Pour les uns, le temps semble être à la guerre contre ce qui est apparenté à une religion, l’islam – parler d’islamisme c’est attribuer à l’islam une part de responsabilité dans la persistance de la violence actuelle qui terrorise. Pour d’autres, le temps serait à l’impérieuse nécessité du dialogue entre les religions, le temps d’une laïcité du débat dans l’espace démocratique, dans le but de mieux se connaître et de pouvoir faire le tri entre le bon grain des religions avec représentants au sein de la conférence des responsables du culte en France, et le mauvais grain de tous ceux qui sont zizanie dans notre société.
Mais la religion n’est ni une structure sociale ou politique qui se poserait en adversaire ou en ennemi d’une nation organisée selon un modèle concurrent, ni une culture au sens d’un folklore capable de créer une identité collective qui permette de se distinguer d’autres communautés.
La religion, c’est l’intérêt pour la profondeur de l’être, qui peut se faire de manière scientifique par la théologie qui explore cette profondeur de l’être ou de manière liturgique, par des célébrations qui instituent cette profondeur de l’être, des célébrations qui mettent en relation avec la vie personnelle ce qu’est être humain, en n’escamotant aucun aspect de la vie humaine.
Le mal universel
Cette vérité de l’être humain à laquelle la religion permet d’accéder traite, notamment, la question du mal. C’est l’une des grandes questions de la théologie et c’est l’un des aspects de la célébration religieuse, en tout cas dans l’usage protestant, à travers la prière de repentance ou confession du péché.
Ce que la théologie nomme le péché désigne la persistance du mal dans notre vie, dans notre monde. S’intéresser à la profondeur de l’être humain, à ce qui le fonde, le structure, l’anime, c’est aussi s’intéresser à ce qui l’entrave, ce qui le retient de développer ses talents ou de vivre selon la logique de la grâce dont parlent quelques auteurs bibliques, qui en font la perspective de toute histoire humaine.
C’est la question du mal qui est en jeu dans notre actualité et il est impératif que les responsables politiques et tous ceux qui veulent pacifier le climat actuel, aient bien conscience que cette question du mal n’est pas le fait d’une religion dévoyée. Le mal, ce qui fait mal, est l’affaire de tous, la religion développant des manières d’appréhender le mal dans un ensemble plus vaste, à savoir la profondeur de l’être, c’est-à-dire tout ce qui contribue à métamorphoser un ensemble moléculaire en un être humain.
Le mal, la capacité de mal faire et de faire du mal est communément partagée. Pour s’en faire une idée, il suffit d’interroger chaque femme qui a appris avec effroi qu’il faudrait se reconfiner avec la personne qui n’adhère à aucune religion officielle, mais qui va lui mener un enfer encore plus intense que d’habitude. Il suffit d’entendre les enfants ou les adultes qui traînent les pieds pour rentrer chez eux ou pour aller travailler, car ils n’ont décidément aucun goût pour l’humiliation, sans que la question religieuse intervienne pour autant.
S’attaquer au mal qui ronge actuellement notre société ne peut se faire à coup de déclaration sur la laïcité ou sur une religion en particulier, car ce serait se tromper d’ennemi. Nous avons à faire face à des personnes qui agissent mal, en utilisant un verni religieux pour donner une contenance à leurs crimes. Ceux qui font œuvre de terrorisme s’accrochent au monde religieux comme un parasite le fait sur un organisme vivant qui lui donnera un support pour exister.
Deux approches du mal
C’est le mal qui doit être traité, et c’est là que la théologie peut intervenir. Non seulement la théologie permet de distinguer les causes réelles des causes fantasmées en matière de violence qui cause le malheur, mais elle permet d’appréhender le mal dans toute sa complexité, sans pour autant qu’il y ait unanimité parmi les théologiens pour décrire le mal. Schématiquement, deux grandes écoles se font face : les partisans d’un mal substantiel, qui se répand comme un virus est capable de se transmettre, et les partisans d’un mal qui est l’absence de bien. D’un côté ceux qui font du mal non pas seulement une réalité (oui, le mal, le malheur font partie de notre quotidien), mais une chose qui a une existence propre ; de l’autre côté ceux qui considèrent que le mal désigne toutes ces situations où le bien n’a pas été pleinement réalisé.
Ces deux approches différentes ont des conséquences politiques évidentes : d’un côté on combattra le mal par l’anéantissement et, de l’autre, on combattra le mal par un bien supérieur. La première option contribue à favoriser la peine de mort et les assassinats politiques car celui qui fait mal est lui-même le mal, une incarnation du mal. Notons que combattre le mal par le mal revient à légitimer le mal, c’est légitimer ce que nous voulons justement combattre. La seconde option conduit à des solutions qui visent la transformation des situations et des personnes – c’est l’option de l’apôtre Paul selon ce qu’il écrit en Romains 12,21 : « surmonte le mal par le bien ».
