Jésus-Christ, la Beat generation


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Matthieu 5/1-12

1 Voyant la foule, Jésus monta sur la montagne ; et, après qu’il se fut assis, ses disciples s’approchèrent de lui. 2 Puis, ayant ouvert la bouche, il les enseigna, et dit: 3 Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux ! 4 Heureux les affligés, car ils seront consolés ! 5 Heureux les débonnaires, car ils hériteront la terre ! 6 Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés ! 7 Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde ! 8 Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu ! 9 Heureux ceux qui procurent la paix, car ils seront appelés fils de Dieu ! 10 Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des cieux est à eux ! 11 Heureux serez-vous, lorsqu ‘on vous outragera, qu’on vous persécutera et qu’on dira faussement de vous toute sorte de mal, à cause de moi. 12 Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse, parce que votre récompense sera grande dans les cieux; car c’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui ont été avant vous.

 

Chers frères et sœurs, c’est ce texte qui ouvre la prédication de Jésus sur une colline de Galilée. Il est souvent méprisé car il donne le sentiment que la foi chrétienne consisterait à accepter les mauvais moments. La foi serait une sorte d’anesthésiant pour que les personnes acceptent leur condition et qu’elles ne se révoltent pas. C’est un texte que la tradition chrétienne a nommé « Les Béatitudes ». Malheureusement. Malheureusement car ce texte n’est pas, au sens strict, une liste de béatitudes. Ce titre est assez contraire à l’esprit qui règne dans ce texte. Ce n’est d’ailleurs pas le seul problème avec l’idée qu’on se fait de ce texte et j’aimerais commencer par rectifier quelques idées reçues avant de reprendre chaque phrase en vous en proposant une interprétation.

  1. Ce que n’est pas ce texte

« Les béatitudes », cela fait penser à une situation positive. Cela fait penser à un état comme les verbes d’état que sont les verbes « être, demeurer, paraître, rester ». Et cela donne l’impression que Jésus nous explique que le bonheur c’est d’être dans une situation qui ne change pas, qui ne bouge pas, qui n’évolue pas. « Béatitudes » vient du mot latin avec lequel le mot grec makarios a été traduit à chaque verset. Dans la Vulgate, chaque verset commence par « beati ». C’est trompeur, parce que le mot grec veut signifier quelque chose de beaucoup plus dynamique. André Chouraqui l’a même traduit « en marche » – bien avant 2017. Cette traduction de Chouraqui est juste parce qu’elle s’appuie sur le sens du verbe hébreu asher, qui est à l’origine de tout cela et qui signifie « avancer » voire « foncer » dans le sens « d’aller tout droit ». Bref, de la vie, du mouvement. Voilà pourquoi je parlerai donc plutôt de « makarisme », une translitération du mot grec, plutôt que de « béatitudes ».

Ensuite, le deuxième problème est qu’on a l’impression que Jésus recommande d’être malheureux. Même si c’est traduit par « heureux » à chaque fois, on a l’impression qu’il nous dit que ceux qui sont heureux sont en fait ceux qui sont malheureux, ceux qui ne vont pas bien, ceux qui n’ont plus que leurs yeux pour pleurer, voire ceux qui sont malmenés. On a l’impression qu’il faudrait vivre un long vendredi saint, qu’il faudrait être en permanence sur une croix pour accéder au Royaume dont parle Jésus. Mais en réalité, nous voyons que chaque verset contient un constat et une action. Or c’est l’action qui est le but de chaque phrase. Chaque phrase conduit à l’action et non pas à en rester à la situation désagréable de départ. Et cela nous indique quelque chose du sens de la vie. Il n’est justement pas question d’en rester à des situations pénibles, mais de se nourrir des makarismes, de donner du sens à notre vie, le sens de la réjouissance finale du texte – et certainement pas mener une vie de souffrances pour se conformer aux souffrances du Christ. La prédication de Jésus nous révèle que le sens de la vie, c’est d’aller d’une situation désagréable dans une direction plus bénéfique. Autrement dit, il n’est pas question de se satisfaire du malheur, des difficultés. Ce n’est pas cela l’horizon de Jésus. Ce n’est pas non plus notre horizon. La prédication de Jésus nous oriente vers des améliorations, en tout cas des changements significatifs de situation quand le point de départ est une souffrance et quand le point de départ est plutôt positif, cela nous permet de passer à une étape suivante de notre histoire. Ce texte n’est donc vraiment pas un texte pour laisser tout le monde dans l’embarras en déclarant que les plus heureux ce sont les plus malheureux. Et ce texte ne dit pas non plus que les chrétiens, les vrais chrétiens, sont ceux qui seraient heureux parce qu’ils sont malheureux. Ce serait extrêmement pervers, tout à fait contraire à ce qu’explique Jésus.

