La mystique, essence de la voie chrétienne

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Jérémie 4/22-28

22 Oui, mon peuple est bête ; ils ne me connaissent pas. Ce sont des enfants bornés ; ils ne peuvent rien comprendre. Ils sont habiles à faire le mal ; faire le bien, ils ne le savent pas. 23 Je regarde la terre : elle est déserte et vide ; le ciel : la lumière en a disparu. 24 Je regarde les montagnes : elles tremblent ; toutes les collines sont ballottées. 25 Je regarde : il n’y a plus d’hommes et tous les oiseaux ont fui. 26 Je regarde : le pays des vergers est un désert, toutes les villes sont incendiées par le SEIGNEUR, par son ardente colère. 27 Ainsi parle le SEIGNEUR : Toute la terre devient désolation, — pourtant je ne fais pas table rase. 28 C’est pourquoi la terre est en deuil, et, là-haut, le ciel s’assombrit, parce que je l’ai décrété, que j’en ai conçu le projet ; je n’y renonce pas et je ne reviens pas en arrière.

Chers frères et sœurs, la mystique est un parent pauvre de la spiritualité protestante. Les protestants se méfient des croyants qui se disent mystiques. Cette méfiance qui tourne parfois à l’aversion tient peut-être à l’idée selon laquelle la mystique est affaire de superstition, ce qui n’est pas du goût de ceux qui se réfèrent aux textes bibliques en matière de foi. Dès lors que nous considérons que la mystique est une communion intime avec l’Eternel, on imagine le croyant mystique comme une sorte d’illuminé qui s’imaginerait pouvoir entrer en communication directe avec Dieu, ce genre de croyant qu’on affuble de troubles psychiatriques et dont on se moque en disant qu’il y a du monde dans son cerveau…

Cette déconsidération des croyants mystiques est d’autant plus paradoxale que le protestantisme s’enorgueillit par ailleurs d’avoir mis fin à tous les intermédiaires entre Dieu et le croyant, d’avoir cassé toutes les médiations, qu’il s’agisse de l’Église, des saints ou du clergé, qui faisaient obstacles entre Dieu et le croyant. Les protestants se sont même targués d’être des « tutoyeurs de Dieu » ce qui atteste non seulement une proximité, mais une familiarité qui n’a rien à jalouser de la mystique.

Probablement l’imagerie populaire a-t-elle joué un mauvais tour à la mystique en la confinant à l’extase représentée dans une iconographie qui nous laisse perplexe. Quant à l’expérience de « voir la lumière », elle a été reprise dans le langage populaire pour parler de quelqu’un qui prend ses désirs pour la réalité, autrement dit quelqu’un qui a perdu pied.

Mais, si nous laissons de côté ces dérisions, la question de fond nous conduit à nous interroger sur la véritable place de la mystique dans la spiritualité chrétienne : si la mystique revendique une communion intime avec le divin, il se pourrait qu’elle mérite une considération bien plus grande dans nos milieux.

Le passage biblique tiré du livre prophétique de Jérémie peut nous aider à penser cette question à rebours de ce que nous sommes habitués à faire : non pas en étudiant des cas d’expérience mystique, non pas en décortiquant les propos de Paul sur son chemin de Damas ou en analysant quelques théophanies bibliques, mais en observant une situation où un gouffre s’est installé entre Dieu et les croyants. Ce passage de Jérémie aborde cela en parlant d’une situation où la méconnaissance de Dieu est manifestement à son paroxysme, autrement dit un moment où la mystique a été totalement évacuée. Que constatons-nous ? Que le regard que l’homme porte sur le monde, sur son environnement, est profondément désolé. Le lecteur de la Bible reconnaît dans la description qui est faite un anti-récit de la création selon Genèse 1. Nous pourrions même parler d’anti-création. Ce que la personne voit, c’est le monde avant l’acte créateur de Dieu, le tohu-bohu qui précède les paroles de Dieu : plus de lumière, qui était visible depuis la parole du premier jour de ladite création. Le sec est sur le point de s’effondrer et de retourner au chaos ; il n’y a plus d’êtres vivants. C’est l’exact contraire de Gn 1.

Et, selon l’observateur, tout cela serait le fait de Dieu. C’est l’Eternel qui aurait causé cela par son ardente colère (v.26). Or, à cette description catastrophée, répond l’oracle de l’Eternel qui stipule qu’il ne fait pas table rase, qu’il n’a pas changé d’avis, qu’il ne regrette pas sa création.

Ce que ce texte met en évidence, c’est l’écart immense entre l’analyse de l’homme et la volonté de Dieu. Il ne saurait y avoir plus grande divergence de vue. Or c’est bien la vue qui est en jeu ici. Au même titre que le récit de Genèse 1 avait été scandé par Dieu qui voit la création et qui affirme qu’elle est « tov », c’est-à-dire vivable, l’homme regarde et regarde encore, et il en conclut que ce n’est pas vivable. Ce grand écart tient au constat qui a été fait au préalable : « mon peuple est bête », il ne connaît pas l’Eternel, « ce sont des enfants bornés ; ils ne peuvent rien comprendre ».

