Le bonheur, visée d’une société ?

Penser l’organisation de la cité à partir du corps

À partir du travail doctoral de Karine Michel, par ailleurs étudiante en théologie protestante, nous découvrons l’intérêt du Traité sur le bonheur et les moyens de l’acquérir. Ce texte écrit en arabe par un philosophe perse au Xème, probablement al-‘Āmirī, a été composé pour penser l’organisation d’une société à partir de l’observation du corps humain. Alors que nous avons eu l’occasion de passer beaucoup de temps avec nous-mêmes lors du confinement, nous voici équipés pour penser le politique d’une manière plus personnelle. Elle nous présente ce texte dans l’émission Échos protestants diffusée sur RCF et, ci-dessous, je vous propose quelques réflexions personnelles écrites en… écho.

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Le traité

Il s’agit d’un recueil de phrases de sagesse, autant de perles rassemblées pour former un bijou, de manière analogue au livre biblique des Proverbes, qui n’a encore jamais été traduit dans une langue occidentale. Les aphorismes sont issus des sagesses antiques, en particulier la philosophie grecque. Il pourrait s’agir de notes prises en écoutant un maître, un professeur.

Le bonheur est envisagé comme la recherche de la perfection, l’accomplissement de notre nature profonde à travers la mobilisation du corps, de l’âme et de notre capacité à nous associer avec d’autres. La religion n’est pas requise pour atteindre le bonheur : nous pourrions parler de mondanisation du bonheur.

Analogie individu – société

À partir de la répartition tripartite développée par le philosophe Platon, la réflexion des penseurs arabes s’organise autour du corps, de l’âme et de la civilité. En observant le corps humain, nous constatons que notre corps possède trois organes vitaux qui vont former la structure de base de la réflexion : le foie, le cœur et le cerveau.

Le foie a une fonction appétitive : expérimenter les sensations et développer des désirs lés au corps (faim, soif)
Le cœur a une fonction irascible : expérimenter les émotions telles colère, jalousie, joie qui forgeront le tempérament (courage…)
Le cerveau a une fonction raisonnable : réfléchir, juger le vrai du faux.

Le bonheur passe par le développement de ces capacités et par la recherche de l’équilibre dynamique de ces trois aspects qui sont en lutte perpétuelle. L’âme appétitive est contraire à la liberté (elle serait soumise à ses pulsions) et l’âme irascible est contraire à l’amitié qui ne se construit pas uniquement par la rationalité, mais aussi par les émotions.

Ces trois organes trouvent des équivalents dans la société, qui sont ceux de La République de Platon, trois corps sociaux, trois organes pour organiser la société :

Le foie, ce sont les producteurs
Le cœur, ce sont les gardiens
Le cerveau, ce sont les gouvernants

Les gardiens sont chargés de la sécurité intérieure et extérieure et ils vérifient que chacun conserve bien la place qui lui a été attribuée afin de préserver l’ordre harmonieux de la société.

Le fonctionnement du corps humain qui suit un régime alimentaire est alors comparable à une société qui se conforme à un régime politique.

Deux lieux de gouvernement

De manière semblable à ce qui a été théorisé dans l’Antiquité grecque, deux modes de gouvernement sont à considérer : la sphère domestique (oikos) et la sphère politique (polis). Dans la sphère domestique ce sont les relations mari-femme, maître esclave, parent-enfant, propriétaire-propriété, qui sont à considérer. Le chef de famille y définissait la place de chacun et la nature des liens entre les différentes parties. La loi de la maison (« économie » au sens strict du terme) était définie de manière unilatérale, sans débat.

La cité peut être considérée comme un foyer à grande échelle, ce que l’Antiquité grecque ne fera pas en concevant l’espace publique comme lieu du débat – sans aller jusqu’à la démocratie au sens actuel du terme. Dans le cadre du Traité, le gouvernant doit veiller à ce que chacun soit interrogé pour mettre à jour la fonction (ergon, travail) qu’il occupera et sa capacité (dunamis, puissance) à exercer cette fonction. De ce point de vue, la société n’est pas libérale, le gouvernant déterminant pour chacun ce qui lui convient le mieux, ce qu’est, ultimement, son véritable bonheur. Le gouvernant vise le bien de chacun en l’orientant vers les métiers et les travaux concrets qui lui permettront de s’exprimer de la manière la plus accomplie qui soit. Le bonheur individuel est préservé à la condition  que l’individu s’adapte au cadre qui lui est donné par un travail personnel qui lui permettra d’atteindre un plus grand degré de maîtrise de soi. Cela revient à se conformer à l’état de la société au lieu d’imprimer sa patte personnelle et de participer à la métamorphose de la société.

Si ce modèle reste un idéal-type qui n’a jamais été appliqué tel quel, y compris l’époque du prophète Mohammed – qui ne saurait donc constituer un âge d’or – il est à envisager comme une recherche d’équilibre dynamique plutôt qu’un état appelé à demeurer. Ainsi, les évolutions sont possibles : ce régime politique, au même titre qu’un régime alimentaire équilibré, permet la croissance et les changements individuels. Cette recherche du juste milieu, issue d’Aristote, conduit à une forme de liberté dans le sens d’une non soumission aux passions qui inversent le sens de la vie et, ce faisant, font perdre de vue les finalités de la vie : au lieu de manger pour vivre, on en vient à vivre pour manger, au lieu de faire de la politique pour servir la cité, on fait de la politique pour se servir de la cité, etc.

