Une religion qui ne se soumet pas aux normes

1 Samuel 1/1-23 
1 Et il y avait un homme de Ramathaïm-Tsophim, de la montagne d’Éphraïm, et son nom était Elkana, fils de Jerokham, fils d’Élihu, fils de Thohu, fils de Tsuph, Éphratien;  2 et il avait deux femmes: le nom de l’une était Anne, et le nom de la seconde, Peninna. Et Peninna avait des enfants, mais Anne n’avait pas d’enfants.  3 Et cet homme montait chaque année de sa ville pour adorer l’Éternel des armées et lui sacrifier à Silo; et là étaient les deux fils d’Éli, Hophni et Phinées, sacrificateurs de l’Éternel.  4 Et il arriva que le jour où Elkana sacrifia, il donna des portions à Peninna, sa femme, et à chacun de ses fils et de ses filles;  5 mais à Anne il donna une portion double, car il aimait Anne; mais l’Éternel avait fermé sa matrice.  6 Et son ennemie la chagrinait aigrement, afin de la pousser à l’irritation, parce que l’Éternel avait fermé sa matrice.  7 Et Elkana faisait ainsi d’année en année. Chaque fois qu’elle montait à la maison de l’Éternel, Peninna la chagrinait ainsi; et elle pleurait, et ne mangeait pas.  8 Et Elkana, son mari, lui dit: Anne, pourquoi pleures-tu? et pourquoi ne manges-tu pas? et pourquoi ton cœur est-il chagrin? Est-ce que je ne vaux pas mieux pour toi que dix fils?  9 Et Anne se leva, après qu’on eut mangé à Silo, et après qu’on eut bu; (et Éli, le sacrificateur, était assis sur un siège près de l’un des poteaux du temple de l’Éternel);  10 et elle avait l’amertume dans l’âme, et elle pria l’Éternel et pleura abondamment.  11 Et elle fit un vœu, et dit: Éternel des armées! si tu veux regarder à l’affliction de ta servante, et si tu te souviens de moi et n’oublies pas ta servante, et que tu donnes à ta servante un enfant mâle, je le donnerai à l’Éternel pour tous les jours de sa vie; et le rasoir ne passera pas sur sa tête.  12 Et il arriva que, comme elle priait longuement devant l’Éternel, Éli observa sa bouche.  13 Et Anne parlait dans son cœur; ses lèvres seulement remuaient, mais on n’entendait pas sa voix;  14 et Éli pensa qu’elle était ivre. Et Éli lui dit: Jusques à quand seras-tu ivre?  15 Ôte ton vin d’avec toi. Et Anne répondit et dit: Non, mon seigneur; je suis une femme qui a l’esprit accablé; je n’ai bu ni vin ni boisson forte, mais je répandais mon âme devant l’Éternel.  16 Ne mets pas ta servante au rang d’une fille de Bélial; car c’est dans la grandeur de ma plainte et de mon chagrin que j’ai parlé jusqu’à présent.  17 Et Éli répondit et dit: Va en paix; et que le Dieu d’Israël t’accorde la demande que tu lui as faite!  18 Et elle dit: Que ta servante trouve grâce à tes yeux! Et la femme s’en alla son chemin; et elle mangea, et elle n’eut plus le même visage.  19 Et ils se levèrent de bonne heure le matin, et se prosternèrent devant l’Éternel; et ils s’en retournèrent et vinrent dans leur maison, à Rama. Et Elkana connut Anne, sa femme; et l’Éternel se souvint d’elle.  20 Et il arriva que, quand les jours furent révolus, Anne, ayant conçu, enfanta un fils; et elle appela son nom Samuel: car je l’ai demandé à l’Éternel.  21 Et Elkana, son mari, monta avec toute sa maison pour sacrifier à l’Éternel le sacrifice annuel et son voeu.  22 Mais Anne ne monta pas, car elle dit à son mari: J’attendrai jusqu’à ce que l’enfant soit sevré; alors je le mènerai, afin qu’il paraisse devant l’Éternel et qu’il habite là pour toujours.  23 Et Elkana, son mari, lui dit: Fais ce qui est bon à tes yeux, demeure jusqu’à ce que tu l’aies sevré; seulement, que l’Éternel accomplisse sa parole! Et la femme demeura, et elle allaita son fils jusqu’à ce qu’elle l’eût sevré.

Chers frères et sœurs, ce premier chapitre des livres de Samuel, c’est un peu notre Église ; c’est beaucoup ce qu’elle pourrait être. C’est un chapitre qui parle de la religion, avec ses impasses et ses succès.

