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Exode 20/18-24
18 Tout le peuple entendait les tonnerres et le son de la trompette; il voyait les flammes de la montagne fumante. À ce spectacle, le peuple tremblait, et se tenait dans l’éloignement. 19 Ils dirent à Moïse: Parle-nous toi-même, et nous écouterons; mais que Dieu ne nous parle point, de peur que nous ne mourions. 20 Moïse dit au peuple: Ne vous effrayez pas; car c’est pour vous mettre à l’épreuve que Dieu est venu, et c’est pour que vous ayez sa crainte devant les yeux, afin que vous ne péchiez point. 21 Le peuple restait dans l’éloignement; mais Moïse s’approcha de la nuée où était Dieu. 22 L’Éternel dit à Moïse: Tu parleras ainsi aux enfants d’Israël: Vous avez vu que je vous ai parlé depuis les cieux. 23 Vous ne ferez point des dieux d’argent et des dieux d’or, pour me les associer; vous ne vous en ferez point. 24 Tu m’élèveras un autel de terre, sur lequel tu offriras tes holocaustes et tes sacrifices d’actions de grâces, tes brebis et tes bœufs. Partout où je rappellerai mon nom, je viendrai à toi, et je te bénirai.
Chers frères et sœurs, cette nouvelle expérience du couvre-feu instauré ce week-end peut-être l’occasion d’une nouvelle expérience spirituelle. C’est l’expérience de Moïse, c’est l’expérience de l’apôtre Paul, c’est l’expérience de Jean de la Croix, l’expérience de Maître Eckhart. C’est l’expérience de Dieu, sans distance, sans médiation. C’est l’expérience de Dieu, rien que Dieu.
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La nuit obscure
L’expérience de Moïse commence par l’entrée dans ce que le rédacteur biblique nomme l’obscurité. Le traducteur grec a rendu cela par gnophos, la ténèbre. C’est ce que Jean de la Croix nomme la « nuit obscure ». Je cite la première strophe de son poème :
« Au milieu d’une nuit obscure,
D’angoisses d’amour enflammée,
oh, la bienheureuse fortune !
Je sortis sans être aperçue,
Ma demeure étant pacifiée. »
À défaut de rejoindre la nuit effervescente, pourquoi ne pas en profiter pour entrer dans une nuit obscure, notre demeure étant pacifiée ?
À la strophe suivante, Jean de la Croix dit ceci :
« Je gravis dans l’ombre très sûre,
Déguisée, l’échelle secrète,
Oh la bienheureuse fortune !
Dans les ténèbres, en cachette,
Ma demeure étant pacifiée. »
Dans la tranquillité de la nuit où plus aucune activité n’agite le corps ni l’esprit, loin des turpitudes de la vie quotidienne, gravir l’échelle secrète qui nous fait accéder à notre intériorité. Entrer dans la nuit obscure comme on entre en religion, loin du peuple qui est fasciné par les lumières de la ville, le tonnerre, les éclairs, le bruit des affaires, les vibrations du monde. S’éloigner, un moment, du cœur battant du monde pour se mettre à l’écoute de son propre cœur. C’est l’expérience de Moïse, ce sera l’expérience d’Élie au Mont Horeb, pendant une nuit, justement (1 R 19/9), qui découvre que Dieu n’est ni dans le grand vent violent, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu, mais dans une voix de fin silence (v. 12).
L’expérience de Dieu ne se fait pas dans ce qui est brillant ou éclatant ; elle ne se fait pas au milieu du peuple rassemblé qui exulte, qui s’agite. L’expérience de Dieu se fait dans la nuit obscure, dans la ténèbre, dans le chaos de l’existence plutôt que dans l’excitation populaire. L’expérience de Dieu commence selon ce que notre culte donne à vivre : dans l’ombre de Dieu auquel on s’en remet (c’est le sens de la louange au début du culte), nous entrons en nous-mêmes, dans la profondeur de notre être, par la prière de repentance qui est moins la liste de nos fautes de la semaine, que la sortie de soi hors des certitudes qu’on n’interroge plus. La prière de repentance est une démarche de vérité, dans la nuit obscure de notre existence, dans notre ténèbre. C’est une démarche de vérité qui nous permet de laisser derrière nous les images pieuses qu’on se fait de soi et qui n’ont que peu à voir avec ce que nous sommes vraiment.
