La peine de la liberté

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Deutéronome 15/12-18
12 Si l’un de tes frères hébreux, homme ou femme, se vend à toi, il te servira six années; mais la septième année, tu le renverras libre de chez toi.  13 Et lorsque tu le renverras libre de chez toi, tu ne le renverras point à vide;  14 tu lui feras des présents de ton menu bétail, de ton aire, de ton pressoir, de ce que tu auras par la bénédiction de l’Éternel, ton Dieu.  15 Tu te souviendras que tu as été esclave au pays d’Égypte, et que l’Éternel, ton Dieu, t’a racheté; c’est pourquoi je te donne aujourd’hui ce commandement.  16 Si ton esclave te dit: Je ne veux pas sortir de chez toi, – parce qu’il t’aime, toi et ta maison, et qu’il se trouve bien chez toi, –  17 alors tu prendras un poinçon et tu lui perceras l’oreille contre la porte, et il sera pour toujours ton esclave. Tu feras de même pour ta servante.  18 Tu ne trouveras point pénible de le renvoyer libre de chez toi, car il t’a servi six ans, ce qui vaut le double du salaire d’un mercenaire; et l’Éternel, ton Dieu, te bénira dans tout ce que tu feras.

Chers frères et sœurs, nous n’aimons pas la liberté. Nous pouvons, en France, inscrire la liberté au fronton des écoles et des mairies, ce n’est qu’un stratagème pour nous donner bonne conscience, car, en vérité, nous n’aimons pas la liberté. Ce que nous aimons, c’est le confort. Et nous ne sommes pas les seuls. C’est une caractéristique largement partagée à travers le monde. Prenons le cas de la Chine. Le gouvernement chinois a conclu un pacte avec le peuple, qui pourrait se résumer de la manière suivante : nous nous engageons à vous fournir des nouvelles technologies, des téléphones, des téléviseurs, des biens de consommation et le confort qui va avec ; en échange vous ne nous enquiquinez pas avec les libertés individuelles. Et ça marche ! Au regard de la population chinoise, les contestataires qui revendiquent des libertés sont encore moins nombreux que les protestants en France.

Nous n’aimons pas la liberté. Nous préférons, et de loin, le confort. C’est ce qu’écrivait déjà Étienne de La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire, une étude dans laquelle il analyse ce phénomène tout à fait curieux : ce sont les peuples qui mettent en place les tyrannies dont ils auront ensuite à souffrir. La servitude est volontaire au point qu’il constatera au sujet d’un peuple qui passe sous la coupe d’un tyran : « on dirait à le voir qu’il a non pas perdu sa liberté, mais gagné sa servitude[1]. » La Boétie repère qu’un aspect qui conduit les peuples à préférer la servitude à la liberté, c’est l’habitude – l’habitude qui est un confort par rapport à l’avenir. L’habitude, c’est la régularité du temps, c’est le chronos, c’est la maîtrise de ce qui va arriver, c’est la bonne manière d’éviter au maximum les imprévus qui risquent de nous déstabiliser. La Boétie en parle en termes de coutume. Il écrit ceci : « la coutume, qui a en toutes choses grand pouvoir sur nous, n’a en aucun endroit si grand’vertu qu’en ceci, de nous enseigner à servir, et, comme l’on dit de Mithridate qui se fit ordinaire à boire le poison, pour nous apprendre à avaler et ne trouver point amer le venin de la servitude[2]. »

Voilà une chose terrible que nous découvrons déjà dans le livre du Deutéronome où il est prévu que l’esclave qui pourrait recouvrer sa liberté après six ans de servitude préfère, au bout du compte, rester dans sa condition d’esclave. Dans ce cas, le Deutéronome stipule que la personne aura l’oreille percée contre le battant de la porte du maître auquel il sera désormais attaché à jamais.

