Une théologie de l’intégration. Regards sur Genèse 41.

Par Dany Nocquet, professeur d’Ancien Testament à la faculté de théologie protestante de Montpellier. [Notes prises pendant sa conférence]

L’histoire de Joseph, dans le livre de la Genèse, était un récit autonome de la diaspora juive en Égypte, composé durant la période perse (539-333 avant notre ère). Cette histoire offre une représentation universelle et unique de Dieu ainsi qu’une image alternative de l’Égypte et de ses habitants. Ces textes insérés dans le Pentateuque (cinq premiers livres de la Bible) et devenus canoniques (faisant partie de la liste des textes bibliques), donne une légitimité à la diversité théologique et au débat : ce que propose le livre de Joseph entre en débat avec les positions du Deutéronome ou d’Esdras et Néhémie, par exemple. Genèse 41 aborde la disponibilité de Dieu pour les non Israélites : il y a une internationalisation du divin. Les rédacteurs bibliques du cycle de Joseph ont osé déborder du cadre géographique et ethnique traditionnel.

Cycle de Joseph

Genèse 37 épreuve de Jacob et vente de Joseph
Genèse 38 Tamar et la continuité de Juda
Genèse 39-41 Ascension de Joseph, Joseph devient maître de la maison de Potiphar
Genèse 42-45 Joseph sauveur de l’Égypte, d’Israël et du monde
Genèse 46-50 Les retrouvailles Israël/Jacob et Joseph

Genèse 41

Joseph est en prison et il révèle sa bienveillante sagesse à travers l’interprétation des rêves du pharaon
1-13 rêves inexpliqués du pharaon
14-32 rencontre de Joseph et du pharaon
33-36 proposition de Joseph pour résoudre les problèmes
37-45 reconnaissance égyptienne de la volonté divine
46-57 Joseph sauve l’Égypte et la terre entière de la famine

1. Rêve universel, démocratique et divin

Versets 1-7

1 Au bout de deux ans, Pharaon eut un songe. Voici, il se tenait près du fleuve. 2 Et voici, sept vaches belles à voir et grasses de chair montèrent hors du fleuve, et se mirent à paître dans la prairie. 3 Sept autres vaches laides à voir et maigres de chair montèrent derrière elles hors du fleuve, et se tinrent à leurs côtés sur le bord du fleuve. 4 Les vaches laides à voir et maigres de chair mangèrent les sept vaches belles à voir et grasses de chair. Et Pharaon s’éveilla. 5 Il se rendormit, et il eut un second songe. Voici, sept épis gras et beaux montèrent sur une même tige. 6 Et sept épis maigres et brûlés par le vent d’orient poussèrent après eux. 7 Les épis maigres engloutirent les sept épis gras et pleins. Et Pharaon s’éveilla. Voilà le songe.

2 rêves de pharaon comme Joseph et ses codétenus : les songes concernent tout le monde – tous les âges, tous les statuts sociaux, toutes les appartenances ethniques. Le rêve est donc accessible à tout le monde, il a un caractère universel. Ici, c’est le plus haut personnage qui est mis en scène.

La vache est le symbole de la déesse Hathor, déesse de la fécondité, de la fertilité
l’épi est le symbole d’Osiris, dieu de la végétation, de la mort et de l’au-delà

La prospérité est en tension avec la pénurie, ce qui renvoie aux variations du Nil

Les deux rêves s’achèvent par la victoire des vaches méchantes et des épis malingres

Au début, silence sur l’origine des songes qui sera dévoilée par la suite.

Versets 8-13

8 Le matin, Pharaon eut l’esprit agité, et il fit appeler tous les magiciens et tous les sages de l’Égypte. Il leur raconta ses songes. Mais personne ne put les expliquer à Pharaon. 9 Alors le chef des échansons prit la parole, et dit à Pharaon: Je vais rappeler aujourd’hui le souvenir de ma faute. 10 Pharaon s’était irrité contre ses serviteurs; et il m’avait fait mettre en prison dans la maison du chef des gardes, moi et le chef des panetiers. 11 Nous eûmes l’un et l’autre un songe dans une même nuit; et chacun de nous reçut une explication en rapport avec le songe qu’il avait eu. 12 Il y avait là avec nous un jeune Hébreu, esclave du chef des gardes. Nous lui racontâmes nos songes, et il nous les expliqua. 13 Les choses sont arrivées selon l’explication qu’il nous avait donnée. Pharaon me rétablit dans ma charge, et il fit pendre le chef des panetiers.

