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Matthieu 6/24-34
24 Nul ne peut servir deux maîtres. Car, ou il haïra l’un, et aimera l’autre; ou il s’attachera à l’un, et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon. 25 C’est pourquoi je vous dis: Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps, de quoi vous serez vêtus. La vie n’est -elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? 26 Regardez les oiseaux du ciel: ils ne sèment ni ne moissonnent, et ils n ‘amassent rien dans des greniers; et votre Père céleste les nourrit. Ne valez -vous pas beaucoup plus qu’eux ? 27 Qui de vous, par ses inquiétudes, peut ajouter une coudée à la durée de sa vie? 28 Et pourquoi vous inquiéter au sujet du vêtement ? Considérez comment croissent les lis des champs: ils ne travaillent ni ne filent; 29 cependant je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. 30 Si Dieu revêt ainsi l’herbe des champs, qui existe aujourd’hui et qui demain sera jetée au four, ne vous vêtira-t-il pas à plus forte raison, gens de peu de foi ? 31 Ne vous inquiétez donc point, et ne dites pas: Que mangerons-nous ? que boirons-nous ? de quoi serons-nous vêtus ? 32 Car toutes ces choses, ce sont les païens qui les recherchent. Votre Père céleste sait que vous en avez besoin. 33 Cherchez premièrement le royaume et la justice de Dieu; et toutes ces choses vous seront données par-dessus. 34 Ne vous inquiétez donc pas du lendemain; car le lendemain aura soin de lui-même. À chaque jour suffit sa peine.
Chers frères et sœurs, je souhaitais vous rapporter un petit quelque chose de mes congés en Scandinavie et, passant par Copenhague, je me suis dit que Søren Kierkegaard serait un excellent souvenir. J’aurais pu vous rapporter le concept d’angoisse, mais j’ai préféré vous offrir un aspect plus lumineux du théologien danois, ce matin, en abordant la question de l’inquiétude. En effet, Kierkegaard consacre quelques discours au souci de se tourmenter, faisant référence, précisément, à ce passage d’évangile – je l’évoquerai à l’occasion.
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Faut-il chasser toute inquiétude et devenir irresponsable ?
Commençons à faire résonner ce texte par un étonnement : est-ce que, vraiment, il faudrait se dispenser de toute inquiétude ? La foi chrétienne n’est-elle pas, tout au contraire, un grand élan d’inquiétude ? À commencer par une inquiétude irréductible pour autrui (Lévinas) ? De fait, ce texte biblique n’est pas une sorte de suspension de l’inquiétude en générale, mais une abolition de l’inquiétude à l’égard du lendemain, du futur.
Vous me direz que cela pose quand même un problème. Ne pas s’inquiétez du lendemain, c’est une manière d’être irresponsable. Si ce qui se passera demain est sans importance, s’il n’est pas nécessaire de s’en préoccuper, cela signifie que nous pouvons faire aujourd’hui des actes qui auront des conséquences graves dans l’avenir, sans qu’on ait quoi que ce soit à se reprocher. S’il n’est pas nécessaire de s’inquiéter du futur, usons de la planète selon notre bon plaisir, et peu importe si elle est invivable pour la génération suivante : il semblerait que ce ne soit pas notre affaire. S’il n’est pas nécessaire de s’inquiéter du futur, cessons donc de travailler, de rendre la société plus juste, cessons de donner à l’Eglise les moyens dont elle a besoin pour mener à bien ses missions, ne perdons plus notre temps à nous éduquer mutuellement pour devenir plus humains : le lendemain s’inquiétera bien de lui-même.
