Noël, tout sauf le sacrifice

Outre le merveilleux qui s’exprime dans la naissance du nouveau-né de Bethléem, Noël charrie son lot de malheur. Marie et Joseph ne trouvent pas de place pour s’installer alors que le moment est venu de faire venir leur enfant au monde (Luc 2/7). Plus grave, le roi Hérode décide le massacre de tous les enfants de moins de deux ans pour s’assurer que ce Jésus, dont les mages ont dit qu’il était le roi des Juifs, n’ait aucune chance de lui ravir son trône (Matthieu 2/16). Gouverner c’est prévoir, décider c’est couper des têtes.

Face à cette menace, Marie et Joseph ne sont pas secourus par une armée céleste qui prendrait la défense du bébé ; Hérode et ses sbires ne sont pas terrassés par une crise cardiaque ; le palais royal ne s’enflamme pas ni ne s’effondre. Rien de surnaturel n’intervient pour sauver l’enfant du funeste destin que le roi en place lui a préparé. Rien de surnaturel par rapport à l’ordre physique ou biologique du monde, mais ce qu’un messager de Dieu va proposer à la jeune famille pour échapper au massacre est proprement surnaturel, puisqu’il va être question de fuir (Matthieu 2/13). Là où nous attendions peut-être un messie glorieux, triomphant, qui instaure le royaume de Dieu en un instant, c’est un bébé qui est apparu sur la scène biblique. Là où nous attendions peut-être une réaction d’une force extraordinaire pour préserver l’enfant, c’est la fuite qui est choisie.

Noël est décidément l’histoire de la fragilité, de la faiblesse, de la non-force. Il n’y aura pas d’affrontement terrible entre le roi et le messie, ni entre le politique et le théologique. Le messie s’esquive, le théologique bat en retraite. Pour les esprits belliqueux, il pourrait y avoir là un motif qui disqualifie le christianisme, cette religion qui refuse l’épreuve de force ou qui n’est pas en mesure de faire face au mal et qui n’a pas d’autre moyen que d’aller se cacher. Mais pensons ce qu’implique cette fuite en Égypte pour découvrir que l’Évangile de Noël est bien la Bonne nouvelle de la vie qui peut l’emporter, malgré tout.

1. La vie fraye son chemin

Le premier point que je relève est qu’en s’enfuyant avec l’enfant, Joseph sauve l’enfant d’une mort inéluctable. Au lieu de contester les moyens qui ne sont pas très dignes pour ceux dont l’honneur consiste à mourir plutôt que de se rendre, commençons par constater que l’objectif est atteint : Jésus est sauvé et c’est Hérode qui mourra le premier (Matthieu 2/19), ce qui laissera le champ libre pour rentrer au pays.

La manœuvre n’est peut être pas très glorieuse, mais elle est efficace. Cela indique que l’Évangile n’est pas seulement utopiste, il est aussi pragmatique. Et ce pragmatisme s’organise autour de quelques points parmi lesquels le soin des vivants. L’Évangile est pratique et ne se préoccupe pas des formes canoniques, encore moins quand elles empêchent la vie de frayer son chemin. Fuir ne fait peut-être pas partie de votre code d’honneur, mais l’Évangile ne voit aucun intérêt à sacrifier le messie sur l’autel de votre code d’honneur. Il y a mieux à faire que d’offrir sa mort en spectacle : il y a offrir sa vie pour ceux que l’on aime (Jean 15/13). L’amour de l’autre peut prendre bien des chemins différents. La fuite en est un quand elle permet de sauver un être. Cela sera d’ailleurs confirmé dans le livre de l’Apocalypse, ce dernier livre de la Bible, écrit en plein contexte de persécutions. Si le chrétien est appelé au martyr (témoignage de sa foi), il n’est pas appelé au suicide. Il ne lui est pas demandé de se jeter dans la gueule du loup ou du lion. Face au danger extrême qui menace l’enfant qui vient de naître, celui-ci est enlevé auprès de Dieu, et il est précisé que sa mère s’enfuit au désert où Dieu lui avait préparé une place (Apocalypse 15/5-6).

L’esprit de sacrifice qui consiste à s’exposer mortellement au danger n’est pas l’affaire de l’Évangile qui s’évertue à ouvrir tous les chemins possibles pour prendre soin des personnes et leur permettre de s’épanouir. L’Évangile fait de nous un être-pour-la-vie et non un être-pour-la-mort.

2. Aimer ses ennemis

Un deuxième point est à relever qui va dans le sens de la vie qui l’emporte malgré tout : on ne se sauve pas sur le dos des autres. On ne défend pas sa position en décimant autour de nous.