Nous pourrions nous en tenir là. Nous pourrions considérer qu’il est dans la nature humaine de préférer la servitude à la liberté. Nous pourrions considérer que la servitude est une option parmi d’autres et qu’il suffirait de rendre grâce pour toutes les occasions de vivre tranquillement les servitudes qui nous apportent le confort matériel qui est d’ailleurs l’essentiel des revendications de nos contemporains. Qui va manifester dans la rue pour demander moins d’État ? Qui va manifester dans la rue pour demander moins de réglementation dans le code du travail ? Qui va manifester dans la rue pour demander moins de contrôles, moins de surveillance ? C’est toujours plus d’Etat, toujours plus de subventions de l’Etat, toujours plus de contrôles de l’Etat qui est revendiqué et donc, toujours moins de liberté. Le texte du Deutéronome semble dire que c’est une option, en effet.

La liberté malgré tout

Toutefois le Deutéronome n’est pas toute la Bible. La réflexion des rédacteurs bibliques évolue au fil du temps, au fil des expériences. Cela explique que nous trouvions dans la Bible un dispositif qui contredit le Deutéronome et qui remet en cause cette possibilité d’une servitude volontaire. C’est dans le livre du Lévitique que nous trouvons cette alternative qui s’oppose radicalement à la possibilité d’abdiquer sa liberté au profit d’un confort de tous les jours. C’est ce que nous découvrons en Lévitique 25/35-45.

Lévitique 25/35-43
35 Si ton frère devient pauvre, et que sa main fléchisse près de toi, tu le soutiendras; tu feras de même pour celui qui est étranger et qui demeure dans le pays, afin qu’il vive avec toi.  36 Tu ne tireras de lui ni intérêt ni usure, tu craindras ton Dieu, et ton frère vivra avec toi.  37 Tu ne lui prêteras point ton argent à intérêt, et tu ne lui prêteras point tes vivres à usure.  38 Je suis l’Éternel, ton Dieu, qui vous ai fait sortir du pays d’Égypte, pour vous donner le pays de Canaan, pour être votre Dieu.  39 Si ton frère devient pauvre près de toi, et qu’il se vende à toi, tu ne lui imposeras point le travail d’un esclave.  40 Il sera chez toi comme un mercenaire, comme celui qui y demeure; il sera à ton service jusqu’à l’année du jubilé.  41 Il sortira alors de chez toi, lui et ses enfants avec lui, et il retournera dans sa famille, dans la propriété de ses pères.  42 Car ce sont mes serviteurs, que j’ai fait sortir du pays d’Égypte; ils ne seront point vendus comme on vend des esclaves.  43 Tu ne domineras point sur lui avec dureté, et tu craindras ton Dieu.

Ce passage biblique qui a probablement été écrit après Deutéronome 15, change singulièrement la donne en interdisant qu’un hébreu puisse devenir esclave. Par cette interdiction, le rédacteur de Lv 25 trouve une solution pour couper court à la tentation de se complaire dans la condition d’esclave. La servitude est une addiction et le meilleur moyen de ne pas succomber à l’addiction est encore de ne pas y goûter. Certainement est-il possible d’être sevré de la servitude comme on peut être sevré d’autres addictions, mais la meilleure manière de ne pas être définitivement dépendants, de ne pas vivre drogués par la servitude, est de ne pas y toucher, ne serait-ce qu’une fois. Car la servitude est une drogue particulièrement addictive.

En interdisant purement et simplement la réduction en esclavage de tout frère hébreu, Lv 25 refuse tout accommodement possible avec la servitude. L’esclavage n’est plus une possibilité parmi d’autres et, cela, pour éviter que certains développent le goût de la servitude volontaire.

Cette évolution de la pensée biblique entre le Deutéronome et le Lévitique demande à être prolongée dans notre temps où l’interdiction de l’esclavage s’est étendue à tous les êtres humains, ce qui n’empêche pas l’esclavage de dissimuler aujourd’hui sous des formes nouvelles. Il n’est qu’à penser à ces clandestins auxquels on prend les malheureux papiers qu’ils ont pour les faire travailler dans les vignes françaises à moindre coût ; ou ces autres dont on profite du statut illégal pour ne même pas les payer à la fin d’un mois de travail sur des chantiers de bâtiment.