Une telle lecture peut, effectivement, mener à une attitude irresponsable, c’est-à-dire à une manière de vivre qui ne se préoccupe pas de conséquences de nos choix, de nos paroles, de nos actes. Mais une telle lecture ne serait pas cohérente avec le message biblique qui révèle que Dieu nous incite à nous préoccuper du monde, de notre prochain, de notre façon de vivre. En effet, les textes bibliques révèlent que Dieu nous incite à la responsabilité. « Où est ton frère ? Qu’as-tu fait ? », demande Dieu à Caïn (Gn 4/9-10). Responsabilité également à travers la thématique du jugement qui traverse la Bible au point que nous découvrons dans l’épisode du jugement dernier (Mt 25), que le jugement se fonde sur ce que nous faisons ou ne faisons pas aux plus petits, sous entendu : il n’y a rien d’insignifiant, personne n’est sans valeur… à nous d’en prendre soin.
Ne pas s’inquiéter du lendemain, sans devenir irresponsable, c’est l’enjeu de ce message biblique qui nous recommande d’observer les lis des champs et les oiseaux du ciel.
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Être présent au présent
Le lis et l’oiseau ont en commun de ne pas avoir créé la notion du temps et donc de ne pas connaître le lendemain. Comme le dit Kierkegaard au sujet de l’oiseau, « il ne vit qu’un jour ; et le lis ne fleurit qu’un jour », car il n’y a pas cette coupure artificielle de temps en tranches fines. L’oiseau et la fleur sont dans l’aujourd’hui dont parle notre texte biblique (v. 30). C’est le mot décisif de ce texte. Toute la question est de savoir si nous sommes là, aujourd’hui, où si notre inquiétude du lendemain nous arrache au présent, nous empêchant de vivre ce qu’il y a à vivre aujourd’hui. Toujours Kierkegaard constate que « le lendemain, c’est la griffe d’abordage qui permet à l’immense troupe des soucis de s’agripper au frêle esquif de “l’individu” ». Dès lors que nous sommes agrippés par le lendemain, nous ne sommes plus là. Les gens nous parlent, mais nous sommes ailleurs, dans la gestion des soucis du lendemain. Des gens vivent, souffrent, se réjouissent, s’aiment, aimeraient partager leur bonheur avec nous, nous associer à leurs aventures, et nous, nous sommes absents, projetés dans un futur qui absorbe notre attention, notre intelligence, et l’ensemble de nos sentiments. Celui qui est happé par le futur pense au devoir sur table qu’il aura demain et ne profite pas vraiment de la conversation qu’il a avec ses parents ; celui-là pense à 2027 et ne se rend pas disponible pour s’occuper des sujets du moment ; cet autre se demande comment il pourra payer son loyer le mois prochain et pense que ce n’est pas la formation qu’il suit actuellement qui lui permettra de le régler, alors que la tourmente n’ajoutera pas un jour à son existence, ni un euro à son infortune.
Le lis des champs, l’oiseau, eux, sont bel et bien présents au présent. Ils sont entièrement disponibles à la vie, aux occasions qui se présentent pour rendre la vie plus satisfaisante, plus réjouissante. La question n’est pas d’être irresponsable à l’égard de l’avenir, mais d’être présent au présent, sans quoi on est absent, sans quoi on cesse d’être le contemporain des autres personnes, moyennant quoi on cesse d’avoir le moindre contemporain. Et la solitude abrège l’existence. L’obsession du futur peut devenir une cause d’impuissance car la puissance ne s’exprime que dans le présent. C’est pour cela que nous demandons à Dieu notre pain de ce jour (Mt 6/11), et non pas le pain du lendemain. Les Hébreux l’avaient appris avec la manne quotidienne.
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Pas de procrastination
Mais il ne suffit pas de profiter du présent. Après tout, la cigale avait vécu son été dans la plus grande des dé-préoccupations du lendemain. Cela revient à la question du départ : est-on fidèle à l’évangile quand nous brûlons la chandelle par les deux bouts et que nous menons une vie de patachon ? La parabole des deux fils dans l’évangile de Luc (15) nous montre que le fils cadet qui avait décidé de faire flamber son capital s’est retrouvé moindre qu’un esclave et même qu’un cochon.
