L’opposition n’est pas là pour s’opposer

Les textes bibliques qui s’intéressent à la politique ne manquent pas. Les livres de Samuel et des Rois regorgent de récits où la politique est examinée de près. Au fil des siècles, les rédacteurs de la Bible hébraïque ont pensé la politique en fonction de leurs critères théologiques pour tirer quelques enseignements à portée universelle[1]. De leurs réflexions, il est impossible de déterminer un régime politique, ni une constitution politique qui seraient divins. Il est encore moins possible d’élaborer un programme politique qui vaudrait en tout temps et dans tous les lieux. C’est aux éléments structurant le champ politique que des rédacteurs bibliques se sont intéressés. Nous pouvons y observer la séparation des pouvoirs dans le livre du Deutéronome, la critique féroce de la centralisation, la mise en valeur de la responsabilité individuelle et l’institution de l’opposition.

La nécessité d’une opposition

La rédaction des livres de Samuel et des Rois s’étale sur plusieurs siècles avant et après l’exil à Babylone. C’est événement central a conduit les théologiens de l’époque à reconsidérer les développements politiques de leur prédécesseurs. Les promesses de la royauté (la paix et la justice sont les motifs pour lesquels la royauté est mise en place à partir de 1 Samuel 8) s’étaient brisées sur la chute de Jérusalem et la déportation, au VIe avant notre ère. Un travail critique de relecture de l’histoire a conduit des théologiens à reprendre les textes (qui n’étaient pas encore des textes bibliques) pour apporter leurs corrections, fruit de cet examen éclairé par les leçons de l’histoire.

L’une des améliorations à apporter était l’institution d’une opposition. Montesquieu[2] a écrit qu’il fallait « un pouvoir qui arrête le pouvoir » parce que bien des responsables politiques ont tendance à en abuser. Le risque du pouvoir absolu est bien réel et c’est le roi Salomon qui en est la figure de proue. Comment s’y prend-il pour affermir son trône ? Il supprime l’opposition dès son arrivée au pouvoir (1 Rois 2). Il fait tuer, notamment, le personnage Shimeï dont nous allons voir qu’il est l’emblème de l’opposition pour les théologiens qui écrivent après l’exil.

Que l’opposition soit totalement éliminée et, qu’ainsi, le trône de Salomon soit affermi, est un commentaire sarcastique du rédacteur théologien qui souligne que l’opposition n’est pas en mesure de s’opposer au pouvoir : elle ne peut pas faire le poids dans un rapport de force avec le pouvoir qui détient les moyens de la répression. Notons, au passage, que les rédacteurs bibliques font preuve de pragmatisme en ne cherchant pas à élaborer le régime politique idéal, mais à trouver des moyens d’endiguer les dérives des politiques néfastes pour une société humaine.

L’opposition, quand elle s’oppose, quand elle se met en jeu pour établir un rapport de force, ne l’emporte pas. Et pour cause. Quand l’opposition s’oppose, c’est pour prendre la place de celui qui détient le pouvoir et, de ce fait, être le nouveau pouvoir. Ce n’est alors qu’un jeu de pouvoir qui, du point de vue théologique, conduit à l’effondrement de la société. Quand la politique n’est plus qu’un jeu de pouvoir, ce ne sont plus les besoins des personnes, ni les idées et les perspectives économiques, sociales, culturelles qui sont en jeu. C’est la place qu’on occupe sur l’échiquier politique qui détermine les actions et qui construit les postures.

Quand une opposition s’oppose, c’est à elle qu’elle pense. C’est elle qu’elle place comme avenir pour la société. Une opposition qui s’oppose est narcissique. Ce n’est plus une opposition, mais un rival.

L’opposition qui oppose

Revenons à Shimeï, qui apparait pour la première fois en 2 Samuel 16/5. C’est un membre de la famille de Saül, le roi qui a été supplanté par David. Il a tout du rival qui pourrait vouloir reprendre le trône. Mais c’est en opposant qu’il va agir.