  1. La religion stérile

Ce premier chapitre des livres de Samuel, c’est un peu notre Église ; c’est beaucoup ce qu’elle pourrait être. C’est notre Église, qui ne vit pas selon une norme, mais selon l’espérance que suscite Dieu. Ici il est bien question de normes, mais lorsqu’il en est question, c’est pour dire que les normes provoquent la stérilité ; c’est pour dire que les normes font entrer les croyants dans des impasses. La norme, dans ce chapitre, c’est la régularité avec laquelle Elqana, cet homme du territoire d’Ephraïm se rend au temple de Silo : « chaque année, cet homme montait de sa ville à Silo, pour se prosterner devant l’Eternel Tsebaot et pour lui offrir des sacrifices (v. 3) ». Belle régularité ! Tout est bien calé. Et à chaque fois, le même rituel : « le jour où Elqana offrait son sacrifice, il donnait des parts à sa femme Penina ainsi qu’à tous ses fils et à toutes ses filles. Mais il donnait à Anne une part double ; car il aimait Anne (vv. 4-5) ».

Avec Elqana, la religion est sous contrôle. On sait exactement ce qu’on fait et ce qu’on fera. Pas d’imprévu. C’est toujours le même scénario, toujours la même liturgie. On a ses repères. On sait où on est. C’est confortable. C’est sécurisant. On est bien. On est bien…

Et c’est cela qui rend Anne stérile. C’est cette religion qui ferme son utérus, pour reprendre la formule exacte du texte hébreu. C’est cette religion qui fait de Dieu un examinateur qui scrute la régularité des gestes religieux qui empêche Anne d’être féconde. C’est cette religion qui fait de Dieu un être devant lequel il faut se prosterner régulièrement, selon la norme, qui rend Anne affreusement malheureuse et stérile.

Quel bonheur pourrait-on retirer, à vrai dire, d’une religion qui n’est que conformisme à une règle immuable ; conformisme à des conventions qui nous imposent des gestes, des attitudes qui sont effectuées de façon mécanique, sans plus y prendre gare. C’est Noël… il va falloir aller au culte. C’est Pâques, il va falloir chanter « Á toi la gloire »… C’est le deuxième dimanche du mois, il y aura la célébration de la cène. Et ainsi de suite. Quand la religion se résume à des normes, à des actes mécaniques, il se peut qu’elle apporte encore quelques soulagements – avoir accompli son devoir religieux, par exemple –, mais elle n’apporte plus le bonheur ni la grâce qui en est la cause et qui sont l’horizon de la religion biblique (Psaume 23).

Je comprends Anne à l’air maussade, profondément en proie au chagrin, pleurant et n’ayant plus goût à rien, n’ayant plus le moindre appétit. Qu’y aurait-il donc encore à attendre d’une telle religion, d’un tel Dieu et, par conséquent, d’une telle vie ? Comment notre espérance peut-elle encore tenir face à une vie qui tourne en boucle ?

Ce premier chapitre des livres de Samuel, c’est un peu notre Église ; c’est beaucoup ce qu’elle pourrait être. Elle a bien des habitudes, qui parfois prennent trop de place et mettent à mal la possibilité d’un mieux ; elle a bien des plis qui favorisent le même, le semblable, et qui empêchent de bien accueillir la nouveauté et les nouveaux-venus. Mais notre Église est aussi ce rassemblement d’hommes et de femmes qui ne se prosternent pas devant une norme. Notre Église est aussi le rassemblement d’hommes et de femmes qui ne s’alignent pas sur un modèle de vie – à ceux qui voudraient que chaque foyer soit composé d’un homme, d’une femme et de deux enfants – l’exacte réplication d’une génération sur l’autre –, la famille d’Elqana offre une alternative qui n’est pas récusée par le rédacteur biblique, ni valorisée, justement parce que le pire, c’est la norme, c’est de soumettre la vie à une dictature de la loi. Notre Église est une communauté où il est possible d’être en recherche d’une vie plus heureuse, plus joyeuse, plus satisfaisante, plus féconde. Notre Église est aussi l’assemblée de ceux qui n’entendent pas courber l’échine devant une divinité que d’aucuns disent toute-puissante, omniprésente et sachant tout du passé, du présent et de l’avenir et qui, du coup, rend stérile toute initiative, tout rêve, tout espoir, tout désir.