Cette entrée dans la nuit obscure, c’est le travail sur l’orgueil que font tous ceux qui entreprennent une démarche de foi, qu’elle soit guidée par Ignace de Loyola ou par Pierre de Bérulle pour l’école française de spiritualité, qu’elle soit guidée par les personnages bibliques, Paul inclus qui parlera de l’écharde dans sa chair. C’est dans la nuit obscure que se vit l’expérience de Dieu parce qu’il nous faut devenir comme aveugles, nous font comprendre les mystiques qui nous ont précédés sur cette voie. Je cite Jean de la Croix : l’âme « doit se vider si complètement de tout ce qu’elle peut recevoir, qu’au milieu même des dons surnaturels, elle en reste comme dépouillée, et demeure dans les ténèbres, en aveugle, appuyée sur la foi obscure qu’elle a prise pour son guide et sa lumière, ne s’appuyant sur rien de ce qu’elle connaît, de ce qu’elle goûte, de ce qu’elle sent, de ce qu’elle se représente. »[1]
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Une foi agnostique
Si la nuit obscure est le cadre propice pour faire l’expérience personnelle de Dieu, ce qui caractérise cette expérience et donc ce qui caractérise la foi, c’est la non-connaissance, le non-savoir, je parlerais même d’agnosticisme. Lorsque Paul, sur le chemin de Damas, fait l’expérience mystique qui le conduira à devenir le plus important des apôtres du Christ Jésus, le rédacteur du livre des Actes des Apôtres écrira que Paul vit « rien », non pas « Paul ne vit rien », mais bien « Paul vit “rien” » (Actes 9/8) et Maître Eckhart de commenter : « et ce rien était Dieu »[2].
L’expérience que la foi fait de Dieu, c’est que Dieu est rien, rien que Dieu. Il n’est ni quelque chose qu’on saurait, ni quelqu’un qu’on connaîtrait. La nuit obscure conduit à cette expérience qui vaut aussi pour Moïse : Dieu est rien au sens où l’expérience de Dieu nous fait abandonner nos savoirs, nos prétentions à définir Dieu. Moïse n’annonce pas au peuple que tout ce qui se passe arrive pour savoir ce qu’est Dieu ou pour connaître Dieu, mais pour que sa crainte soit devant la face du peuple (Ex 20/20).
L’expérience de Dieu n’est pas une expérience gnostique qui nous initierait en nous faisant savoir qui est Dieu. L’expérience de Dieu est une expérience agnostique, une expérience qui fait tomber tout savoir sur Dieu parce que Dieu n’est pas une chose ou une personne qui serait l’occasion d’un savoir particulier. La foi en Dieu est une foi agnostique. On pourrait dire que Moïse entre dans le nuage de l’inconnaissance.
Ici, Dieu n’est pas un objet de savoir ou de connaissance. Dieu est ce qui provoque le sentiment religieux, ce qui nous sensibilise à ce qu’il y a de plus vrai dans la vie, à ce qu’il y a de plus sacré – l’expérience du sacré étant faite d’un mouvement paradoxal de profonde attirance et de peur panique, la crainte de l’Éternel que Moïse annonce au peuple, expression qui sera utilisée ensuite pour désigner les croyants, qui sont donc des « craignant Dieu ». Ceux qui savent Dieu, ceux qui prétendent pouvoir parler au nom de Dieu, ceux qui savent ce que Dieu voudrait, ne parlent pas de l’Eternel, le Dieu que révèlent les textes bibliques, mais du Dieu de leurs fantasmes et tout particulièrement de leur fantasme de toute-puissance.
