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Matthieu 6/1-8, 16-18
1 Gardez-vous de pratiquer votre justice devant les hommes, pour en être vus; autrement, vous n’aurez point de récompense auprès de votre Père qui est dans les cieux. 2 Lors donc que tu fais l’aumône, ne sonne pas de la trompette devant toi, comme font les hypocrites dans les synagogues et dans les rues, afin d’être glorifiés par les hommes. Je vous le dis en vérité, ils reçoivent leur récompense. 3 Mais quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta droite, 4 afin que ton aumône se fasse en secret; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. 5 Lorsque vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites, qui aiment à prier debout dans les synagogues et aux coins des rues, pour être vus des hommes. Je vous le dis en vérité, ils reçoivent leur récompense. 6 Mais quand tu pries, entre dans ta chambre, ferme ta porte, et prie ton Père qui est là dans le lieu secret; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. 7 En priant, ne multipliez pas de vaines paroles, comme les païens, qui s’imaginent qu’à force de paroles ils seront exaucés. 8 Ne leur ressemblez pas; car votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez. 16 Lorsque vous jeûnez, ne prenez pas un air triste, comme les hypocrites, qui se rendent le visage tout défait, pour montrer aux hommes qu’ils jeûnent. Je vous le dis en vérité, ils reçoivent leur récompense. 17 Mais quand tu jeûnes, parfume ta tête et lave ton visage, 18 afin de ne pas montrer aux hommes que tu jeûnes, mais à ton Père qui est là dans le lieu secret; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra.
Chers frères et sœurs, il y a 250 ans naissait un théologien, immense, et pourtant très peu connu, Friedrich Schleiermacher. Il peut être considéré comme le « père de la théologie moderne », c’est-à-dire de la théologie qui prend en compte la philosophie des Lumières et, à ce titre, il peut être considéré comme le réformateur de la Réforme. Il est celui qui va pousser encore plus loin l’exigence d’une interprétation des textes pour éviter le littéralisme, et qui exercera son esprit critique contre les formes religieuses qui étouffent la véritable religion, la religion du for intérieur, la religion dont sont capables tous les êtres humains, cette véritable religion qui consiste à intuitionner l’Univers, cette véritable religion qui s’élabore à partir de la foi comprise comme sentiment pur et simple de dépendance. Cela ne signifie pas soumission aveugle, car Schleiermacher est un apôtre de la liberté. Il fera d’ailleurs preuve d’une admirable liberté, aussi bien en tant que professeur qu’en tant que prédicateur.
Ce matin, Schleiermacher nous aidera à mieux comprendre ce passage de l’évangile de Matthieu ; il nous aidera à retrouver la puissance subversive de Jésus et à restituer, autant que possible, la « vraie » religion que Jésus appelait de ses vœux. Schleiermacher va nous aider à profiter de la critique de la religion formulée par Jésus par les trois points que sont l’aumône, la prière et le jeûne. Ces trois aspects de la religion vont nous permettre de critiquer trois travers de la religion : le sacramentalisme, le cléricalisme et le dogmatisme.
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Le sacramentalisme
Si nous reprenons la définition limpide d’Augustin, le sacrement est le signe visible de la grâce invisible. En protestantisme, le baptême est une manière visible de dire que nous avons notre place dans la communauté humaine par grâce seule et la cène est une manière visible de dire que Dieu désigne ce qui nourrit notre existence. Or, il y a dans notre vie d’Eglise, des attitudes, des gestes qui peuvent faire obstacle à cette grâce. Il peut y avoir des façons de faire qui, au lieu de révéler la grâce, font écran à la grâce.
En prenant le cas de l’aumône, Jésus prend un geste fondamental de la religion qui, à son époque, n’est pas encore chrétienne. Qu’y a-t-il de plus beau, de plus grand que de faire l’aumône, c’est-à-dire de donner à une personne nécessiteuse ce dont elle a besoin pour ne pas dépérir ? Comment ne pas louer un geste de charité, la charité étant au cœur de la foi chrétienne ?
Le regard critique que porte Jésus sur certaines attitudes peut être compris par la critique que Schleiermacher fera du sacramentalisme. En effet, si les bonnes actions ont partie liée à la foi, ce n’est pas à n’importe quelle condition. L’épître de Jacques, par exemple, nous dit qu’il est possible de montrer sa foi par ses œuvres (Jacques 2/18), mais cela ne signifie pas que l’inverse est vrai, bien au contraire : faire des œuvres pour montrer sa foi serait tout à fait contraire à l’esprit biblique qui nous fait comprendre que la foi nous presse à la charité. Quand nous faisons de bonnes œuvres, c’est par grâce seule, et non pour obtenir quelque chose en échange, et certainement pas des compliments. Il n’est pas question de faire des œuvres pour qu’on nous dise que nous sommes remarquables.