Admettons que Jésus, Marie et Joseph, Dieu, aient eu les moyens matériels de s’opposer à Hérode et à son bras armé, quel aurait été le résultat sinon le sang répandu parmi la multitude et non pour la multitude. L’Évangile ne fait pas la promotion des charniers. L’Évangile n’offre pas le goût du sang comme remède à nos malheurs. L’Évangile vise la fraternité universelle qui passe par le respect de chacun et donc la préservation des ennemis. Cela est proprement surnaturel, je ne le répéterai jamais assez.

Cette approche de l’ennemi n’est pas sans anticiper ce que sera la dialectique du maître et de l’esclave développée par le philosophe Hegel (1770-1831). Prenons le cas du bébé Jésus qui est sous le coup de l’hostilité d’Hérode. Admettons que la famille de Jésus prenne les armes ou qu’elles soient munies de forces surnaturelles pour éliminer les adversaires ; le résultat aurait été la mort de l’un des protagonistes et probablement de quelques partisans des deux côtés. Cela aurait été profondément contraire à l’esprit de l’Évangile qui refuse le principe du sacrifice puisqu’il cherche à aider la vie à se frayer un chemin dans les broussailles qui lui sont hostiles. La plus grande fidélité qui soit à l’Évangile est de préserver nos ennemis du mal qu’ils veulent nous faire. Cela peut se faire en neutralisant leur force de frappe, en les dissuadant de se livrer à des actes féroces sans quoi les représailles seront terribles ; cela peut se faire aussi en refusant le combat et en prenant la fuite. Ce pourrait être une leçon de l’art de la guerre évangélique : ne livre pas une bataille que tu ne peux pas remporter en te sauvant et en sauvant également ton adversaire.

Cet art de la guerre peut prêter à sourire. Il ne semble pas très opérationnel quand on pense aux grands conflits armés, à la menace terroriste ou à de grands défis tels que le réchauffement climatique qui est une menace de premier ordre. La fuite n’est-elle pas l’affaire des lâches ?

3. Le courage d’être plutôt que le courage de ne plus être

La Bible, qui est vraiment très pragmatique, contient cette parole de sagesse de Qoheleth (9/4) qui déclare qu’il vaut mieux être un chien vivant plutôt qu’un lion mort car, pour tous ceux qui vivent, il y a de l’espérance (ce qui est devenu un dicton de la sagesse populaire : tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir). Autrement dit, quel est le bénéfice de mourir au champ d’honneur ? Une fois qu’on est mort, comment peut-on encore servir la cause que l’on défendait ? Qu’est-ce que Jésus aurait sauvé en mourant au bout de huit jours ? En quoi aurait-il été le messie ? Et ceux qui ont été nommés martyrs de la foi chrétienne parce qu’ils ont été abattus en raison de leur foi, en quoi ont-ils fait avancé la foi, pour ne prendre que ce point-là ?

Il arrive qu’on me dise que leur mort injuste aurait été la raison de nombreuses conversions parmi les foules stupéfaites de voir un tel courage chez des personnes livrées aux lions, aux flammes ou toutes sortes d’horreurs. Mais à quoi ces personnes se sont-elles converties ? À une religion qui encourage la pulsion de mort ? A une foi qui nous attire dans les bras de nos bourreaux pour rejoindre plus rapidement les tables éternelles ? Le témoignage de toutes ces personnes mortes pour leur foi ne m’inspire rien de bon. Il ne me rend ni plus intelligent, ni plus aimant. Il ne m’aide pas à voir le visage de Dieu que le Christ Jésus a révélé, lui qui a vécu de manière diamétralement opposée à ce fanatisme religieux qui fait du sacrifice un art de mourir. Le Christ nous a plutôt enseigné l’art de vivre, le courage d’être – et non le courage ne plus être.

L’Évangile de Noël qui est traversé de faiblesse apparente et de vulnérabilité me semble d’une puissance infinie pour sauver notre monde des cercles vicieux de la violence. La fuite en Égypte qui précède le retour au pays m’apparaît comme une belle esquive rotative comme nous en faisons à la boxe pour éviter de prendre un vilain crochet qui pourrait nous démonter la mâchoire et nous laisser chaos. L’Évangile nous enseigne l’art de l’esquive qui nous évite de jeter l’éponge tout en nous encourageant à faire preuve d’imagination pour trouver des moyens de nous en sortir collectivement. Nul ne saurait être sacrifié au nom du Christ Jésus qui, dès l’épisode de Noël, met fin au sacrifice.

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