Ne pas se tromper de Dieu est d’ailleurs l’objet de cette théologie qui se fonde sur l’expérience personnelle de Dieu et qui permet de rejeter tout ce qui n’est pas Dieu. C’est la théologie négative, ou plus exactement la théologie apophatique, c’est-à-dire la théologie qui rejette au loin (apo) ce qui n’est qu’une opinion (phèmi). La théologie, ici, rejette la République des opinions où chacun à quelque chose à dire pour se rendre intéressant ; la théologie privilégie les convictions passées par la nuit obscure, par le tamis de la critique et le feu de l’expérience personnelle confrontée à Dieu.
C’est cette théologie qui repousse les lieux communs, les évidences invérifiées, les discours péremptoires non argumentés. C’est cette théologie qui évite de faire à côté de Dieu : des idoles, des dieux d’argent, d’or ou de bricoles. C’est aussi le travail de Thérèse de Lisieux, qui a réformé le Carmel avec Jean de la Croix, et qui dans son traité sur les demeures de l’âme[3] consacre une partie sur les tromperies dans le cadre de la prière, dans le cadre des activités spirituelles, car nous pouvons fort bien nous attacher à des choses vaines, qui nous apportent une satisfaction momentanée, mais qui n’ont rien de divin et tout du Démon, pour reprendre le terme de Thérèse d’Avila, qui s’applique si bien à ceux qui déclarent faire justice au nom de Dieu alors qu’ils ne font que transformer leurs frustrations et leurs rancunes en force de destruction (daemon).
Ce travail de la théologie négative, de la théologie apophatique qui repousse au loin les opinions infondées, c’est le travail patient décrit avec détail par le philosophe René Descartes dans Le discours de la méthode : c’est le travail du doute. C’est le travail du doute qui peut nous aider à nous débarrasser de toutes les fausses idées, de toutes les opinions de pacotilles que nous tenons pour des vérités sur Dieu et qui ne sont que des inventions personnelles qui nous arrangent bien. Voilà pourquoi il ne peut pas y avoir de délit de blasphème : c’est parce qu’il ne peut y avoir de blasphème. Considérer qu’un propos ou un dessin ou une mise en scène… peut être sacrilège au sens d’une atteinte à Dieu, c’est avoir une bien piètre idée de Dieu et, surtout, n’avoir pas fait l’expérience de Dieu qui est toujours au-delà de Dieu, pour rependre une expression de Paul Tillich, c’est-à-dire toujours au-delà de ce que nous en pensons et disons. Surtout, Dieu est toujours au-delà de ce que nous faisons de Dieu. Dieu est au-delà de nos idolâtries, comme il est aussi au-delà de notre religiosité.
C’est tout l’intérêt de ce verset sur la construction de l’autel, cet objet utilisé pour accomplir les sacrifices qui, dans la pratique du judaïsme à l’époque du temple de Jérusalem, est la manière la plus élevé d’être en communion avec Dieu. L’ordre de bâtir un autel s’accompagne d’une promesse de bénédiction qui contient un enseignement théologique capital : ce n’est pas nous qui faisons venir Dieu, ni avec nos bonnes pratiques, ni avec nos bonnes paroles, ni avec nos bons sentiments, ni avec notre bonne bouille. C’est Dieu qui vient, partout où il invoque son nom : c’est Dieu qui a l’initiative de sa présence et non pas nous. C’est une manière de dire que nous ne contrôlons pas le divin, nous n’avons pas la main sur le divin.
