par Benjamin). Selon le commentaire de Philippe Lefebvre, « le pèlerinage de Saül à la tombe de Rachel lui rappelle que depuis les origines de sa tribu il en est ainsi : la vie y vient in extremis, la mort y rôde sans cesse, mais cette vie s’instaure cependant. Une méditation semble proposée à Saül : s’il est là aujourd’hui, comme homme vivant, mystérieusement choisi par Dieu, c’est que ce même Dieu veille à la vie des siens depuis leurs commencements[1]. »

Philippe Lefebvre rappelle, également, que l’histoire de Rachel avait commencé par son arrivée auprès du puits, ce qui peut évoquer l’étape de la veille : « des puiseuses d’eau jusqu’au tombeau de la matriarche, Saül fait en vingt-quatre heures un itinéraire “ rachélien ”. Son arrivée baigne dans une ambiance qui rappelle la survenue de Rachel devant Jacob ; son départ est balisé par le lieu même où Rachel est enterrée[2]. »

Le rédacteur insiste sur l’équipement humain qui est nécessaire à celui qui s’apprête à devenir roi. Tout se joue autour de son humanité qui se forge en explorant profondément sa filiation. Ce travail d’anamnèse pourrait être compris comme un impératif de mettre à jour son passé pour ne pas en être prisonnier, pour ne pas être tributaire des choix faits par les anciens qui pourraient être reproduits inconsciemment et de façon inconséquente sans ce travail d’analyse. Gouverner selon l’inconditionné suppose d’être soi-même libre, notamment à l’égard de ce qui nous conditionne le plus fortement, la généalogie, l’histoire familiale, l’histoire nationale.

Prendre en compte la dimension tragique de l’existence

Ceci pour dire que prendre des responsabilités politiques, au plus haut niveau, c’est bien autre chose que de défendre un programme politique. C’est bien plus qu’un jeu d’alliance pour construire une majorité et occuper des postes. Dans la perspective biblique, être responsable politique, c’est faire face à la vie et à la mort, au niveau individuel et au niveau collectif, ce qui implique d’être particulièrement bien charpenté à titre personnel.

C’est la raison pour laquelle la théologie s’interroge sur le champ politique car la part de Dieu est déterminante – Dieu étant compris comme ce qui désigne nos préoccupations fondamentales, ce qui nous concerne de manière ultime, ce qui désignes les finalités dernières.

la précision selon laquelle Saül rencontrera trois hommes qui montent vers Dieu (1 S 10/3) permet à Saül de s’inscrire dans la lignée des personnages qui ont fait une expérience personnelle du divin telle qu’elle est rapportée par deux fois dans le livre des Juges, à proximité du lieu, Béthel, où la présence de Dieu n’est pas évidente de prime abord, dans la continuité du patriarche Jacob. C’est un épisode qui anticipe la rencontre de Saül avec David au moment où le choix de Dieu se transfèrera de l’un à l’autre – ce sera alors à David de suivre le même parcours initiatique que Saül dans ces versets.

La succession de signes peut être comprise comme l’éducation à l’interprétation des signes des temps pour apprendre à reconnaître la présence de l’ultime, de l’inconditionné dans le présent. « Voir Dieu » est à la fois un interdit biblique et une expérience qui se répète régulièrement, et qui semble même souhaitée par les rédacteurs bibliques. Cela confirme la capacité du roi à pouvoir faire mieux que gérer les affaires courantes.

Ce signe est également, si ce n’est d’abord, destiné au lecteur qui s’interroge sur la nature de Saül et sur le bienfondé de sa nomination comme roi. Le lecteur est invité à reconnaître sa familiarité avec Yhwh et, par conséquent, sa légitimité. Il est aussi invité à être exigent à l’endroit du dirigeant qui peut porter sur le monde un regard à hauteur de Dieu. Dès lors, s’éloigner de Dieu pourra être compris non comme une apostasie, mais comme une dégradation de ses compétences politiques, n’agissant pas de manière inconditionnée, empêchant alors la souveraineté de Dieu, pour le dire de manière théologique.

Intégrer Dieu dans l’équation politique, c’est avoir une dimension universelle comme horizon et non un esprit partisan. C’est là qu’un Homme d’État se distingue d’un Homme de parti. C’est ce qui permet de tenir bon sur sa qualité d’être moral au lieu de céder aux sirènes des plus offrants, de ceux qui flattent l’intérêt personnel, l’intérêt de caste.