Parmi les servitudes actuelles, j’aimerais justement évoquer celle liée à l’emploi, qui est peut-être d’autant plus sournoise lorsqu’elle est mise en place dans des contextes tout à fait légaux. Je suis frappé d’entendre les plaintes qui accompagnent les fermetures de sites industriels, d’entreprises employant un grand nombre de personnes. Ces plaintes font entendre que les personnes qui perdent leur emploi n’ont plus aucune perspective d’avenir. Ces personnes ont comme perdu toute chance d’avoir à nouveau un emploi. Tout sonne comme si ces personnes étaient absolument dépendantes de l’entreprise qui les employait, comme s’il n’était pas possible pour elles de trouver un emploi ailleurs voire de fonder leur propre entreprise. Ces situations catastrophiques pour les personnes, qu’elles soient employées ou qu’elles soient employeurs, traduisent une situation de servitude à laquelle Lv 25 nous rend attentifs. Tout lecteur de Lv 25 qui accorde un tant soit peu de crédit au texte biblique, autrement dit tout croyant qui lit la Bible, ne devrait jamais accepter que le monde de l’emploi se transforme en machine à créer des dépendances. Le monde du travail devrait être le moyen pour chacun de s’émanciper, de gagner en degrés de liberté et non de devenir dépendant d’un poste de travail ou d’une entreprise.

Toute personne qui travaille ou qui fait travailler devrait penser à Lv 25 qui pose que toute situation doit être pensée comme ayant une fin. Toute personne qui est employée ou qui emploie devrait intégrer le fait qu’il y a un risque majeur à ne pas penser qu’il y a une fin à toute chose et qu’il pourrait arriver, à un moment donné, qu’une activité cesse et qu’il faille passer à autre chose. Toute personne qui a une activité ou qui permet à quelqu’un d’avoir une activité devrait veiller à donner en permanence les moyens de la liberté pour tous. Dans le monde de l’entreprise, cela s’appelle la formation continue qui permet, par exemple dans le secteur industriel, d’apprendre à manier les nouveaux outils de travail, mais qui peuvent aussi permettre d’apprendre de nouveaux métiers à ou exercer de nouvelles fonctions, de nouvelles responsabilités. Ni l’employé, ni l’employeur ne devrait admettre que quelqu’un devienne à ce point dépendant de son poste qu’il en viendrait à ne plus pouvoir faire quoi que ce soit d’autre.

Cela peut être transféré à toutes autres sortes de situations, toutes sortes de contextes auxquels vous pourrez penser pour vous-mêmes, pour vos proches, pour les personnes dont vous avez la responsabilité – pensons à la situation des femmes en France jusqu’à la réforme du Code civil opérée par le doyen Carbonnier : veiller à ne jamais permettre qu’une situation de dépendance se mette en place et condamne quelqu’un à ne plus avoir d’avenir au cas où cette situation se dégraderait, voilà ce à quoi nous appelle Lv 25.

En s’intéressant visiblement à la liberté, des rédacteurs bibliques amènent la théologie sur le champ politique. Le champ politique a pour fonction principale de régler les différents régimes de liberté et de faire respecter le droit ? Pourquoi la théologie se préoccupe-t-elle également de la liberté ? Pour comprendre cela, il faut se rappeler que le rédacteur de Lv 25 est le même que le rédacteur de Genèse 1 – le récit de la Création selon le rédacteur sacerdotal. En Gn 1 l’homme est présenté comme une créature à l’image de Dieu, c’est-à-dire capable, elle aussi de créer, de dire des paroles qui donnent du sens à la vie, à la société – à la condition d’être libre de le faire[3]. C’est dans la mesure où il garantit l’intégrité des personnes et notamment leur liberté qui permet à celles-ci d’exercer leurs talents, leur créativité, que ces personnes continuent à être images de Dieu. Pour les rédacteurs bibliques, ce qui convient à l’humain – image de Dieu – ce n’est pas la servitude, c’est la liberté, quitte à ce que ce soit malgré lui. Le rédacteur de Lv 25 qui est tout à fait conscient de l’inclination naturelle de l’homme à la servitude volontaire, mais qui est conscient qu’il est possible de se mettre dans des situations de dépendance qui nous condamnent à vivre à la merci d’une personne, d’un employeur, le rédacteur de Lv 25 crée un nouveau dispositif pour éviter à quiconque de mettre le petit doigt dans l’engrenage fatal de la servitude en évitant de l’installer définitivement dans le confort d’une situation qui lui remplit le ventre et lui apporte ce qui est nécessaire pour passer le temps, mais qui le prive de son indépendance.