Il est néanmoins à craindre que ce système provoque des pratiques de surveillance des individus par le corps des « gardiens » auquel cas la société deviendrait un état policier au service d’une organisation totalitaire. Le fait même qu’il ne soit pas envisagé de passer d’une fonction à une autre, d’un métier à un autre, révèle le caractère totalitaire de cette organisation qui, comme toute organisation fondée sur l’observation biologique, soumet son fonctionnement à un ordre naturel qui ne laisse pas de place aux aspirations individuelles, à l’inattendu, à la grâce qui subvertit les pouvoirs, les ordres, les états figés – Dieu est inconditionné et donc le ferment du refus de tout système qui conditionne les êtres.

Ordre spontané

Aux antipodes de cet idéal-type, l’ordre spontané décrit les sociétés qui ne sont pas le produit d’une volonté humaine délibérée, mais l’émergence d’une organisation que personne n’avait prévu au départ. À la manière de Karl Marx qui constatait que « les hommes font l’histoire sans savoir l’histoire qu’ils font », « l’ordre spontané » est une expression qui rend compte du fait que les interactions entre les personnes produisent des effets qui défient les pronostics et qui dépassent les espoirs (et les craintes) des spécialistes. Rien de ce qui fait notre vie sociale n’est le résultat prévu à l’avance d’un programme qui aurait été appliqué à la lettre. Il en va ainsi de la langue qui se modifie au fil du temps et qui crée ses nouvelles règles, comme le fait d’ailleurs le droit ou la culture musicale, l’alimentation d’une société.

Cet ordre repose sur la liberté individuelle positive qui est différente d’une liberté négative qui résulterait de règles nous épargnant des servitudes : la liberté positive est la liberté de nous engager, d’agir, et non pas seulement la possibilité de n’être pas soumis en toutes choses à un ordre auquel nous sommes contraints. Cette liberté individuelle par laquelle chacun peut faire valoir ses talents, mais aussi en acquérir de nouveau en fonction de ses souhaits et de ses capacités à les obtenir, permet à chacun de s’engager pleinement dans la création de la cité, de la société à laquelle il appartient. Ainsi, le monde de l’entreprise n’est plus seulement le lieu où les employés respectent les fiches de poste qui leur ont été attribuées, mais le lieu où chacun peut faire valoir son expertise pour améliorer les conditions de travail, faire évoluer le métier et le projet de l’entreprise à partir de son expérience mise en débat avec les autres expériences. Il en résulte de l’inattendu – une trace du divin dans notre histoire.

Pour ne pas être des feux de paille, ces ordres spontanés se formalisent dans des systèmes qui consignent les accords qui forgent la communauté, mais ces systèmes restent toujours au service des initiatives individuelles qui transcendent le déterminisme tragique des règles qui s’érigeraient en règles immuables. Pour une large part, les règles devraient se donner pour but de favoriser l’émergence d’ordres spontanés qui ne nuiront pas aux plus faibles – ce à quoi ne se résoudraient jamais les totalitarismes. Ainsi en va-t-il de David, le roi d’Israël qui tient lieu de modèle à bien des rédacteurs bibliques parce qu’il a une attitude libérale à l’égard de l’opposition qui ne lui épargna aucun reproche par la bouche du personnage Shimeï (2 Samuel 16), ce qui engendra un soutien du Royaume du Nord, pourtant rival (2 Samuel 19). Tout à l’opposé, le successeur du roi Salomon, Roboam, qui veut exercer une pression encore plus grande que son prédécesseur sur la population et qui n’obtiendra rien d’autre qu’un schisme avec le Royaume du Nord, fragilisant ce qu’il voulait rendre encore plus fort, par la force (1 Rois 12).

Entre l’humilité de David et l’orgueil de Roboam se situe le débat entre société qui s’élabore une société qui s’élabore selon le principe de l’ordre spontané et une société constructiviste. Dans le cas de l’ordre spontané, aucun dessein humain ne préside à l’organisation de la société parce que personne ne prétend connaître l’ensemble des paramètres qui seraient nécessaires pour déterminer ce qui convient le mieux à tous et à chacun. La conscience de ne pas détenir l’intégralité de la vérité conduit à favoriser une organisation qui libère les échanges d’informations entre tous les membres de la société et qui favorise les initiatives individuelles. Dans le cadre du constructivisme dont la proposition d’al-‘Āmirī est un exemple, les finalités de la sociétés sont le monopole du gouvernant qui attribue à chacun la place que le gouvernant estime la plus adéquat – mais la plus adéquate pour qui, sinon pour l’ordre social qu’il entend maintenir et qui ne correspond pas nécessairement à ce qui convient à l’individu. Il ne peut en résulter que frustration ou tyrannie, ce qui qui est le cas de la proposition faite dans ce traité qui propose, sans le dire, de soigner la frustration par une discipline personnelle qui permettra de trouver quand même des raisons d’être heureux dans une situation où nos aspirations personnelles sont étouffées, contraintes au nom de l’intérêt supérieur de l’État.

La liberté n’est pas seulement une lubie de quelques privilégiés qui ne veulent pas abandonner leur aisance. Elle est le moyen par lequel ceux qui ne naissent pas dans une situation favorable pourront néanmoins mener une existence heureuse, c’est-à-dire en harmonie avec leur nature propre, pour reprendre les termes de ce traité, sans avoir à sacrifier ce qui excède de leur C.V., de leur fiche de poste, de leur statut social, et qui pourrait rendre bien plus prospère la société dans laquelle il évoluent, justement parce qu’ils évoluent dans cette société, comme Shimeï, l’opposant de David, évolue, lui qui est libre de se mouvoir et de contester l’ordre établi au nom d’une justice supérieure à celle que David a manifestée jusque là.

Vous pouvez retrouver les travaux de Karine Michel sur son blog Carnets d’une étudiante en théologie

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