Numa Hambursin a réalisé, au Mo.Co., une exposition qui mérite d’être vue, savourée et méditée. En mettant en tension des œuvres d’art plastique et des textes qui leurs sont liés, un cheminement s’ouvre au fil des décennies, jusqu’à nous poser la question de notre rapport à l’art et à la vie.
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La peinture en partage
Les auteurs (Diderot, Baudelaire, Claudel, Valéry, Beauvoir, Ponge, Malraux…) dont les textes sont affichés en contrepoint d’œuvres exposées, n’ont pas d’abord cherché à composer des critiques d’art. À une époque où il n’était pas aussi facile de se déplacer que maintenant, alors que les moyens de communication ne permettaient pas de voir la production artistique depuis son domicile, les écrivains ont d’abord cherché à offrir les tableaux à ceux qui ne pouvaient pas les voir. Il s’agissait, avant toute chose, de les décrire, d’exprimer les émotions qu’ils pouvaient susciter.
Pour le visiteur de cette exposition, cet aspect de la critique d’art est précieuse : cela nous rappelle qu’il n’est pas prioritaire d’avoir un avis sur le tableau qu’on regarde. Nul n’est obligé de sortir d’une exposition en devant répondre à cette question qui n’est pas légitime : « qu’est-ce que tu en as pensé ? ». Mieux vaudrait demander « qu’as-tu vu ? »
Les peintres nous apprennent à voir le monde ou, plus exactement, ils nous offrent leurs visions du monde et, ce faisant, ils nous apprennent à voir le monde.
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La peinture a-t-elle un sens ?
J’ai souvent entendu que la peinture n’est pas là pour donner du sens à la vie, ni pour se positionner sur des questions de société. C’est sûrement moins vrai pour une grande partie de l’art contemporain qui cherche à dénoncer des injustices, des désordres sociaux, des atteintes à la liberté.
Mais la peinture n’est-elle pas, toujours, confrontée à la question du sens ? Les peintres n’interprètent-ils pas la réalité qu’ils ont sous les yeux ? Entre le réel (les choses telles qu’elles sont), la réalité (les choses telles qu’elles sont pour quelqu’un) et ce qu’exprime un peintre, il y a des écarts qui donnent une orientation, un sens, au sujet peint sur la toile.
Cette exposition de textes placés en regard d’œuvres révèle le sens produit par l’interprétation de l’auteur. Ce sens prolonge ou infléchit le sens que l’artiste à créé en faisant tous les choix artistiques qui ont conduit à une œuvre (choix des matériaux, choix du cadrage, choix de ce qui est représenté, de ce qui est amplifié, recomposé etc.). Et celui qui regarde une exposition ajoute, à son tour, du sens à tous ces sens.
Même quand une œuvre ne semble pas avoir de sens, quand elle suscite en nous l’incompréhension, elle crée néanmoins du sens. En effet, tout ce que nous voyons, tout ce que nous percevons, enrichit notre base de données personnelle, à partir de laquelle nous appréhendons la vie. Ce qui est étrange comme ce qui nous est familier vient enrichir notre mémoire, cette mémoire dans laquelle nous piochons ce qui nous permettra de penser quelque chose de notre présent, ce qui nous permettra d’avoir une meilleure compréhension de la vie ou, à tout le moins, une plus grande sensibilité à ce qui constitue la vie. C’est en accumulant des expériences de la vie que nous pouvons reconnaître ce qui fait la vie dans sa complexité, et l’apprécier.
Voir, démultiplier les découvertes, donne de l’épaisseur et de la variété à nos expériences du monde. Cela permet d’éduquer notre regard et, surtout, notre intelligence de la vie. Cela permet d’aiguiser notre sensibilité au réel, comme le font les récits, les mythes, qui nous familiarisent avec les aspects non matériels de l’existence. Bien des textes bibliques ne cherchent pas à dire ce qu’il faut faire, ce qu’il faut penser, ce qu’il faut croire. Les textes bibliques sont là pour nous faire découvrir des aspects de la vie que nous n’avions pas encore soupçonnés, afin de le repérer dans notre quotidien. En ce sens, la lecture de la Bible est un équipement précieux pour être moins désemparés face à ce que nous observons autour de nous. Regarder la production artistique, la scruter, la méditer, c’est acquérir une meilleure connaissance de l’existence.
Ainsi, la critique d’art qui a commencé par décrire ce qui était visible, montré, a-t-elle vu juste sur le sens de l’art qui est celui de la révélation. L’artiste crée en révélant une vérité ou des potentialités que seule une âme sensible peut distinguer.
On parle souvent du sculpteur qui révèle le cheval qui était jusque-là dissimulé dans le bloc de pierre. Les textes bibliques nous emmènent plutôt dans la direction du créateur qui révèle l’identité véritable d’une chose, d’un être (Dieu nomme ce qui fait notre monde, en Genèse 1) et qui révèle les potentialités des situations, des êtres (Dieu donne une mission à tout ce qui fait notre monde, en Genèse 1). La Bible est comme une exposition des ressorts de la vie.