Refusons qu’au moment de sortir de la maison du maître nous soyons rattrapés par l’oreille et cloués à la porte, sur le seuil, ne pouvant plus faire autre chose que saluer de loin les choses à venir, la terre qui nous était pourtant promise, sans avoir plus l’occasion de la fouler et d’y prendre notre place. Car la vie ne consiste pas à passer le temps. La vie devant Dieu ne consiste pas à faire se succéder les jours. L’homme – image de Dieu est un être créatif, qui acquiert sa liberté pour apporter sa part à la création du monde, de la société. Rompant avec toutes les formes de dépendance qui retiennent la personne d’exercer ses talents et d’en acquérir de nouveaux, Lv 25 institue le devoir impérieux d’être libre comme une obligation non seulement morale, mais spirituelle[4]. Le rédacteur de Lv 25 institue ce qui évitera que d’autres déterminent à notre place ce qui m’est nécessaire, ce que doit être mon rythme de vie, ce que doit être mon quotidien, mon histoire. Lv 25 institue la liberté pour éviter que s’institue naturellement la servitude qui est telle une bête tapie à notre porte, toujours prête à nous clouer sur place. Lv 25 institue de manière encore plus radicale que Dt 15 la liberté qui est si souvent vécue comme une peine (cf. Dt 15/18). À nous, aujourd’hui, d’instituer la liberté là où elle est envisagée comme une peine et d’en faire un horizon de bonheur pour chacun.

Amen

[1] É. de La BOÉTIE, Discours de la servitude, Paris, Vrin, 2014, p. 54.

[2] É. de LA BOÉTIE, Discours de la servitude, p. 55.

[3] Le professeur André Gounelle m’a rappelé cette phrase de Ricœur : « la liberté dans la tradition juive et chrétienne, est la possibilité de commencer quelque chose dans le monde ».

[4] Ce qui peut aussi trouver une résonance dans le « nous sommes condamnés à la liberté » de Jean-Paul Sartre, comme me l’a suggéré également André Gounelle.

2 commentaires

  1. Parfois je me demande si cette liberté n’est pas plus difficile à acquérir qu’autrefois, je ne pense pas, mais tout nous porte à devenir prisonnier, aliéné d’une société qui se préoccupe de tout, sauf de l’essentiel, à vous de mettre dans ce tout, ce qui vous semble secondaire. Quant à l’essentiel il est plus difficile de le définir avec un esprit alerte, sans oublier certainement des points primordiaux. Et revendiquer sa liberté de penser est aussi extraordinaire que d’affirmer que la terre est ronde comme ce fut le cas il y a bien longtemps. Mais nous devons nous battre pour tellement de choses sur terre, que parfois on préfère se laisser aller de temps en temps à la facilité. Mais est t- on pour autant, esclave de ce système ? La foi en cette vie, est la seule façon de se trouver des raisons d’exister, et de se battre.

  2. Bonjour.

    Toute la problématique de la liberté personnelle et de ce que certains appellent le « vivre ensemble », lequel impose (qu’on le veuille ou pas) certaines acceptations éventuelles contredisant nos libertés ;
    problématique de la singularité et de la communauté.
    En particulier dans les milieux ecclésiaux, justement ! Quelle « suprématie » de l’un par rapport à l’autre ?
    Voire, pas de suprématie sinon celle de choix personnels, en conséquence de notre considération de l’Evangile ?

    Qu’en pensez-vous ?
    A&V

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