La métaphysique, c’est pas pour les intello

Il n’y a rien de plus faux que de penser que la philosophie, la théologie et bien d’autres disciplines sont tellement déconnectées de la réalité, que ce n’est pas la peine de s’y intéresser. Elles sont, au contraire, en prise directe avec le réel, du moins quand elles sont menées avec sérieux.Voyons ce que ça change de s’intéresser à ces disciplines avec l’exemple de la philosophie d’Alfred North Whitehead (1861-1947).

Traditionnellement, on pense qu’une personne, une chose, c’est de la matière qui porte un nom particulier parce qu’elle a une forme particulière, une fonction spécifique et, un caractère personnel. Une table reste une table jusqu’à ce qu’elle soit cassée ou transformée en autre chose. Monsieur Untel demeure Monsieur Untel jusqu’à sa mort. L’un et l’autre sont des substances bien identifiées qui ne changent pas jusqu’à leur disparition.

Whitehead a proposé une autre approche : au lieu de considérer les différents éléments du monde comme des choses ou des êtres bien définis une fois pour toutes, il affirme que nous sommes des éléments en relations les uns avec les autres et que nous sommes en interactions permanentes avec notre environnement. Quand je me cogne le pied contre le pied de la table, la table n’est plus la même (que je l’aie abîmée ou non) et je ne suis plus le même (qu’un orteil soit cassé ou non). L’expérience nous influence et, en tout cas, influence le regard que nous portons sur ce qui nous entoure : cette table a une place particulière dans ma mémoire et j’entretiens désormais un nouveau type de relation avec elle, consciemment ou non, et moi-même, je me suis enrichi de cette expérience dont je pourrai tirer une leçon de sagesse, sans parler de mon squelette qui se sera renforcé.

Cette expérience anodine de la vie quotidienne, c’est de la métaphysique : suis-je immuable ou suis-je toujours en train de changer ? Suis-je étanche à mon environnement ou suis-je en relation non seulement avec la table et les blocs de Lego qui étaient oubliés parterre, mais aussi avec l’air, l’arbre que je croise, et la lumière des étoiles qui sont à des années lumières de moi ? Autrement dit, suis-je un être qui est caractérisé par le fait que je reste moi ou suis-je caractérisé par le changement ? Cette question est décisive, par exemple dans la vie de couple : pour les uns, tout changement sera compris comme une infidélité à ce qu’était le couple à son origine, pour les autres, l’absence de changement est le signe de la mort.

Non, la métaphysique, ce n’est pas pour les intello, c’est pour nous tous qui avons à cœur de comprendre un peu ce qu’est la vie.

L’événement précède l’essence

Pour le dire avec le théologien André Gounelle1, « dans le concret, l’événement vient en premier et non l’essence et la substance. L’objet (…) naît d’une série d’événements qui s’enchaînent et leur succession lui confère sa réalité… Nous ne faisons pas des expériences, nous sommes ces expériences. »

Revenons à notre table. Une fois que nous avons reconnu que l’objet qui est devant nos yeux est une table parce qu’il a des pieds et un plateau situé à la hauteur des autres tables que nous avons déjà vues, l’œil aguerri peut constater que cette table est le fruit d’un long enchaînement d’événements, depuis la fabrication de la matière, en passant par le travail du designer, de l’artisan ou des ingénieurs, puis des commerciaux qui raconteront une histoire autour de cette table. Même chose pour une chaise, un stylo, une voiture etc. Cette histoire évoluera au fur et à mesure que nous aurons utilisé cette table, qu’elle sera peut-être entrée dans le panthéon des objets cultes.

Pour les uns, cette table sera une table, sans plus – « ça va, ce n’est qu’une table ». Pour d’autre cette table sera non seulement une évocation du génie humain, mais aussi un objet symbolique qui rassemblera les souvenirs de personnes, de moments, d’ambiances etc. La métaphysique, ce n’est vraiment pas que pour les intello, si nous voulons nous comprendre un tant soit peu les uns les autres.

Dieu, le Christ, la nature

Faisons un pas de plus en parlant de Dieu. Dans la perspective de Whitehead, Dieu est également un événement. La Bible hébraïque exprime très bien cela en attribuant à Dieu un nom qui est en fait un verbe – le verbe advenir – construit à l’inaccompli, c’est-à-dire un temps incluant le présent et le futur. Dieu n’est pas un quelque chose, c’est ce qui fait advenir, c’est ce qui rend possible que quelque chose advienne plutôt que le calme plat qui caractérise la mort. Ainsi, Dieu n’est pas une substance, un être immuable : Dieu est lui-même en interaction avec le monde et, par conséquent, Dieu est affecté par ce qui arrive, par ce que nous faisons ou ne faisons pas, de même que Dieu est affecté par les autres éléments du monde, éléments que nous pourrions appeler des entités. Autrement dit, la relation entre Dieu et le monde est une interaction infinie dont aucun élément ne sort indemne, qu’il soit intello ou qu’il les vomisse dès le saut du lit. Cette compréhension de Dieu est issue de la théologie du Process qui a prolongé la philosophie de Whitehead.