Les naïfs sont du côté des mesures d’exception
Les partisans de l’option radicale diront que les autres sont de doux idéalistes qui ne prennent pas la mesure du danger. Ceux qui veulent une guerre totale avec des mesures exceptionnelles qui excluent, qui éliminent, qui écrasent, sont, au contraire, ceux qui ne prennent pas la mesure du véritable danger. Car la véritable menace, c’est chaque personne, pas seulement des personnes qui s’identifieraient à une religion, une idéologie ou un combat. C’est chacun de nous qui est susceptible de faire acte de cruauté, pour des motifs qui ne sont pas religieux, mais en utilisant des formes religieuses qui donneront du poids ou une forme de légitimation à son acte.
Pour le dire avec le vocabulaire religieux chrétien : nous sommes tous pécheurs, autrement dit nous sommes tous capables du pire. Notre nature humaine est ainsi faite que nous ne sommes pas programmés pour faire le bien à tous les coups. Au contraire, c’est le bien qui est plutôt exceptionnel dans les comportements. Le bien (un concept flou, à géométrie variable), demande une longue éducation qui commence par la prise en compte de l’autre dans notre équation personnelle. C’est ainsi que commence les mythes bibliques de la Genèse, qui racontent le passage du chaos à la possibilité d’un monde vivable, par la prise en compte de l’autre dans mon paysage (Adam et Ève), un autre qui ne va pas de soi, qui est un rival (Abel et Caïn), que l’on voudrait assimiler à soi (la tour de Babel). Quand l’autre n’est pas intégré dans une vision fraternelle (qui n’excuse rien des fautes commises – excuser, mettre hors de cause, n’est pas une manière théologique d’envisager la gestion du mal), la haine se déchaîne et provoque un déferlement de violence qui n’est rien d’autre qu’un déluge.
Les naïfs sont donc du côté de ceux qui veulent des mesures d’exception, ceux qui voudraient changer la Constitution pour faire mal, pour frapper fort, parce que le mal, justement, n’est pas une exception. Le mal fait partie de l’ordinaire de l’humanité. Ne pas voir cela, c’est manquer toutes les occasions d’endiguer le mal à sa source, c’est manquer toutes les occasions d’offrir des objectifs positifs à atteindre à ceux qui pourraient avoir des comportements violents pour gérer leur stress, leurs frustrations, leur colère, leur faiblesse, leur propre malheur.
Par le passé, le christianisme a servi de maquillage à la violence, puis il y eut d’autres idéologies totalitaristes et aujourd’hui l’islam. Et pendant ce temps, on passe sous silence la violence ordinaire qui frappe insidieusement, sans la moindre mise en lumière par les médias, en toute tranquillité, car les ténors de la lutte contre l’islam radical saturent la réflexion contre le mal qui n’est pas confiné à un groupe, une communauté, une religion. La situation actuelle n’a rien d’exceptionnel. En faisant mine d’oublier que la nature humaine n’est pas exempte de la capacité de faire mal, on fait de celui qui nous agresse une figure de l’inhumain alors que c’est justement très humain, d’un point de vue naturel, d’agresser un autre humain. Et on oublie que ce qui est vraiment humain, d’un point de vue théologique, c’est de métamorphoser l’énergie qu’on est prêt à mettre dans un crime en une puissance créatrice qui profitera à tous.
Ce texte me parait effectivement trop naïf et trop théorique surtout, évidemment on pourrait accepter « la soumission » comme Houellebecq l’a décrite..on pourrait changer l’enseignement de l’histoire et de la philosophie. Cela n’a peut-être pas d’importance « sous l’angle de l’éternité » comme disait Schopenhauer..l’histoire humaine en a vu d’autres, mais est-ce que nos convictions héritées de la réforme et des philosophes des lumières ne valent pas plus.
Evidemment combattre la violence par la violence n’est pas une solution, mais quel remède proposer ?
Bonjour, merci pour ce texte qui fait réfléchir. Pouvez-vous nous en dire plus sur la question de l’excuse? Je suppose que dans la théologie le pardon est la réponse. Comment cela s’articule-t-il avec notre fonctionnement en société, et notre démocratie ?
Je fais allusion à ce passage dont un développement m’intéresserait :
« Quand l’autre n’est pas intégré dans une vision fraternelle (qui n’excuse rien des fautes commises – excuser, mettre hors de cause, n’est pas une manière théologique d’envisager la gestion du mal), la haine se déchaîne et provoque un déferlement de violence qui n’est rien d’autre qu’un déluge. »
Vous avez parfaitement raison, la réponse théologique est le pardon.
