Marche de la mort pour un retour d’exil. Blechhammer/Babylone

Il ignorait, en ce 21 janvier 1945, qu’il faisait les premiers pas de son retour au domicile.

La matinée avait commencé par des bombardements. L’aviation anglaise avait semé le désordre à Blechhammer, un sous-camp d’Auschwitz III. Tout le monde s’affolait. Le camp dut être évacué. Le départ se fera à 13h30. Ce ne fut pas le départ tranquille loin des rives du fleuve Kébar où le prophète Ézéchiel avait pris ses quartiers, au VIe avant J.-C. C’était le début d’une marche de la mort.

Nous sommes au plus froid de l’hiver. Les températures sont inférieures à -20 degrés. C’est une foule en haillons qui prend la route, avec une misère de victuailles.

Des récits bibliques bien doux

Il n’est pas rare que j’entende que la Bible hébraïque raconte des histoires affreuses, inutilement violentes, qui n’ont rien à voir avec l’Évangile. Et je me suis souvent demandé pourquoi il ne m’était pas possible d’être chrétien sans la Bible hébraïque, non pas pour des raisons dogmatiques, académiques ou disciplinaires, mais parce que c’est vers la Bible hébraïque que, toujours, je reviens, pour y trouver matière à penser la vie, pour penser le monde, pour penser ma raison d’être.

Je répondais rapidement que la Bible hébraïque n’était pas un Ancien Testament au sens d’un texte qui était passé d’âge et qu’il n’était plus nécessaire de consulter ; j’ajoutais qu’on y trouve des récits qui disent la vie humaine en ses multiples facettes, sans esquiver les problèmes, le malheur, ni l’horreur. Des centaines d’années d’écriture et de réécriture, voilà qui peut faire autorité, me disais-je : une épaisseur d’expérience à ne pas négliger.

Mais la raison de mon attachement à la Bible était bien plus profonde. Existentielle. Et elle tenait à cet arrière-grand-père qui entama un bout du chemin du retour vers Paris, en ce 21 janvier 1945. Au regard de cette tranche d’histoire vécue dans l’actuelle Pologne, les textes bibliques font preuve d’une grande pudeur. Ils nous disent le tragique de la vie, les grandeurs et les vicissitudes, d’une manière métaphorique, allusive, qui est bien moins affreuse que ne l’est le réel. Mais ils en parlent. Et ils nous préparent à tous ces moments où nous pourrions nous laisser embarquer dans des mouvements qui sacrifient l’humain sur l’autel de l’idéologie. Oui, la Bible contient bien des atrocités, mais sans aller dans le détail des sophistications que nous sommes capables de concevoir pour faire mal, pour châtier, pour retirer la moindre once d’humanité à celui qui est pourtant notre prochain. Juste ce qu’il faut pour éduquer notre conscience.

Cette marche de la mort participa au processus global de déshumanisation. C’était comme une décréation. L’humanité se défaisait encore un peu plus. Certains en venaient à chercher la rafale d’une arme automatique pour abréger un calvaire, car il n’y avait pas de Simon de Cyrène pour alléger le chemin. D’autres en venaient à voler le voisin d’un peu de nourriture pour reculer, peut-être de quelques heures, le moment où le corps céderait. Voir les oreilles gelées se briser etc.

La Bible hébraïque a raison, il n’est pas nécessaire de passer par le détail des horreurs dont nous sommes capables. Elle raconte juste ce qu’il faut pour se rappeler que l’être humain se distingue de l’animal en ce qu’il est capable de tuer par idéologie, ce que la Bible nomme l’idolâtrie.

Il y eut donc une étape à Gross-Rosen le 2 février, puis une arrivée à Buchenwald quelques jours plus tard. La marche de 300 kilomètres à duré 12 jours. Il se pourrait que la moitié des 4.000 prisonniers déplacés soient morts en chemin. Un rassemblement a lieu dans les « bains-douches ». Tomber de Charybde en Scylla.

Des mois plus tard, l’issue de la seconde guerre mondiale étant celle que nous savons, une personne de l’immeuble où elle habite, attendra mon arrière-grand-mère au retour de ses courses, pour lui dire de rentrer doucement chez elle. Doucement. Car, finalement, il était de retour à la maison.

Commémorer… la liberté

Il n’est pas étonnant qu’après l’exil à Babylone, des théologiens aient repris les textes qui avaient circulés à l’époque du roi Josias pour les corriger. Parfois pour en changer la polarité. L’expérience de l’exil devait être intégrée dans la pensée de la communauté. Il fallait en tirer des conséquences graves, importantes.

C’est à ce moment que la pensée de la liberté a émergé. Elle s’est accompagnée d’une critique sévère des fondements politiques de la société qui avaient été incapables d’assurer la paix et la justice. Les théologiens postérieurs à l’exil de Babylone haussèrent le niveau d’exigence. Ils relevèrent la théologie en faisant de la liberté le critère à partir duquel les structures de la société devaient être examinées.

Pour ma part, je me suis souvent demandé pourquoi j’étais si peu intéressé par les anniversaires, par les commémorations. Jusqu’au moment où j’ai réalisé que les témoignages que j’avais reçus par ma grand-mère (la fille de cet arrière-grand-père) et par mes parents, avaient imprégné ma conscience. Les souvenirs que j’ai de cet arrière-grand-père paternel sont ceux d’un enfant qui découvrit à son contact ce qu’est la sécurité. En sa compagnie, je ne craignais aucun mal. Il incarnait la véritable force tranquille. Il avait fait l’expérience de ce qui est essentiel. Sa vie était désormais dépouillée du superficiel. C’est ensuite que je comprendrai d’où lui venait cette douce puissance qui émanait de tout son être. C’est aussi à la lecture des récits de la captivité de ceux qui furent ses compagnons d’infortune et qui prirent la plume, ce qu’il ne fit pas, que j’ai compris quelle était ma part d’héritage de cette « captivité babylonienne ».

Dans mon esprit, il n’est pas question de fêter les 80 ans du début de cette marche de la mort. Même chose pour la saint Barthélémy – d’autant qu’il y a franchement mieux à fêter le 24 août qu’un massacre de plus. De peur de faire de ces situations un fonds de commerce, une rente de situation. Et d’installer un statut victimaire en même temps qu’on institue une dette envers les descendants des coupables de l’époque. Mieux vaut célébrer dans le présent tout ce qui concourt à la liberté et fêter les libérations. S’en réjouir grandement.

Enfant, je ne savais pas que j’étais en train de recevoir de cet arrière-grand-père le goût immodéré pour la liberté. J’ignorais que la liberté deviendrait plus tard le critère à partir duquel je relativiserais, moi aussi, les situations, les prétentions des uns, les projets des autres et, d’une manière générale, tout ce qui constitue notre monde, nos journées.

Car c’est par la liberté que jaillit la vie éternelle.

4 comments

  1. Je vous remercie James Woody pour ces lignes qui savent nous dire que la Bible hébraïque nous montre combien l’horreur est bel et bien le fait de l’homme ET qu’en dépit de l’horreur, il nous a été donné de saisir qu’en la Vie est la Liberté.

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