Le rédacteur précise qu’il rejoint la cour de David qui fuit Jérusalem (le trône de David est contesté par son fils Absalom qui a pris ses quartiers dans la capitale) et qu’il suit un chemin de crête (entre la rivalité et l’indifférence ?). Il va lui jeter des pierres et lui dire : « sors ! sors ! homme de sang, homme de Bélial. »

Dans une certaine mesure, on pourrait se croire à l’Assemblée nationale, si ce n’est que ce n’est pas une invitation à sortir pour régler les problèmes sans passer par le vote, puisque tout le monde est déjà dehors. Dans le texte biblique, Shimeï exhorte le roi David à sortir de sa posture, à ne plus être un « homme de sang » qui règle les problèmes par le sang, ni un « homme de Bélial », autrement dit un homme de rien, sans consistance, dont la politique vide la société de sa substance.

Abishaï, le bras droit de David, se propose de couper la tête de Shimeï, ce que refuse catégoriquement David selon l’argument qu’il se pourrait que ce soit Dieu qui ait suggéré à Shimeï de lui dire ses quatre vérités. David envisage que Shimeï oppose la vision de Dieu à sa vision des choses. C’est là que l’opposition est instituée, quand David en vient à opposer le droit selon Dieu à son propre bras droit, du fait de l’intervention de Shimeï.

Dans un geste très libéral, David dira à sa cour : « laissez-le et qu’il maudisse » (2 Samuel 16/11). Le verbe traduit ici par « maudire », qalal, signifie « alléger ». Nous pouvons comprendre que David demande qu’on laisse Shimeï faire ce qu’il fait au nom de Dieu : alléger David de ce qui l’encombre, de ce qui l’empêche d’exercer correctement sa fonction royale (si Absalom, son fils, veut prendre son trône, c’est au prétexte que le roi David ne rend plus la justice correctement).

Opposer la vérité, l’intérêt général

Essayons de dire sans le vocabulaire théologique ce que l’opposition divine de Shimeï oppose à David.

Tout d’abord Shimeï dit à David une vérité qui est passée sous silence par la cour de David qui se garde bien de contrarier le roi. La suite de l’histoire montrera que Shimeï ne revendique aucune place, aucun mandat : il ne s’oppose pas, il ne cherche pas à prendre le pouvoir. Il n’est pas un rival (il sera même du nombre de ceux qui aideront Salomon à monter sur le trône – 1 Rois 1/8). L’opposition est là pour percer la muraille que constituent les partisans de ceux qui détiennent le pouvoir et qui n’ont plus qu’eux-mêmes comme horizon, et pour faire entendre raison. L’opposition est là pour placer le pouvoir face au réel.

La conséquence directe est que Shimeï fait entendre un autre ordre du monde que l’intérêt personnel de celui qui détient le pouvoir. L’intérêt général l’emporte sur le travail d’Abishaï qui n’a rien à envier aux lobbyistes. Le sang que David a sur les mains ne peut être justifié par aucune cause. D’un point de vue théologique, nul ne devrait être sacrifié sur l’autel de la raison d’État, moins encore des intérêts corporatistes ou pour assurer son pouvoir, comme le fera Salomon.

Il en découle un autre intérêt à instituer l’opposition : préserver la liberté de pensée[3] qui se caractérise, selon le philosophe Emmanuel Kant, par la liberté de se déplacer et par la liberté de parler. Ces deux aspects sont au cœur de cet épisode biblique qui fonde une société structurée par la liberté de pensée. Institution une opposition, c’est se donner les moyens de rechercher la vérité sans céder aux compromissions des alliances de circonstances qui réduisent toujours les perspectives et ne servent pas l’intérêt général.

La boucle est bouclée. En reprenant le vocabulaire théologique, Dieu désigne l’intérêt général que sert la vérité qui s’élabore par la liberté de pensée.

Emmanuel Kant constatait que le pouvoir corrompt et que le pouvoir absolu corrompt absolument. Quand une opposition s’oppose au pouvoir, elle devient elle-même un pouvoir et elle se corrompt. Quand elle s’oppose absolument, en ne s’intéressant plus à la part de vérité dont l’autre est porteur, elle se corrompt absolument.

Quand l’opposition oppose l’intérêt général en tenant compte de la vérité dont l’autre est porteur, elle porte la société à l’incandescence.

[1] Je ne saurais trop vous recommander la lecture de James Woody, La liberté et les premiers rois d’Israël, Cerf – j’y examine le politique à la lumière des textes bibliques qui mettent en récit les règnes de Saül, David et Salomon.

[2][2] Montesquieu, L’esprit des lois.

[3] Je développe cet aspect tout spécialement dans Dieu porte nos vies à l’incandescence, Olivétan.

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