  1. Une religion féconde

Ce premier chapitre des livres de Samuel, c’est un peu notre Église ; c’est beaucoup ce qu’elle pourrait être. C’est un chapitre qui révèle l’importance des questions plutôt que des réponses, en matière de religion. C’est quand Elqana remarque la tristesse de sa femme et qu’il l’interroge pour lui demander ce qui cause son tourment, que celle-ci ressuscite (« Elle se leva » (v. 9), ce que la Septante traduit par anestè, qui sera l’un des termes de la résurrection dans le Nouveau Testament). Là où la réponse ferme les possibilités en faisant le choix d’une possibilité parmi d’autres, en disant quelle est la vérité, la question ouvre la réflexion, elle rend possible de nouvelles interprétations. Et alors que le prêtre siège de tout son immobilisme religieux, Anne s’est mise debout et elle est allée dans le temple de Silo, comme d’autres se rendent au temple de la rue de Maguelone. C’est qu’elle avait décidé de faire quelque chose de son amertume ; elle avait décidé de faire quelque chose de son malheur ; elle avait décidé que ça ne pouvait pas plus durer, que la tristesse ne doit pas être notre compagnon de route, ni l’amertume le moteur de nos journées. Anne se met à prier. Sa prière n’a rien d’orthodoxe ; elle marchande avec Dieu ; elle négocie une transaction qui n’a pas grand-chose à voir avec la grâce ; mais c’est le point de départ d’un nouveau rapport à la vie.

Anne tente quelque chose. Voilà qui est bien différent de la soumission docile à laquelle elle s’était habituée. La force de l’habitude perd de sa vigueur. Anne se révolte. Elle n’accepte plus sa situation ; elle n’accepte plus cette vie qui n’en est plus une. Et cela lui vient du fond du cœur, et même de plus loin, de cet utérus qui était désespérément fermé et qui vient de s’ouvrir non pas miraculeusement, mais parce qu’elle vient de se convertir à une autre image de Dieu. Pourquoi pleurer ? Pourquoi ne pas manger ? Pourquoi avoir le cœur attristé ? Est-ce bien là notre vocation ? Est-ce bien là ce que Dieu attend de nous ?

Notre religion consisterait-elle à se morfondre ? Notre vie serait-elle l’histoire d’un chagrin perpétuel ? Certes non ! Ce premier chapitre des livres de Samuel, c’est un peu notre Église ; c’est beaucoup ce qu’elle pourrait être. Un lieu où l’excès de douleur et le chagrin peuvent faire parler alors que nous étions jusque-là enfermés dans le silence, dans le mutisme. C’est un lieu pour la parole qui n’a pas besoin d’être lisse, douce, conforme, bien normée. C’est un lieu où il est possible d’épancher son âme dans le dialogue intérieur, mais devant l’Éternel. Il ne s’agit pas de faire des démonstrations massives, mais de penser à ce qui nous taraude en prenant Dieu pour visée… non pas penser à notre malheur avec nos critères – sans quoi nous ne nous en sortirons jamais – mais penser notre situation à la hauteur de l’Éternel, qui est le Dieu de tous et de chacun, et qui n’est pas un Dieu qui tient une comptabilité, mais qui est ce qui injecte la grâce dans nos petits calculs.

Ce face à face d’Anne avec l’Eternel l’ouvre à une autre histoire possible. Ce face à face sort Anne de son impasse et lui donne l’occasion de devenir sujet de son histoire, alors qu’elle n’était jusque-là qu’un objet qu’on entretenait. Ce face à face avec l’Eternel la sort de son inconsistance. Elle peut rétorquer au prêtre qui pense qu’elle a trop bu qu’elle n’est pas une femme de rien, « une fille de Bélial » (v. 16). Anne peut désormais tenir la dragée à toute personne qui s’opposera à elle, car, pour rependre la formule du théologien Paul Tillich, elle a accepté le fait qu’elle soit acceptable en dépit du fait qu’elle s’imaginait être inacceptable. C’est le moment de la foi. C’est le moment de la religion féconde. C’est le moment où elle peut identifier ce qui sera salutaire pour elle. C’est le moment où elle ne se soumettra plus à l’ordre des choses, aux normes imposées à l’aveugle, aux cotes mal taillées.

Ce premier chapitre des livres de Samuel, c’est un peu notre Église ; c’est beaucoup ce qu’elle pourrait être. Une société où la liberté individuelle n’est pas sacrifiée sur l’autel de l’usage commun. Une société où il est possible d’être celui qu’on devient, sans avoir à s’excuser. Une société où on n’impose pas notre rythme aux autres et où les autres ne nous imposent pas leur rythme, ni leurs dadas, ni leurs fantasmes, ni leurs réponses. C’est la société ouverte par les questions ; c’est la société qui se méfie de ceux qui ont trouvé les réponses. C’est la société de ceux qui reprennent goût à la vie, de ceux qui retrouvent de l’appétit. C’est la société de ceux qui font ce qui est vivable à leurs yeux. C’est la société de ceux qui pensent la vie pour qu’elle ne soit pas affligeante. C’est la société de l’audace, du culot, de l’ambition. C’est la société de ceux qui agissent pour rendre chacun à sa vocation personnelle.

Amen

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