L’excuse, met hors de cause : on n’est pas coupable de ce dont on est accusé. On efface les torts qu’on a pu commettre. C’est le sens de l’amnistie. On fait comme si le passé n’avait pas eu lieu. C’est, par exemple, ce qu’avait prévu Henri IV dans l’édit de Nantes, pour mettre fin aux guerres de religions.
Le pardon, lui, ne retire pas la culpabilité, il ne passe pas le passé par pertes et profits, il ne fait pas comme si rien ne s’était passé. Toutefois le pardon n’enferme pas le fauteur de trouble, l’infracteur, dans son passé, dans ce qu’il a commis. D’ailleurs, le prophète Esaïe, ou l’épître aux Hébreux, diront que Dieu ne se souvient pas de nos fautes : cela ne veut pas dire qu’il les oublie, cela veut dire qu’il ne revient pas dessus en permanence, il ne célèbre pas un passé qui n’a rien de glorieux.
Pour répondre pratiquement à votre question, notre fonctionnement en société devrait consister à ne pas condamner qui que ce soit à n’être que ce qu’il a été à un moment donné de son histoire, mais à lui permettre une rédemption. C’est, par exemple, le principe de la justice restaurative, qui permet à un infracteur de prendre conscience du mal qu’il a commis, aussi bien sur le plan physique, matériel, que symbolique, en entrant en dialogue avec des victimes qui ont subi des torts analogues. C’est une pédagogie pour rendre les délinquants et les criminels à leur humanité.
Si nous n’apportons que des réponses punitives aux différentes formes de comportements asociaux (injures, dégradations, vols, violences…), nous ne faisons que renforcer la violence des personnes incriminées : une justice en miroir ne fait que renvoyer la violence émise et cela crée un cercle vicieux. Il faut donc trouver des moyens de rompre ces cercles vicieux. Le pardon permet de casser la logique de l’équivalence (un prêté pour un rendu, dit-on classiquement). Un comportement fraternel est une réponse à notre portée. Je prends l’exemple de l’accompagnement des personnes pour la recherche d’emploi ou dans le cadre d’un suivi social : beaucoup de bénéficiaires disent leur étonnement et leur satisfactions quand ils sont, tout simplement, considérés comme des égaux par la personne qui s’occupe de leur dossier. Beaucoup de bénéficiaires, qui sont les personnes les plus fragiles de notre société, constatent qu’elles sont rarement prises au sérieux, qu’elles sont assez souvent infantilisées, ce qui détériore leur dignité. Un regard fraternel porté sur l’autre évite cette frustration bien légitime qui revient à éprouver qu’on n’a aucune valeur pour celui qui est bien établi dans la société.
La logique théologique portée par le christianisme considère que la dignité d’un être ne disparaît jamais parce que la grâce divine est inconditionnée : elle ne dépend pas de notre comportement, de notre position sociale, de notre moralité. Ainsi, porter un regard qui voit toujours un humain derrière celui qui n’est pas aimable, celui qui me fait souffrir, celui qui se comporte sauvagement, c’est laisser la possibilité d’une conversion, pour reprendre un mot du vocabulaire religieux.
Voici pour une tentative d’approfondissement de ce paragraphe.
Cordialement, JW
Les partisans du mal comme absence du bien (les pères de l’Eglise et les docteurs du Moyen Age) ont brulé des hérétiques .. Par contre ceux qui ‘substantialisaient’ le mal (ou simplement désignaient le mal comme du mal) ont été souvent les victimes de l’Histoire, jugés comme hérétiques (‘ce sont des dualistes’, ce sont des manichéens’) alors qu’ils avaient une attitude non violente..
Comme toujours la vérité sur le mal nous échappe et elle se situe probablement entre ou plutôt au delà de ces deux propositions. Il est à la fois en nous comme pulsion de mort opposée au désir de vivre. Et en dehors de nous, autour de nous, dans la nature, dans l’héritage de nos aïeux comme dans toute communauté humaine. De même on peut distinguer le mal subi, le mal que l’on fait de façon inconsciente comme Paul le dit si bien, et celui que l’on commet tout à fait consciemment dans le but de nuire à autrui. Cela rend la réaction face au mal très complexe de toutes façons mais celle que propose James : « métamorphoser l’énergie qu’on est prêt à mettre dans un crime en une puissance créatrice qui profitera à tous. » est évidemment la meilleure, à condition de faire appel au Saint Esprit ou de « revêtir le Christ ». Sinon, nous en sommes bien incapables par notre propre volonté !