En principe, on ne met pas de bleu avec du noir. C’est ce qu’on appelle une faute de goût.
Il est heureux que les responsables du Musée Soulages, à Rodez, ne se soient pas conformés à cet usage en permettant à l’IKB (International Klein Blue, couleur bleue inscrite à l’Institut National de la Propriété Industrielle) de s’exposer non loin de l’outrenoir de Pierre Soulages dans le musée qui lui est consacré, à Rodez (Aveyron). C’est dans l’espace de 500m² dédié aux expositions temporaires qu’il est donc possible de se mettre au bleu, jusqu’au 3 novembre.
Bleu c’est bleu
L’entrée dans cette salle nous plonge immédiatement dans ce bleu imaginé et produit par Yves Klein et un marchand de couleur parisien. Que de bleu, et non que de bleus. La monochronie, dont Klein disait qu’elle « est la seule manière physique de peindre – permettant d’atteindre à l’absolu spirituel » n’est pas l’affaire de chaque œuvre, mais de l’ensemble des œuvres produites selon cet esprit depuis la fin des années 50, notamment sous l’effet des ciels de Giotto qu’il découvre lors d’un voyage à Assise.
Si le bleu de Klein est enregistré à l’INPI, cela ne fait pas de lui un artisan se refugiant dans une technicité. Klein est animé d’une démarche spirituelle qui glane dans différentes traditions et au sein de différents patrimoines. Sait-on qu’il était un judoka de premier rang en France qui fit un long séjour en 1952 pour passer le 4ème Dan, chose exceptionnelle en France à cette époque ? Cet art martial était, pour l’artiste, une démarche, une manière d’approfondir sa connaissance de la vie.
La mise en scène bleue qui nous accueille est suffisamment grande pour nous permettre une immersion visuelle. Il est aussi possible de prendre le recul nécessaire pour ne pas se noyer dans le grand bleu et, peut-être, pour ressortir de ce baptême sec, mais pas indemne. Car ce bleu peut avoir un effet oppressant voire angoissant, aussi bien par sa teinte, que son rayonnement ou encore la matière qui le compose et qui va prendre forme sur certaines sculptures dont l’aspect déconcerte.
Anthropométrie
Klein est connu pour les performances qu’il a organisées et qui consistaient à indiquer à des femmes quelles poses prendre sur une toile vierge après s’être enduites de cet IKB – ces travaux ont été filmés et sont d’ailleurs visibles le temps de cette exposition. Il y a une provocation évidente dans la mise en scène et dans la publicité qui en a été faite. S’agit-il vraiment d’une anthropométrie, c’est-à-dire une mesure, une exploration de l’humain ? Constatons qu’il s’agit plutôt d’une gynémétrie qui est exposée ici, puisque qu’il n’est question que de la gent féminine. La mesure est d’abord le respect d’un protocole auquel ces femmes doivent se soumettre – suivre des protocoles est un « classique » de l’art contemporain. Mais c’est à l’effet qu’il est préférable de mesurer l’œuvre, de même que c’est au fruit qu’on reconnaît l’arbre, rappelle un évangile.
Nous voyons donc des empreintes de corps, « l’empreinte de la chair » pour reprendre une expression de Klein. L’effet que cela me fait, est à mettre en contraste avec l’effet que produit sur moi le suaire de Turin, tissus dont il est dit qu’il a gardé l’empreinte de Jésus mis au tombeau. Ce suaire a toujours suscité une impression morbide en moi, outre que je ne lui ai jamais accordé la moindre valeur spirituelle ni même historique. Faire face aux Anthropométries de Klein, c’est découvrir la possibilité d’un suaire qui a gardé l’empreinte de la vie. C’est dansant, c’est jouissif, c’est dynamique, c’est lumineux – c’est Pâques.
Nous retrouvons là l’intuition que l’Homme n’est pas la mesure de l’Homme, qu’il y a de la transcendance, que certains appelleront un principe de vie, un idéal, et que ma tradition religieuse nomme Dieu et qui s’est révélé comme étant ce qui fait advenir au monde. Pour continuer avec le vocabulaire théologique, il y a comme une épiphanie, une manifestation de la vie au-dessus de ce qu’est la vie ordinaire. Et c’est ce qui transcende notre condition être vivant.
Klein, qui avait donc une démarche spirituelle, écrivit : « Le peintre, comme le Christ, dit la messe en peignant et donne son corps de l’âme en nourriture aux autres hommes ; il réalise en petit le miracle de la Cène dans chaque tableau. Jean 6/53 : “En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du fils de l’homme ou si vous ne buvez son sang vous n’avez point la vie en vous-même…” »
La peinture est alors une trace qui fait signe en direction d’un être, de plusieurs, d’un événement, d’un autre univers que le nôtre. Avec cette publicité qui fut faite autour des Anthropométries, nous entrons, à notre époque, dans le monde de Klein, dans les expériences de Klein, dans cette effervescence, dans ce travail de l’imaginaire qui était une composante essentielle de sa spiritualité. La communion s’opère. L’élévation aussi.
Tout cela peut paraître bien sérieux – trop ? Il ne faut pas perdre de vue que l’activité de Klein fut souriante. On imagine le non sérieux qu’il faut pour concevoir le principe du saut de l’ange, le « saut dans le vide » immortalisé par une photographie qui entend montrer la conquête de l’espace, l’arrachement à la pesanteur. Il faut de l’humour pour orchestrer sa symphonie monotone en se donnant les allures les plus sérieuses qui soient. L’art peut être joueur, joyeux – ainsi peut être la vie.
Une cinquantaine de pièces est présentée sur les 1500 réalisées dans la très courte carrière de l’artiste qui meurt à 34 ans. Il travailla également avec l’or, le feu, les éponges ; il découpa, colla. Il s’efforça de ressusciter quelques âmes : « « La peinture comme la poésie est « l’art de créer des âmes pour tenir compagnie aux âmes ». », Le rôle du peintre dans la société future.