Les scouts, qui se mettent à la haute école de la nature, ont l’occasion d’observer la faune et la flore et de s’imprégner de leur rapport à la vie qui n’est pas guidé par l’inquiétude du lendemain, mais qui n’est pas faite d’indolence non plus. Il y a dans la nature une activité qui n’est pas sans nous offrir une leçon de vie utile. Le théologien Jean Calvin était, lui aussi un grand observateur de la nature, et même un contemplatif, ce qui ne l’a jamais conduit à la procrastination, bien au contraire : cela a provoqué chez lui une exigence – accomplir ce qu’il y a à faire aujourd’hui. C’est le sens de la vocation personnelle.
Ce passage biblique ne fait pas l’éloge de la paresse. En assumant l’anachronisme, je dirais que notre rédacteur n’ignorait rien des situations de famine au Nord-Est du Nigéria, au Sud Soudan, en Somalie ou au Yémen. Parce qu’elle n’ignorait pas que la nourriture n’arrive pas toute prête dans les assiettes. Le rédacteur n’ignorait rien des difficultés de la vie et des malheurs de son époque. Il n’avait certainement pas une vision idéalisée de l’existence. Jésus, lui-même, n’avait pas été épargné par le malheur. Il avait souffert. Et pas que sous Ponce Pilate. Le rédacteur avait bien cela en tête.
Le rédacteur, en invitant à regarder la nature, à fixer les yeux sur elle pour être au plus proche du verbe grec embleppo, à la considérer, nous offrait une leçon de vie que Luther résumera en une formule saisissante : « comme l’oiseau est fait pour voler, l’homme est fait pour travailler ». Oui, en ondulant sous le soleil, le lis fait son métier de fleur. En virevoltant dans les airs, l’oiseau fait son métier d’oiseau. Et en travaillant, l’homme fait son métier d’homme, il répond à sa vocation divine qui est de poursuivre l’œuvre créatrice initiée en Genèse 1.
Voilà une chose que le roi Salomon n’avait pas intégrée. Quelle fut la gloire de Salomon ? d’avoir accumulé des richesses phénoménales ? Elles n’ont pas empêché plus tard la chute du Royaume. D’avoir consolidé son trône, son pouvoir, par la pratique de l’assassinat politique de tout rival (1 R 2) ? Cela n’a pas empêché Jéroboam de prendre la tête du Royaume du Nord. Avant de devenir une figure de sagesse, Salomon est l’archétype du tyran parce que lui-même est la victime de la tyrannie du futur. Les lis des champs ont plus de gloire que Salomon, eux qui ne ternissent pas leur existence par l’obsession du lendemain qui leur fait pratiquer l’injustice au quotidien.
On ne peut pas servir deux maîtres. On ne peut pas servir Dieu et Mamon. On ne peut pas s’investir dans le présent en étant obsédé par le futur. Ce serait aussi stérile que d’être obsédé par le passé, parole de Loth en sortant de Sodome. Je reprends Kierkegaard, encore une fois, qui constate que « la dépendance de Dieu est la seule indépendance ». La foi en Dieu, c’est la foi dans le Dieu des vivants, le Dieu du présent, le Dieu qui nous rend actuels. C’est la confiance dans le Dieu qui nous ouvre les yeux sur une actualité qui est riche de potentialités, riche de défis à relever, d’engagements à mener, d’enseignements à recevoir. La foi en Dieu nous libère des méfaits de l’inquiétude du lendemain en ce sens qu’elle nous rend sensible à ce que le présent a à nous offrir, ce pain quotidien que nous pouvons recevoir pour nourrir notre courage d’être. Dieu prend soin des soucieux que nous sommes en nous ramenant dans le présent, le seul temps où la vie peut se réaliser et, ainsi, permettre qu’un nouveau jour se lève.
Amen
Merci de vous Impertinent et si Pertinent .
Plutôt du côté de Heidegger sur les technologies je rends grâce, loin de Paris toujours à Montpellier , de pouvoir être encore nourrie de votre parole.
Merci
Claudine
C’est beau