Par conséquent, dire Dieu, cela ne peut se faire qu’avec une extrême humilité et avec la conscience que nous n’avons jamais accès qu’aux traces de Dieu, comme Moïse ne verra que les arrières de Dieu et non sa face (Ex 33) ; autrement dit, il verra la trace de Dieu dans l’histoire humaine, il verra les effets de Dieu dans la vie des personnes. Ainsi, un autre grand mystique, Angelus Silesus, écrira : « les dons de Dieu ne sont pas Dieu : qui prie Dieu pour ses dons est bien dans le malheur. C’est la créature qu’il adore et non le Créateur »[4]. En d’autres termes, prier Dieu pour ses dons, c’est s’intéresser à Dieu pour son propre profit, c’est une posture narcissique et perverse, comme le sont les fanatiques qui confondent Dieu avec leurs propres aspirations.
La foi agnostique est une libération des formes religieuses qui s’arrogent des bouts de Dieu pour en faire, le plus souvent, des instruments de pouvoir. La foi agnostique est une libération à l’égard des discours qui prétendent détenir Dieu – ce qui revient à en faire sa chose, autrement dit pas grand-chose. La foi agnostique est une libération pour notre spiritualité qui, une fois débarrassée de tout ce qui n’est pas Dieu, est disponible pour recevoir l’empreinte de Dieu et peut être inspirée par Dieu ; Dieu…Ce qui arrache notre humanité à sa nature chaotique, ce qui fait œuvre de réconciliation entre les fratries divisées, ce qui nous permet d’être face à la vérité, ce qui fait crier et pleurer les prophètes, ce qui fait jaillir les psaumes, ce qui suscite la sagesse, ce qui met le « Magnificat » dans notre bouche, etc.
L’Éternel n’est pas un daemon, force de destruction ; l’Éternel n’est pas un dynamisme destructeur ; l’Éternel est le dynamisme créateur de notre vie ; l’Éternel est ce qui fait venir à l’existence ce qui n’existe pas encore ; l’Éternel est ce qui suscite notre volonté irrépressible du bonheur.
Amen
[1] Jean de la Croix, Montée au Carmel, II, 4.
[2] Eckhart, Sermon 71.
[3] Thérèse d’Avila, Le château intérieur ou les demeures de l’âme, V, 1.
[4] Angelus Silesus, Le pèlerin chérubinique, I, 174.
À le lire et relire à écouter et réécouter pour saisir l’importance de ce message.
Merci James.je n’ai jamais entendu un « commentaire « aussi puissant qui dise si bien ce qui me tournait dans la tête sans savoir L ‘analyser. À lire,relire et s’en imprégner pour ne pas retourner au Dieu fait à mon image.
Merci.
Magnifique !
« Moïse s’approcha dans la nuée où était Dieu». «Paul vit rien». L’un s’approche. L’autre voit. S’approche vers quoi … voit quoi …. Dépouillement des certitudes qui permet d’aller vers … de regarder vers … « la nuée ». Abandonner les béquilles dogmatiques et affronter le « nuage de l’inconnaissance » selon votre expression si juste James Woody.
Merci à James pour cette belle envolée vers le Dieu inconnaissable et imprenable ( sur lequel on ne peut mettre la main et le manipuler à notre profit comme le font les fondamentalistes de tous bords !) Mais tout de même notre foi n’est pas totalement agnostique, sinon nous serions juifs ou musulmans. Car elle s’appuie sur Jésus le Christ qui a dit lui même : Qui m’a vu a vu le Père ! Ainsi comme le dit une belle déclaration de foi réformée : Jésus Christ nous révèle le visage et le nom de DIeu : Père. C’est ce Dieu Père de Jésus Christ que Paul a découvert une fois les écailles tombées de ses yeux. Comme tout autre mystique chrétien, Il a « revêtu » le Christ qui l’unit à Dieu par l’Esprit. Et pour eux comme pour lui il n’y avait plus aucun doute, y compris dans les nuits obscures du monde.
Je signale un petite coquille qui porte à confusion : Thérèse de LIsieux n’est pas Thérèse d’Avila, bien sûr…
Merci pour cette prédication si judicieusement développée et qui conduit à une réflexion salutaire. Je pense qu’il faudrait que nos pasteurs des petites villes s’inspirent de ce style de prêche. Encore une fois merci et merci cher James Woody