La désolation de l’être humain est la conséquence de la distance qui s’est installée entre la vision divine et la vision humaine. Comme le dira un autre prophète, Esaïe : « vos pensées ne sont pas mes pensées et vos voies ne sont pas mes voies » (Es 55/8-9) : l’homme qui parle en Jérémie 4 n’a plus la hauteur de vue de l’Eternel. Ce qu’il voit le terrifie : ici des massacres, là de l’exil, par là des injustices, des personnes qui ont faim, d’autres qui tournent en rond, une situation climatique qui l’inquiète, des incendies qui se multiplient, le travail qui fait défaut, des trains qui, non seulement n’arrivent pas à l’heure, mais qui percutent des bouts de ligne ferroviaire. Tous ces faits existent, c’est incontestable, et, pris isolément, ils sont terribles. Sont-ils pour autant annonciateurs de la fin du monde, de la fin de l’histoire, du chaos ?

Ce que nous rappelle ce texte, c’est que ce ne sont pas tant les détails que la perspective dans laquelle on envisage ces détails, qui est décisive. Il y a, bien sûr, des situations personnelles, locales et même nationales qui sont désolantes et elles méritent qu’on intervienne pour y mettre un terme. Mais une photographie est insuffisante pour dire la vérité d’une situation qui doit toujours être replacée dans son contexte pour faire sens. Ainsi, nous pourrions, constater qu’entre le début du XIXè et aujourd’hui l’extrême pauvreté dans le monde est passée de 80% à 11%. L’analphabétisme a reculé partout : il n’y a plus que quelques pays où il est encore supérieur à 50%. Mais ce n’est pas ce progrès-là qui intéresse les rédacteurs bibliques qui ne fournissent jamais de statistiques pour appuyer leur propos.

Ce qui intéresse les rédacteurs bibliques, c’est la possibilité de porter un regard sur la vie qui ne soit justement pas pollué par des éléments qui ne sont que des variables, qui n’ont qu’un caractère éphémère, qui ne sont que des accidents, pour reprendre le vocabulaire philosophique. Ce qui intéresse les rédacteurs bibliques, c’est ce qui a un caractère inconditionné, ce qui ne dépend pas des fluctuations du marché, de la bonne humeur de quelques-uns ou des événements absurdes dont nos histoires sont constellées. Ce qui est inconditionnel, c’est ce que la Bible désigne par l’Eternel et plus nous avons foi en l’Eternel, plus nous sommes en phase avec ce qui est inconditionnel dans la vie et qui fait la véritable essence de notre humanité.

C’est précisément cela que la mystique chrétienne a développé : l’art de s’attacher à ce qui a valeur d’inconditionné et de ne pas se laisser perturber par ce qui est accidentel, ce qui est transitoire. La mystique, ce n’est pas s’abîmer dans des rituels à caractère religieux à longueur de journée, ce n’est pas sortir de son enveloppe charnelle, ce n’est pas avoir des plaies vives dans la paume des mains, qui ne guérissent pas, ce n’est pas se nourrir d’une hostie journalière, ce n’est pas voir des êtres surnaturels lors d’apparitions privées. Tout cela est accidentel ; ce sont des manières de rendre compte de l’expérience fondamentale de la vie mystique qui consiste à se reconnecter à l’essentiel, à découvrir la vérité de l’être et à y adhérer de tout son être personnel.

La vie mystique, c’est justement ce travail que le protestantisme fait avec passion : casser les idoles, les faux dieux et chasser ce qui prend inutilement de la place dans notre quotidien. La vie mystique commence par le détachement à l’égard de ce qui rabaisse notre vue, de ce qui la rend étroite : ce qui nous empêche de considérer les personnes, les événements, dans le registre plus large de la création qui, dans le regard de Dieu, est jugée vivable voire très vivable. La vie mystique est donc, aussi, le fait d’ajuster notre vision des choses à cette vision dont la Bible rend compte.

Il est donc bien question de contemplation dans la mystique, mais pas au sens d’un quiétisme ou d’une fascination hypnotique : la contemplation est acte de regard qui discerne la part de Dieu dans toute chose, dans tout événement, dans toute personne, à commencer par nous-mêmes. Lorsque le mystique Angelus Silesius écrira : « Arrête ! Où cours-tu donc quand le Ciel est en toi? », il ne s’agira ni de se ficher en terre dans la position du lotus, ni d’essayer de trouver la particule physique de Dieu en nous, mais de découvrir notre essence véritable, notre être profond, ce qui nous caractérise indépendamment des tendances passagères, et de faire valoir cet aspect de notre personne qui dit mieux que tout autre chose ce que nous sommes.

Nous le comprenons bien, la mystique est fondamentalement la voie chrétienne, si elle n’est pas réduite à ses modalités qui sont parfois un peu folkloriques. Et c’est cette mystique qui fait des chrétiens des êtres optimistes. Etre chrétien, ce n’est pas croire que tout s’arrangera de la meilleure manière sans que nous n’ayons rien à faire. Etre chrétien, c’est voir, justement, tout ce qu’il y a à faire, tout ce qui est possible ; c’est voir les occasions de se réjouir, de forger son bonheur, de mener à bien des projets qui rendront notre vie et celle des autres plus satisfaisantes. Etre chrétien, en faisant droit à la mystique, c’est ajuster notre regard sur le regard construit par les textes bibliques, c’est-à-dire un regard formé par la grâce. C’est ce qui nous permet de donner sens aux éléments épars de notre histoire. Or, donner du sens, c’est cela l’espérance. La mystique nous charge d’espérance.

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