Les rêves ont troublé le pharaon dans des termes qui rappellent Daniel 2/1. Dans les deux cas, le plus haut personnage se retrouve dans une situation énigmatique. En Genèse 41, toute la science d’Égypte est mise en échec par le rêve de pharaon. Cela nécessite une intervention extérieure et un travail d’interprétation. Le verbe פתר interpréter ne se trouve que dans l’histoire de Joseph où le travail interprétatif est indispensable.

Au verset 12, le terme « hébreu » et non « israélite » renvoie à ceux qui sont les ennemis de l’Égypte dans le livre de l’Exode. Ici, c’est d’un hébreu que pourrait venir la clef d’interprétation dont a besoin l’Égypte. Joseph apparaît comme le seul interprète possible. En Genèse 37 l’expression « maître des rêves » était ironique ; elle se réalise ici.

Ce passage révèle que les Égyptiens peuvent légitimement bénéficier du don de Joseph. Il y a une collaboration interethnique pour résoudre le problème qui se pose. Au passage, l’Égypte et Israël sont identiques : des pays où toutes les personnes sont affrontées à des rêves, ce qui en fait des espaces démocratiques.

Versets 14-16

14 Pharaon fit appeler Joseph. On le fit sortir en hâte de prison. Il se rasa, changea de vêtements, et se rendit vers Pharaon. 15 Pharaon dit à Joseph: J’ai eu un songe. Personne ne peut l’expliquer; et j’ai appris que tu expliques un songe, après l’avoir entendu. 16 Joseph répondit à Pharaon, en disant: Ce n’est pas moi ! c’est Dieu qui donnera une réponse favorable à Pharaon.

Le changement de vêtements indique un changement de statut de Joseph. Celui-ci permet de dire quel est le véritable émetteur du songe, ce qui établit un lien direct entre Dieu et le pharaon. Cette relation directe permet la transmission du Shalom (paix).

Il n’y a pas de disqualification de la science égyptienne, mais une affirmation de la nécessité d’Israël.

Versets 17-24

17 Pharaon dit alors à Joseph: Dans mon songe, voici, je me tenais sur le bord du fleuve. 18 Et voici, sept vaches grasses de chair et belles d’apparence montèrent hors du fleuve, et se mirent à paître dans la prairie. 19 Sept autres vaches montèrent derrière elles, maigres, fort laides d’apparence, et décharnées: je n’en ai point vu d’aussi laides dans tout le pays d’Égypte. 20 Les vaches décharnées et laides mangèrent les sept premières vaches qui étaient grasses. 21 Elles les engloutirent dans leur ventre, sans qu’on s’aperçût qu’elles y fussent entrées; et leur apparence était laide comme auparavant. Et je m’éveillai. 22 Je vis encore en songe sept épis pleins et beaux, qui montèrent sur une même tige. 23 Et sept épis vides, maigres, brûlés par le vent d’orient, poussèrent après eux. 24 Les épis maigres engloutirent les sept beaux épis. Je l’ai dit aux magiciens, mais personne ne m’a donné l’explication.

Le récit des rêves ajoute quelques détails par rapport à la version précédente. V. 19 le pharaon n’a jamais vu de telles vaches en Égypte, comme si ces vaches efflanquées étaient incongrues. Elles font penser, elles remettent en cause la certitude du pharaon sur la pérennité de l’Égypte.

  1. 24 : impossibilité d’une parole égyptienne sur cette histoire. « magicien » renvoie à l’histoire de l’Exode, ce qui établit une correspondance avec Moïse et le Pharaon qui sont alignés et distingués. L’incapacité égyptienne met en évidence le fait que les Égyptiens sont au bénéfice de la même parole, du même rêve. Il y a, de fait, une unité entre Israël et l’Égypte.

Versets 25-32

25 Joseph dit à Pharaon: Ce qu’a songé Pharaon est une seule chose; Dieu a fait connaître à Pharaon ce qu’il va faire. 26 Les sept vaches belles sont sept années: et les sept épis beaux sont sept années: c’est un seul songe. 27 Les sept vaches décharnées et laides, qui montaient derrière les premières, sont sept années; et les sept épis vides, brûlés par le vent d’orient, seront sept années de famine. 28 Ainsi, comme je viens de le dire à Pharaon, Dieu a fait connaître à Pharaon ce qu’il va faire. 29 Voici, il y aura sept années de grande abondance dans tout le pays d’Égypte. 30 Sept années de famine viendront après elles; et l’on oubliera toute cette abondance au pays d’Égypte, et la famine consumera le pays. 31 Cette famine qui suivra sera si forte qu’on ne s’apercevra plus de l’abondance dans le pays. 32 Si Pharaon a vu le songe se répéter une seconde fois, c’est que la chose est arrêtée de la part de Dieu, et que Dieu se hâtera de l’exécuter.

