Meilleurs malheurs


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Luc 6/17-26
17 Il descendit avec eux, et s’arrêta sur un plateau, où se trouvaient une foule de ses disciples et une multitude de peuple de toute la Judée, de Jérusalem, et de la contrée maritime de Tyr et de Sidon. Ils étaient venus pour l’entendre, et pour être guéris de leurs maladies. 18 Ceux qui étaient tourmentés par des esprits impurs étaient guéris. 19 Et toute la foule cherchait à le toucher, parce qu’une force sortait de lui et les guérissait tous. 20 Alors Jésus, levant les yeux sur ses disciples, dit: Heureux vous qui êtes pauvres, car le royaume de Dieu est à vous ! 21 Heureux vous qui avez faim maintenant, car vous serez rassasiés ! Heureux vous qui pleurez maintenant, car vous serez dans la joie ! 22 Heureux serez-vous, lorsque les hommes vous haïront, lorsqu’on vous chassera, vous outragera, et qu’on rejettera votre nom comme infâme, à cause du Fils de l’homme ! 23 Réjouissez-vous en ce jour -là et tressaillez d’allégresse, parce que votre récompense sera grande dans le ciel; car c’est ainsi que leurs pères traitaient les prophètes. 24 Mais, malheur à vous, riches, car vous avez votre consolation ! 25 Malheur à vous qui êtes rassasiés, car vous aurez faim ! Malheur à vous qui riez maintenant, car vous serez dans le deuil et dans les larmes ! 26 Malheur, lorsque tous les hommes diront du bien de vous, car c’est ainsi qu’agissaient leurs pères à l’égard des faux prophètes !

Chers frères et sœurs, il y a quelque chose de profondément subversif à la lecture de ce passage de l’évangile selon Luc lorsqu’il est entendu dans le courant du mois de janvier, traditionnellement le mois des vœux, en France. Ce qui est subversif c’est que nous puissions envisager d’utiliser ce mois de janvier pour adresser nos meilleurs vœux, mais aussi nos meilleurs malheurs ! Cela redonne tout de suite plus d’intérêt à cette période assez conventionnelle qui nous vaut de nombreuses « bonne année », « bonne santé », comme si notre santé dépendait d’une formule le plus souvent dite sans être pensée.

  1. Un peu d’humilité avec les vœux

En ce qui concerne Jésus, tout donne à considérer qu’il pense ce qu’il dit. L’attitude de Jésus est extrêmement significative. Tout d’abord nous apprenons qu’il descend de la montagne avec ses disciples pour s’arrêter sur un plateau où se trouve une grande foule venue de différentes parties du pays et au-delà.

Jésus vient de passer toute la nuit sur la montagne, à prier Dieu (Luc 6/12). A la manière de Moïse, il redescend maintenant vers le peuple pour le faire profiter de son face à face avec l’Éternel (Ex 19/14). Jésus, comme Moïse autrefois, ne reste pas dans la superbe d’une rencontre privilégiée avec Dieu. Ce que Jésus a pu recevoir de ce moment d’intimité, il va le partager avec ceux qu’il va appeler comme disciples et, plus largement, avec une foule constituée de personnes qui lui sont tout à fait étrangères. Jésus n’a pas tenu pour un privilège ce qu’il avait pu recevoir de sa nuit de prière. Nous pourrions dire que Jésus redescend sur terre pour permettre à chacun d’être élevé dans une plus grande spiritualité, une plus grande connaissance de ce qu’est une vie bonne, une vie où le bonheur est possible.

Jésus ne se contente pas de descendre de sa position élevée pour rejoindre tout le monde. Les quelques mots qui introduisent les béatitudes précisent qu’il parle en levant les yeux sur ses disciples (v.20). Cette précision indique la véritable humilité de Jésus qui se place sous ses disciples. Jésus n’a aucun sentiment de supériorité. Au contraire, il incarne la recommandation à venir de l’apôtre Paul : considère l’autre comme infiniment supérieur à toi.