Le sacramentalisme qui consiste à faire de la religion un moyen de se faire bien voir des hommes est une perversion de la religion. Dans ce cas, le sacramentalisme est une instrumentalisation de la grâce et c’est un assassinat pur et simple de la vraie religion car il fait de la foi une œuvre. Le sacramentalisme, pour Schleiermacher, conduit à faire de la religion « quelque chose d’autosuffisant et qui a lieu a des dates déterminées » et conduit les fidèles à adopter un comportement « scolaire et mécanique » (De la religion, p. 113).
Quand tu fais l’aumône, quand tu pratiques ta religion, que ta gauche ne sache pas ce que fait ta droite. Que tout cela ne soit pas par vilain calcul humain pour obtenir quelques honneurs, quelques félicitations. Que tes actes soient accomplis par grâce seule. Qu’ils ne soient pas liés à un espoir de récompense. N’agis pas à condition d’obtenir un bon salaire en échange, mais agis parce qu’il est juste et bon de faire ce que tu as à faire. Agis selon l’impératif catégorique tel qu’en parle Emmanuel Kant, philosophe des Lumières, justement, et n’agis pas dans le but d’obtenir quelque chose en échange. Parce que ta religion c’est la grâce, et non la stratégie.
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Le cléricalisme
Le deuxième aspect concerne la prière. Être chrétien, c’est se tenir face à Dieu, c’est vivre toute sa vie devant Dieu. Notre point de référence c’est Dieu et Dieu seulement. Ce n’est ni nous, ni ceux qui nous entourent. Lorsque nous prions, lorsque nous faisons le point sur notre vie, lorsque nous pensons à ce que devrait être notre avenir, c’est devant Dieu que nous sommes invités à nous placer, pour que notre vie soit jugée à la hauteur ou la profondeur de Dieu, et non selon nos propres critères.
Cependant, nous avons une forte propension à suivre la voix de maîtres qui ne sont pas toujours divins. Nous avons tendance à suivre la majorité, à suivre celui qui parle le plus fort ou qui a parlé le dernier. A chaque fois, nous faisons preuve de cléricalisme. Au lieu de penser personnellement et d’éprouver nos pensées à l’aune de la parole de Dieu, nous nous alignons sur la pensée d’un autre et, de ce fait, nous rétablissons la distinction abolie par la Réforme entre les prêtres et les laïcs. Et cela revient à considérer qu’il y a des croyants de seconde catégorie, incapables de forger un juste jugement, qui sont juste bons à vivre sous la tutelle de directeurs de conscience. Cela revient à considérer que certains ne pourraient pas avoir directement accès aux saintes vérités.
Dans une page saisissante, Schleiermacher s’en prend aux « médiocres qui imitent les prières des autres, qui tiennent toute leur religion de quelqu’un d’autre, ou qui la font dépendre d’une écriture morte sur laquelle ils font leurs serments et dont ils tirent leurs arguments (De la religion, p. 67) ». Le cléricalisme empêche la foi individuelle parce qu’elle la remplace par l’argument d’autorité. Au lieu de nous permettre de transcender notre situation, le cléricalisme ne fait que confirmer les situations, les états, les opinions. Au lieu de libérer les initiatives, au lieu de faire droit à l’audace qui permet à la vie de frayer son chemin, le cléricalisme condamne chacun à reproduire ce qui plaît déjà. Le cléricalisme consiste à caresser dans le sens du poil.
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Le dogmatisme
Le troisième point qu’aborde Jésus est le jeûne. Le jeûne consiste à faire un peu de place en soi pour accueillir de nouvelles choses. Le jeûne consiste à s’ouvrir à plus grand que soi, à des vérités qui transcendent nos vérités du moment. Au lieu de nous gaver de nos aliments coutumiers, au lieu de nous gaver de nos vérités, le jeûne nous oriente vers ce qui peut transcender nos convictions.