Se maintenir comme être moral

Ce parcours initiatique permet de placer Saül dans la disposition d’un être moral qui, pour éprouver la sympathie qui caractérise l’agent moral, doit être en mesure de pouvoir imaginer ce qu’un autre est susceptible de ressentir. Adam Smith définit comme être moral celui qui a de la sympathie, qui développe un « principe d’intérêt pour ce qui arrive aux autres »[3]. Rapporter à Dieu les facultés morales nécessaires pour la vie en société, c’est les hisser à une hauteur supérieure à ce que l’inclination personnelle nous porte le plus souvent de manière égoïste ou partisane. Ainsi, Smith précise que les règles générales qu’observent nos facultés morales ne peuvent être nommées de la même manière que les lois de la physique, par exemple, car ces règles générales ont une valeur supérieure, semblable à celle des « règles générales par lesquelles les souverains déterminent la conduite de leurs sujets. Elles sont, comme elles, destinées à diriger les actions volontaires des hommes. »[4] Lorsque ces facultés sont acceptées (c’est ce que les théologiens appellent la foi), elles sont ensuite intériorisées – avec la rhétorique biblique nous pourrions parler de circoncision du cœur.

Le chemin de Saül peut être envisagé comme une expérience personnelle qui lui permettra d’aller au-delà de sa seule personne et de se mettre à la place des personnes dont il aura la responsabilité, non pour les dominer de toute sa hauteur, mais pour se mettre à leur service – étant capable d’être affecté par leurs besoins comme lui-même a ressenti des besoins personnels provoqués par les différents manques qu’il a connus. Saül sera ainsi un être moral capable de ressentir la peine – et même la détresse – d’une personne, qu’il aura pu éprouver sur la tombe de Rachel ; capable de ressentir la nécessité d’intervenir sur une situation qui prive un être de ce qui lui est essentiel pour exister, ce qui est symbolisé par les aliments qui lui sont offerts ; et donc capable de s’émouvoir d’une injustice. C’est ainsi que Saül quitte le monde de l’enfance qui « ne connaît que le malaise de l’instant présent, qui ne peut jamais être très grand ; il est d’une parfaite tranquillité quant à l’avenir, et trouve dans son imprévoyance un remède contre la crainte et l’inquiétude, ces grands tourmenteurs du cœur humain. » [5] Saül a été préparé pour être conséquent, pour mesurer les conséquences de ses décisions et l’importance qu’il y a à agir pour permettre au futur que nous désirons d’advenir. Face à la mort, il a pu prendre conscience de l’impérieuse nécessité de vivre et, pour cela, de mettre en œuvre les moyens nécessaires pour que la vie envisagée selon l’exigence signifiée par Yhwh soit possible[6].

En limitant par la suite la fonction du roi à recopier la loi et à la lire chaque jour pour bien s’en imprégner et demeurer un humble serviteur du peuple (Deutéronome 17/14-20), le rédacteur a observé que la fonction ne portait pas la personne. Dans d’autres épisodes le rédacteur partagera le constat que le phénomène de cour est même un empêchement pour un juste exercice de ses responsabilités (2 S 16/5-14 ; 1 R 12/1-19).

C’est pour ces raisons qu’il convient de s’assurer de la personnalité du responsable politique et de sa capacité est rester libre de défendre l’intérieur supérieur de son peuple.

[1] P. LEFEBVRE, Livres de Samuel et récits de résurrection, p. 158. Outre la mort de Rachel lors de l’accouchement de Benjamin, il relève la stérilité initiale de Rachel qui pourrait être d’ailleurs rapprochée de celle d’Anne en 1 S 1,2sq. qui est la plus aimée des deux femmes – comme l’était Rachel ; Le livre des Juges a mis en scène la difficulté de la tribu de Benjamin à pouvoir survivre par manque de femmes (Jg 21).

[2] P. LEFEBVRE, Livres de Samuel et récits de résurrection, p. 158.

[3] A. SMITH, Théorie des sentiments moraux, p. 43.

[4] A. SMITH, Théorie des sentiments moraux, p. 371.

[5] A. SMITH, Théorie des sentiments moraux, p. 51.

[6] Pour sa part, P. GIBERT voit dans ce conte la volonté de donner « une autre note […] sur la monarchie et ses origines, sur Saül et son histoire, celle d’une naissance merveilleuse où Israël pourra reconnaître les attentions de Yahvé qui, pour premier roi, lui a donné “un fils… remarquable et beau”, le plus beau parmi ses fils, “dépassant tout le peuple à partir de l’épaule” (9,2) », dans La Bible à la naissance de l’histoire, p 109. Loin de laisser « vagabonder son imagination » comme il l’écrira p. 110, les rédacteurs rassemblent les éléments nécessaires à la construction d’un personnage capable d’assumer la dimension tragique de l’existence avant d’endosser avec responsabilité des fonctions au service du peuple.

2 commentaires

  1. Bien que beaucoup la connaissent, j’aime à rapporter cette anecdote, qui je pense résume bien le propos de James Woody, et qui par le réel montre que le politique doit essayer de partir de l’hypothèse d’être « sous le regard de Dieu ».
    Ainsi un des plus grands présidents que les Etats Unis aient eu, Franklin Delano Roosevelt,illustre bien cette qualité.
    Pendant la seconde guerre mondiale, un de ses collaborateurs l’interroge à propos de la devise allemande « Dieu avec nous ».Le président lui répondit: « Je ne sais pas pour qui est Dieu, ce que je sais, et qui me semble le plus important, est que nous, nous soyons du côté de Dieu ».

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