Le sort de l’Égypte et le destin de Joseph sont intimement liés par Yhwh. Joseph traduit le souci divin pour l’Égypte en constatant que la famine risque d’anéantir le pays d’Égypte. Cette situation rappelle la famine lourde de Genèse 12 qui fait émigrer Abram en Égypte.

La répétition du songe souligne l’irrévocabilité du message. Le projet divin du salut passe par l’Égypte.

2. Intégration de Joseph et identité égyptienne d’Israël

Versets 33-36

33 Maintenant, que Pharaon choisisse un homme intelligent et sage, et qu’il le mette à la tête du pays d’Égypte. 34 Que Pharaon établisse des commissaires sur le pays, pour lever un cinquième des récoltes de l’Égypte pendant les sept années d’abondance. 35 Qu’ils rassemblent tous les produits de ces bonnes années qui vont venir; qu’ils fassent, sous l’autorité de Pharaon, des amas de blé, des approvisionnements dans les villes, et qu’ils en aient la garde. 36 Ces provisions seront en réserve pour le pays, pour les sept années de famine qui arriveront dans le pays d’Égypte, afin que le pays ne soit pas consumé par la famine.

La proposition de Joseph est le sommet du texte. Joseph est dans une situation analogue au chancelier sémite Beya  de la reine Taousret. C’est un homme intelligent et sage – ce qui, selon le Deutéronome, est produit par la Torah.

Il ya une anticipation de Joseph qui présuppose que la richesse égyptienne peut supporter la famine au-delà de la seule Égypte. L’Égypte ne se vit pas de manière égoïste : elle vit au-delà d’elle-même. En étant reconnue comme un pays de satiété, l’Égypte est identifiée à Israël vue par le rédacteur deutéronomiste.

  1. 36 : la volonté de Dieu est que la famine soit surmontée par l’Égypte pour sauver le monde entier.

Versets 37-39

37 Ces paroles plurent à Pharaon et à tous ses serviteurs. 38 Et Pharaon dit à ses serviteurs: Trouverions-nous un homme comme celui-ci, ayant en lui l’esprit de Dieu ? 39 Et Pharaon dit à Joseph: Puisque Dieu t’a fait connaître toutes ces choses, il n’y a personne qui soit aussi intelligent et aussi sage que toi.

Approbation profonde de la part des destinataires qui est une reconnaissance de la part divine que représente Joseph. Le pharaon incarne une sagesse de personnage divinement inspiré. À cela s’ajoute la légitimation d’Israël en Égypte car l’Égypte est un pays de Dieu.

Versets 40-45

40 Je t’établis sur ma maison, et tout mon peuple obéira à tes ordres. Le trône seul m’élèvera au-dessus de toi. 41 Pharaon dit à Joseph: Vois, je te donne le commandement de tout le pays d’Égypte. 42 Pharaon ôta son anneau de la main, et le mit à la main de Joseph; il le revêtit d’habits de fin lin, et lui mit un collier d’or au cou. 43 Il le fit monter sur le char qui suivait le sien; et l’on criait devant lui: À genoux ! C’est ainsi que Pharaon lui donna le commandement de tout le pays d’Égypte. 44 Il dit encore à Joseph: Je suis Pharaon ! Et sans toi personne ne lèvera la main ni le pied dans tout le pays d’Égypte. 45 Pharaon appela Joseph du nom de Tsaphnath-Paenéach; et il lui donna pour femme Asnath, fille de Poti-Phéra, prêtre d’On. Et Joseph partit pour visiter le pays d’Égypte.

Le verset 40 présente l’autorité absolue de Joseph qui prend la place de pharaon. Joseph est placé au niveau des prêtres (les seuls à pouvoir porter du lin). L’ascension est comparable à celle de Mardochée dans le livre d’Esther, un autre roman de la diaspora.

Joseph est intégré avec un nom théophore qui est donné par le pharaon, ce qui est une marque souveraine de pharaon sur Joseph ET Joseph devient égyptien ; il épouse une égyptienne fille de prêtre. Cela permet de sortir du clivage asiatique/sémite/égyptien.

Ici le mariage d’un Israélite avec une non-Israélite va de soi. Cela signifie que Deutéronome 7 est ignoré ou ne s’applique pas en Égypte. Le nom de la fille indique que la divinité est Neth, déesse guerrière protégeant les armées du pharaon. L’Égypte devient le lieu d’une cohabitation religieuse admise. Ce mariage fait écho à celui de Moïse qui épouse la fille d’un prêtre de Madian.