Cette liste de bénédictions et de malédictions et, par extension, une liste de vœux, est donc à comprendre non comme un pouvoir que l’on peut exercer sur quelqu’un, mais un acte d’humilité destiné à relever la tête de notre interlocuteur. Les vœux ne peuvent nullement garantir que ce qu’on dit va arriver. Bénédictions et malédictions sont dites dans une posture d’humilité pour permettre à la personne à qui elles sont adressées de se découvrir infiniment plus grande qu’elle ne se pensait. Il n’y a donc pas de pouvoir de type vaudou tel qu’on se l’imagine parfois, qui consisterait à modifier le cours de l’histoire en faisant arriver par nos paroles toutes sortes de catastrophes ou toutes sortes de bonheurs.

  1. Du bonheur

Du bonheur, il en est question. C’est par le bonheur que commence cette longue liste qui n’est pas tout à fait une liste de vœux. Cette succession de formules centrées sur le bonheur a ceci de caractéristique qu’elle ne parle pas tant des circonstances de la vie (la pauvreté, la famine, la santé, le travail, la tristesse, le deuil, l’hiver ou le printemps) que des personnes. Ces béatitudes ne sont pas en forme de « bonne année » et « bonne santé », mais en forme de « bonne personne ».

Ce que Jésus vise, ce ne sont pas les circonstances de la vie, mais les personnes aux prises avec les circonstances de la vie. Cette distinction est très importante, au moins pour ne pas réduire les personnes à leurs soucis, à leurs problèmes, à leurs travers ou à leurs bons moments. Souvenons-nous que l’attitude de Jésus est faite d’humilité qui vise à grandir celui à qui il s’adresse. Les béatitudes se concentrent sur les personnes plutôt que sur la situation des personnes. Jésus tient compte des situations, puisqu’il parle des pauvres, de ceux qui ont faim, de ceux qui pleurent, de ceux qui sont haïs. Il ne dit pas « les gens ». Il considère chacun en tant que personne humaine confrontée à des situations somme toute bien ordinaire, mais sans généraliser.

Jésus ne fait pas de discours social sur la famine, sur la solitude, sur le pouvoir d’achat. Il n’a pas non plus un discours général sur les gens. Il s’intéresse aux personnes qui sont aux prises avec leur histoire, sans faire de cette histoire le tout de leur vie. Personne n’est effacé derrière les circonstances de sa vie, personne n’est réduit à n’être qu’une catégorie sociale, un problème à régler, ou une pathologie. La première béatitude est tout à fait exemplaire de cela. Jésus parle des pauvres, des pauvres à tous les sens du terme et il bascule sur le « vous » : le royaume des cieux est à vous. Nous aurions plutôt imaginé qu’il soit dit « heureux les pauvres, le royaume de Dieu est à eux ». Non, Jésus dit : « heureux les pauvres, le royaume de Dieu est à vous ».

Jésus ne parle pas des pauvres. Jésus parle aux pauvres. Jésus ne parle pas des personnes tristes, il parle aux personnes tristes. Jésus se rapproche de l’humanité. Jésus sort tout le monde de l’anonymat en s’adressant aussi personnellement que possible à des êtres concrets, à des êtres de chair et d’os, à des personnes qui vivent, qui souffrent, qui ont des besoins, qui ont des questions à régler, qui s’interrogent sur le sens de leur vie. C’est à des personnes réelles que s’adresse Jésus et non à une idée de l’humanité, aussi généreuse soit-elle. Et il ajoute à plusieurs reprises le terme « maintenant » (v.21, 21, 25, 25). Ce faisant, Jésus rapproche tout le monde de la vie en Dieu, de la vie authentique, de la vie la plus désirable qui soit. Ce n’est pas pour plus tard qu’une vie bonne est espérée. C’est maintenant qu’il s’agit de vivre pour de bon.

Avec Jésus la vie n’est plus seulement une belle idée ; avec Jésus la vie n’est plus seulement une belle idée pour plus tard, pour après la mort comme c’est le plus souvent le cas en religion. Avec Jésus, la vie authentique s’est rapprochée, elle est là, à portée de main, disponible pour chacun, même s’il est pauvre, même s’il va mal, même s’il subit toutes sortes d’humiliations de la part d’autres personnes. Même celui qui sert de paillasson a droit à une vie bonne, tout de suite, sans délai, déclare Jésus.