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Trouver sa place dans le monde
Si je prends le cas du boxeur peint par Eduardo Arroyo, il nous fait entrer dans la galerie de la « Comédie humaine ». Il n’a pas les traits des stars du ring qui peuplent notre imaginaire. Ses abdominaux ne sont pas dessinés, bien au contraire. Il a une attitude nonchalante alors qu’on attend d’un boxeur qu’il soit combatif, agressif. Ce boxeur ne fait pas peur. Il n’inquiète pas. Est-ce seulement un boxeur ? On imagine cette personne plus volontiers au comptoir d’un bar où il referait le monde avec quelques connaissances.
Mais n’est-il pas combatif, en réalité ? Son visage n’exprime-t-il pas qu’il a reçu des coups, dans la vie. Or il est encore là, debout, en garde, prêt à affronter ce qui arrive. Il n’a pas l’allure aérienne de l’autre boxeur représenté à sa gauche qui fait preuve d’une souplesse indéniable. Le boxeur Yanek Walzack semble empêtré dans une pesanteur qui l’emprisonne. Mais n’est-ce pas une manière de dire la gravité de cet homme qui vaut bien plus que l’image qu’on peut se faire d’un cogneur ?
La poire d’entraînement qui pend, dégonflée, au milieu de gants remisés, n’exprime-t-elle pas le tragique de l’existence, l’essoufflement de toute vie, l’impossibilité de l’éternelle jeunesse du boxeur de gauche ? Et l’artiste dit alors que cette fragilité de la vie est une donnée qu’il connaît, comme Dieu connaît le fait que nous soyons fragiles comme la fleur des champs (Psaume 103). C’est une donnée que Dieu connaît bien, et qu’il prend en charge, car Dieu nous prend en charge tel que nous sommes, avec nos élans et nos fatigues, avec notre grandeur et nos chemins de croix. C’est là l’image du père compatissant que dessine le psaume 103. Et, face à ce boxeur sans éclat, je fais, moi aussi, l’expérience de la compassion.
Ce triptyque m’aide à remettre chaque chose à sa juste place, n’accordant pas plus de crédit aux apparences que ne le fit autrefois le jeune David face à Goliath, contrairement au roi Saül qui fut médusé. Jésus, lui-même, alla au-delà des apparences pour remettre au cœur de la société des personnes qui en avaient été exclues à causes des conventions sociales ou religieuses. Ainsi, l’art nous rend familier du monde tel qu’il est, ce monde que Dieu a aimé et que nous avons parfois du mal à ne pas haïr. Une exposition du monde est une étape vers la possibilité de l’aimer car on a tendance à aimer que ce qu’on connaît.
Cette exposition est un parcours susceptible d’éveiller un peu d’humanité dans un monde où les brutes ne sont pas toujours celles qu’on soupçonne – Christine Angot et Patrick Bouchain en ont fait une mise en scène qui ne remplira personne d’un profond bonheur, mais qui éveillera les consciences, assurément.
4. la littérature inspiratrice
une succession d’interviews d’artistes permet d’établir les liens entre la littérature et leur création. Parfois c’est la coopération directement avec un écrivain (ou, du moins, la possibilité d’une telle coopération) qui provoque la création. Ainsi, Clara Rivault explicite-t-elle les interactions fructueuses qu’elle a repérées avec la littérature.
Pour Vincent Bioulès, qui a toujours aimé lire et relire, s’est rendu compte de l’impact qu’une œuvre littéraire comme celle de Chateaubriand a pu avoir sur son propre travail : « Chateaubriand nous suggère des paysages, des espaces, sans jamais les décrire, et il nous laisse la liberté de les inventer personnellement. Et c’est pour ça que je trouve ça très émouvant. »
Parlant de Marie-Hélène Lafon qui évoque souvent le Cantal, il relève : « elle n’en fait pas, paradoxalement, des descriptions précises. Il y a simplement des suggestions colorées qui permettent de comprendre pourquoi elle est si profondément attachée à l’endroit où elle est née. »
On comprend mieux le sens du travail de Bioulès : lui même entend que sa peinture est qualifiée de figurative alors qu’il ne pense pas qu’elle soit descriptive. « Elle suggère plutôt un espace, un rapport à la lumière et à l’espace, plutôt qu’elle ne décrit le monde qui m’entoure. Et je n’ai pas pour autant conscience d’être un peintre impressionniste. Mais si on me demandait pour j’ai fait à nouveau de la peinture figurative à un moment, c’est parce que je m’étais rendu compte que dans les tableaux abstraits, que je peignais avec beaucoup de conscience, ces tableaux donnaient très vive la sensation de créer un espace, de creuser quelque chose. Le paysage a donc été la réponse à ce que je percevais comme étant en train de faire et qui ne pouvait me satisfaire pleinement. »
Entre les lignes. Art et littérature.
Une exposition à voir au Mo.Co. 13, rue de la République – Montpellier. Du mardi au dimanche 11h-18h. Et Mo.Co. Panacée 14 rue de l’École de Pharmacie.
du 2 mars au 19 mai 2024
Merci James pour ce brillant et alléchant parcours qui ouvre l esprit à ma curiosité et à la meditation
J y cours dės que possible..
Suzanne