Mais lorsque nous pratiquons le jeûne pour se faire bien voir, donc pour attirer l’attention sur soi, le jeûne revient alors à se remplir de l’admiration de ceux à qui nous nous montrons. Dès lors, au lieu de nous ouvrir à de grandes vérités, nous nous alimentons en circuit fermé. La vraie religion, bien au contraire, consiste à s’ouvrir à l’altérité, à ce qui sort de l’ordinaire, à ce qui n’est pas notre lot commun. Si nous considérons les autres comme un miroir apte à nous renvoyer une belle image de nous – une image d’autant plus belle que nous aurons simulé la misère – nous aurons notre récompense immédiatement, certes, mais cette récompense sera bien piteuse au regard de ce que permet l’ouverture de la véritable religion.
Le risque de cette pratique est de mettre en place une doxa, autrement dit une opinion commune, qui tient lieu de vérité sans être discutée. Selon le mot de Schleiermacher qui s’adressait aux croyants de son époque, cette pratique qui consiste à ne vivre que des honneurs de la bonne société, fait courir à la religion le risque d’être élimée au point qu’elle s’adapte à tout et qu’on la supporte aisément partout (De la religion, p. 140).
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Dans tous ces cas la religion devient méprisable et les croyants ne sont plus que de tristes sires qui n’adorent plus l’Eternel. Dans tous ces cas, les croyants en viennent à adorer des formes religieuses rassurantes sur le moment, mais qui préparent des lendemains qui feront déchanter. A travers la critique formulée par Jésus, nous pouvons comprendre que, pour une part, la vraie religion est celle qui est capable d’une critique sur elle-même, ce qu’on appelle une critique interne. La vraie religion est celle qui est capable de s’interroger sur le bien fondé de ses pratiques, de ses discours. La vraie religion est celle qui est capable de se réformer. C’est par cet effort constant de la critique que la religion n’en reste pas à ses manifestations, à ses formes classiques et souvent superficielles, qui confinent au sacramentalisme, au cléricalisme, au dogmatisme et bien d’autres « -ismes ». C’est par cet effort de la critique interne que la religion peut nous permettre d’intuitionner effectivement l’univers, ce qui a un caractère universel.
Tout au long de la critique de Jésus, le terme qui revient au sujet de ces personnes qui pensent être de vrais croyants, est « hypocrites ». Hypocrites sont ceux qui jouent un rôle de composition. Hypocrites sont ceux qui se cachent derrières des attitudes a priori nobles, empreintes d’une spiritualité profonde, mais qui ne soignent en fait que les formes, qui n’entretiennent que la superficialité. La vraie religion est iconoclaste en ce sens qu’elle refuse la dictature de l’image, de la démonstration de force.
La vraie religion est celle du for intérieur. La vraie religion ne cherche pas à montrer quoi que ce soit ; elle n’est pas là pour attirer les regards et les honneurs. Elle n’est pas là pour faire du bruit. Elle n’est même pas là pour être reconnue. Elle n’est pas là non plus pour nous empêcher d’être soi, bien au contraire. Il est donc tout à fait inutile de faire l’hypocrite. En nous libérant du regard de jugement de l’autre, la religion que présente Jésus nous permet de trouver notre raison d’être indépendamment du jugement de la société ou d’un groupe. Pour le dire de manière religieuse, notre identité est en Dieu. Cela signifie que notre identité ne dépend ni de notre naissance, ni de nos appartenances. Notre identité n’est pas conditionnée par les jugements humains, encore moins lorsque ces jugements se fondent sur des apparences trompeuses et sur des jeux de rôle. Dire que notre identité est en Dieu, c’est dire qu’elle a un caractère inconditionnel, qu’elle ne dépend ni de ce que nous faisons pour obtenir un jugement favorable de la société, ni de ce que la société dit à notre sujet. Dire que notre identité est en Dieu implique que nous pouvons agir nous aussi, par grâce seule, sans verser dans un sacramentalisme qui serait une manière d’agir mécaniquement pour obtenir les faveurs de notre entourage. Dire que notre identité est en Dieu implique que nous pouvons penser par grâce seule, sans nous inquiéter de ce que les autres penseront de nos idées. Dire que notre identité est en Dieu implique que c’est de Dieu que nous tirons les paroles qui nous sont nécessaires pour donner chair à notre existence et non des louanges qu’on pourrait nous adresser au prétexte que nous agissons selon les critères en vogue à un moment donné. Dire que notre identité est en Dieu, c’est dire que nous sommes libres de devenir ce que nous jugeons être le plus adéquat, éclairés par notre conversation personnelle avec la parole de l’Eternel.
Amen
F. D. E. Schleiermacher, De la Religion. Discours aux personnes cultivées d’entre ses mépriseurs, Paris, Van Dieren, 2004.