En voilà de bons vœux qui ne sont pas des vœux pieux, qui ne sont pas des manières d’exercer un pouvoir sur quelqu’un. En voilà une bonne manière de rendre à chacun sa dignité fondamentale, en voilà une bonne manière d’exercer l’autorité : en autorisant ceux que nous rencontrons à être un peu plus vivants ; en les autorisant à se considérer comme des êtres humains à part entière, ayant autant de droits et de devoirs que tout un chacun !

  1. Des malheurs

Ce qui est subversif, disais-je, c’est qu’il est aussi question de malheurs. En son temps, Moïse aussi avait délivré une liste de malheurs possibles pour ceux qui ne respecteraient pas le contenu de l’alliance passée avec l’Éternel (Deutéronome 28/15 et suivants). Ici, Jésus s’attaque aux riches, à ceux qui sont rassasiés, à ceux qui rient et à ceux dont tout le monde dit du bien.

Après tout, nous pourrions nous en tenir là et considérer que toutes ces catégories de personnes sont à conspuer ! Mais souvenons-nous que Jésus a adopté une posture d’humilité destinée à faire grandir chacun, à le rendre infiniment plus grand qu’il ne se pensait. Ne jetons donc pas les riches avec leurs richesses, ni ceux à qui on dit de bonnes choses avec ces bonnes choses dites à leur sujet.

Quand on lit chaque verset dans son intégralité, on constate que ce qui est problématique, c’est d’une part le caractère intégral de certaines situations ou le caractère illusoire d’autre situations. Les riches ont leur propre consolation : il ne leur manque plus rien. Ils sont comme ceux à qui « tous les êtres humains » disent de bonnes choses : ils n’ont plus rien à espérer. Leur vie est finie, achevée. Ils sont comme morts. Quant à ceux qui sont rassasiés maintenant ou ceux qui rient maintenant, ils ignorent manifestement que cette situation est éphémère, qu’elle passera et laissera place à une situation tout à fait opposée. Ceux qui ont faim, ceux qui sont tristes, espèrent que leur situation va changer. Ils espèrent un mieux être. Ils sont en attente, en recherche d’un monde plus juste. En revanche, ceux qui sont rassasiés maintenant, ceux qui rient maintenant, veulent que cela dure. Ils veulent figer le temps. Ils veulent fixer ces sentiments. Ils veulent que plus rien ne bouge. Ils deviennent conservateurs. Ils abandonnent tout idéal nomade. Ils refusent que la vie soit un changement perpétuel. Ils refusent les évolutions. Ils refusent les améliorations. Ils ont, par conséquent, toutes le peines du monde à encaisser les ratés, les échecs, les déconvenues. Ils ne sont pas prêts à affronter le réel, la vie telle qu’elle vient.

C’est pour cela que ce seront les plus malheureux des êtres. Ils iront de déconvenue en déconvenue, jusqu’à ce qu’ils se mettent à l’école de Jésus, jusqu’à ce qu’ils se convertissent à l’Évangile, jusqu’à ce qu’ils ouvrent les yeux sur ce qui est foncièrement désirable, jusqu’à ce qu’ils ne se contentent plus de vivoter, de se contenter de faire en sorte que les jours succèdent aux jours – ce qui n’est déjà pas si mal dans notre monde, quand on sait les situations de misère, les situations de guerre, les situations d’angoisse que vivent des millions de personnes. Mais l’Évangile n’est pas une voie moyenne qui se contenterait du minimum syndical. L’Évangile ne cherche pas à estomper les douleurs. L’Évangile nous indique ce qu’il y a véritablement à espérer. L’Évangile nous indique ce que chacun est en droit de vivre et quel est son devoir pour que cette vie-là advienne !

Ce que Jésus réalise, au moment où il prononce ces béatitudes et ces malheurs, c’est d’exorciser notre prédisposition au malheur. Jésus nous guérit du malheur en cassant le lien entre malheur et superstition (le malheur arriverait parce que quelqu’un, quelque part, nous veut du mal) et en cassant le lien entre bonheur et satisfaction (le bonheur tiendrait au fait qu’on est comblé). Autant le malheur vient de l’illusion que le bonheur consiste à posséder, autant le bonheur consiste à espérer une vie bonne. Choisissez votre camp.

Amen

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