Dans cette théologie, Dieu cesse d’être un juge impitoyable qui châtie ceux qui n’obéissent pas aux commandements de l’Église, pour être le Dieu miséricordieux que révèlent les textes bibliques. Pour le dire avec le théologien John Cobb2 : « Dieu est un amoureux du monde qui attire celui-ci toujours plus loin, au-delà de ce à quoi il est parvenu, en affirmant la vie, la nouveauté, la conscience et la liberté, encore et toujours. » Si le mot Dieu vous chagrine, entendez que la vie n’est pas vouée au non-sens, au chaos : un dynamisme créateur peut être mis en œuvre pour rendre le monde infiniment plus vivable et nous y avons notre part en raison du fait que nous sommes interconnectés avec le reste de l’univers ; ce que nous faisons ici n’est pas sans conséquence là-bas. De même, un objet n’est pas sans effet sur son environnement : une photo, un alignement de bibliothèque, une manière de ranger une pièce ou d’aménager un chevet de lit ont un impact sur ceux qui vivent dans ces lieux, non parce que ces objets seraient dotés d’un pouvoir particulier, mais parce que l’idée que nous nous faisons de chaque élément a des répercussions sur nous et donc sur notre prochain.

Toutes ces interactions, lorsqu’elles sont en harmonie avec ce que la Bible révèle de l’espérance divine pour notre humaine, sont des interactions christiques. Nous pourrions dire que le Christ se manifeste à chaque fois qu’une stimulation est faite dans l’histoire, qui vise un peu plus d’humanité.

Cette humanité, elle peut aussi se penser dans le cadre de l’écologie. Il va de soi que la philosophie de Whitehead développe une métaphysique qui place en son centre la question de l’environnement puisque nous sommes totalement interdépendant avec notre environnement par ce jeu d’interactions infinies qui caractérise la vie. Une vision plus matérialiste de la vie, plus substantialiste, sépare l’humain de son environnement, ce qui conduit à une autre vision de l’univers : nous devenons responsable de la nature pour pouvoir continuer à nous en servir (comme on évite de faire faire banqueroute aux autres joueurs du Monopoly pour qu’ils continuent à nous verser des loyers et donc à nous enrichir), ce qui est une instrumentalisation de la nature, de l’environnement et, au bout du compte, une situation qui conduit à la disparition de l’environnement. La métaphysique de Whitehead n’établit pas de ligne de démarcation entre nous et la nature car nous sommes enchevêtrés. Selon une expression classique dans ce milieu philosophique, nous sommes être-avec-les-autres.

De ce point de vue aussi, la métaphysique, ce n’est pas pour les intello, mais pour nous tous qui avons du goût pour la vie, plutôt que pour la soumission et l’extinction.

 


Alfred North WHITEHEAD, Procès et réalité, Paris, Gallimard, 1995.

1André GOUNELLE, Le dynamisme créateur de Dieu, Paris, Van Dieren, p. 35,

2Cité par Raphaël PICON, « La théologie du Process », Évangile et liberté 201 (2006).

2 commentaires

  1. Il suffit d’aller marcher dans la forêt ou en montagne ou à la mer ou dans les champs à la campagne, pour comprendre que nous infiniment petits face à la Nature, et donc nous avons le devoir de la respecter puisqu’elle nous apporte la vie! La vie à savoir tout ce qui nous permet de vivre et de nous rendre heureux.

  2. Métaphysique pour tous? Je ne sais pas si je lis bien mais j’entends beaucoup de physique dans ce texte. En effet, en le lisant, le principe du champ de Higgs me revient naturellement (peut-être qu’un autre principe pourrait mieux convenir). Par analogie, d’où provient la masse de nos cerveaux, de nos muscles etc…? certainement des interactions avec notre environnement, avec l’Univers qu’on pourrait assimiler à un champ scalaire. Je ne suis pas du tout une physicienne mais plus je m’ intéresse à la physique mieux je perçois Dieu et je crois naturellement. La métaphysique entretient chez beaucoup de gens une forme de névrose obsessionnelle qui fait dépérir sur le long terme (j’en sais quelque chose). La physique permet de s’en délivrer un peu. Mais n’est-ce pas là l’objectif du texte d’emmêler physique et métaphysique?

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