Le cycle de Joseph est aussi important que la sortie d’Égypte menée par Moïse. Cet épisode permet de citer la première rencontre avec une femme égyptienne, la femme de Potiphar, ce qui est à mettre en parallèle du conte des deux frères : la femme du frère aîné veut entraîner le frère cadet sur sa couche. Ce qui est en jeu n’est pas la relation avec une femme étrangère, mais la relation adultère. Potiphar participe au projet divin en sauvant Joseph de la mort qui aurait dû prévaloir compte tenu de l’accusation d’adultère.

Genèse 12 indique que rien n’empêche le mariage d’un étranger avec un Israélite. Ce qui est reproché à Abram c’est d’avoir fait commettre un adultère à Pharaon : le pharaon reconstitue alors le couple fondateur d’Israël. Israël dit sa reconnaissance pour les étrangers qui ont fait son histoire et l’ont sauvée de la fin, de l’effacement.

3. Ce qu’Israël doit à l’Égypte et le souci divin du monde

Versets 46-52

46 Joseph était âgé de trente ans lorsqu’il se présenta devant Pharaon, roi d’Égypte; et il quitta Pharaon, et parcourut tout le pays d’Égypte. 47 Pendant les sept années de fertilité, la terre rapporta abondamment. 48 Joseph rassembla tous les produits de ces sept années dans le pays d’Égypte; il fit des approvisionnements dans les villes, mettant dans l’intérieur de chaque ville les productions des champs d’alentour. 49 Joseph amassa du blé, comme le sable de la mer, en quantité si considérable que l’on cessa de compter, parce qu’il n’y avait plus de nombre. 50 Avant les années de famine, il naquit à Joseph deux fils, que lui enfanta Asnath, fille de Poti-Phéra, prêtre d’On. 51 Joseph donna au premier-né le nom de Manassé, car, dit-il, Dieu m’a fait oublier toutes mes peines et toute la maison de mon père. 52 Et il donna au second le nom d’Éphraïm, car, dit-il, Dieu m’a rendu fécond dans le pays de mon affliction.

L’âge de Joseph est un clin d’œil à David (2 Samuel 5/4). Joseph est envisagé comme le David égyptien.

« à pleines mains » indique l’abondance, l’incommensurable. L’Égypte est vue comme le pays où se réalise l’excès de paroles divines, où deux fils adviennent, ce qui traduit la pleine intégration de Joseph en Égypte qui est le berceau égypto-israélite. Joseph sera embaumé comme un égyptien. S’ajoute à cela le clin d’œil à Moïse et à la naissance de ses deux fils.
Manassé : témoin de la déchirure familiale qui peut être dépassée
Ephraïm : rappel du séjour en Égypte où il fut opprimé et élevé.

Nous assistons à un retour sapientiel du malheur en bonheur et à la naissance de deux grandes tribus nées d’un égyptienne en Égypte. Les noms des enfants sont à comparer à ceux de Moïse en Exode 18/3, mais Joseph, lui, font un avenir à partir de l’Égypte.

Versets 53-57

53 Les sept années d’abondance qu’il y eut au pays d’Égypte s’écoulèrent. 54 Et les sept années de famine commencèrent à venir, ainsi que Joseph l’avait annoncé. Il y eut famine dans tous les pays; mais dans tout le pays d’Égypte il y avait du pain. 55 Quand tout le pays d’Égypte fut aussi affamé, le peuple cria à Pharaon pour avoir du pain. Pharaon dit à tous les Égyptiens: Allez vers Joseph, et faites ce qu’il vous dira. 56 La famine régnait dans tout le pays. Joseph ouvrit tous les lieux d’approvisionnements, et vendit du blé aux Égyptiens. La famine augmentait dans le pays d’Égypte. 57 Et de tous les pays on arrivait en Égypte, pour acheter du blé auprès de Joseph; car la famine était forte dans tous les pays.

La sagesse est prophétique. La famine est un phénomène mondial qui permet de mettre en avant l’exception égyptienne. Par ailleurs, l’ouverture permet de voir l’esprit divin en Joseph.

Israël ne peut être sauvé sans le salut de ceux qui l’entourent, dont l’Égypte. Il ya un souci du monde car Joseph a un comportement qui va à l’opposé de celui de Noé.

 

Conclusion

Ce chapitre établit un contraste entre l’Exode qui fait de l’Égypte un lieu d’oppression et la Genèse qui fait de l’Égypte un partenaire.

Genèse 41 présente l’Égypte comme une terre promise dans laquelle Israël peut s’installer et se développer. Un parallèle est à faire avec Ahiqar : une personne de bas statut social atteint une haute dignité. Le haut personnage est devant une difficulté que personne ne peut résoudre. La personne de bas statut est la seule à pouvoir résoudre le problème. Vient une récompense de la part du haut personnage.  Dieu devient le dieu des autres, ce qui permet de montrer l’empathie d’Israël pour les autres.

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