Nous pouvons trouver une analogie de cela dans le mouvement initié par Jean-Louis Lebris de Kerouac dit Jack Kerouac (1922-1969). Il est connu pour son roman Sur la route qui lance le mouvement de la Beat generation dans les années 1960. Dans un entretien donné en juin 1959, il déclare qu’il ne faut pas prendre « beat » dans le sens négatif de « battu, vaincu » (déglingué), mais dans un sens positif, quasi-religieux, proche du mot « enthousiasme », c’est-à-dire dans un sens chrétien. Je suis beat, c’est-à-dire je crois en la béatitude.

Jack Kerouac grandit dans la société d’après-guerre qui est en pleines mutations avec toutes les résistances possibles des milieux conservateurs qui ne veulent pas des changements sociaux ou produits par la technologie. C’est une société dans laquelle J.K. ne trouve pas sa place. Il décide alors de rejeter des codes de cette société pour se libérer des normes sociales, des conventions qui sont considérées comme des entraves. C’est une bonne analogie avec les « makarismes » qui refusent d’accepter toute situation qui nous empêche de vivre et d’éprouver le moindre bonheur. Il décide de donner du sens à sa vie, de lui donner du mouvement dont il n’est pas l’esclave. Il écrira : « À Lowell, je suis allé dans la vieille église où je fus confirmé et je me suis agenouillé… et brusquement j’ai compris : beat veut dire béatitude ». Ajoutons cette remarque de J.K. : « seuls les gens amers dénigrent la vie ». Il y a là une bonne façon de comprendre ce que sont les béatitudes : les béatitudes sont une manière de vivre qui consiste à ne pas faire de déni, à constater qu’il y a des situations qui sont pénibles, et, à partir de là, avec ce regard empreint du désir d’être heureux, il convient d’entreprendre les changements nécessaires pour conduire la vie vers cet horizon que Jésus est en train de dessiner.

  1. Les « makarismes »

Venons en maintenant à ce que peuvent bien signifier ces « makarismes » pour notre vie personnelle.

« Les pauvres en esprit », cela peut faire penser aux imbéciles… et souvent on confond les chrétiens avec les crétins. Le Royaume des cieux est-il pour les imbéciles… heureux ? Peut-être, mais ce n’est pas de cela dont parle notre texte. Le mieux serait de traduire par l’esprit de pauvreté. Jésus parle de ceux qui sont humbles. Jésus parle de ceux qui ne passent pas leur temps à essayer d’avoir plus, d’accumuler le maximum. L’esprit de pauvreté, c’est avoir comme n’ayant pas, pour reprendre la formule de l’apôtre Paul (1 Co 7/29-30). Avoir sans posséder. Ce n’est pas vivre dans la misère. C’est vivre sans considérer que la vie bonne consiste à avoir le maximum et à avoir du pouvoir en fonction de ce qu’on a. Au demeurant, l’apôtre Paul parlera des relations entre les personnes en disant qu’il faut avoir une femme comme n’en ayant pas. Pour le dire autrement, on peut avoir à la condition de ne pas posséder. Profitons de ce qui est profitable, utilisons ce qui est utilisable, mais ne considérons pas que nous sommes quelqu’un parce que nous possédons des choses ou des personnes. Car nous ne possédons rien. Si vous n’en êtes pas convaincus, demandez-vous ce que deviendront vos biens au jour de votre mort.

Ensuite, faut-il passer son temps à pleurnicher pour être heureux ? Non, bien entendu. Jésus ne nous demande pas d’être en pleurs en permanence. D’un côté je constate qu’il ne déconsidère pas ceux qui pleurent et, de l’autre côté, je constate qu’il dit que la perspective est la consolation. Cela montre deux choses. D’une part qu’il n’y a rien de déshonorant à pleurer. On n’est pas disqualifié au prétexte que l’on pleure, qu’on est triste. Et, d’autre part, Jésus ne dit pas qu’une vie est réussie quand on est en larmes. Tout au contraire, la perspective est que les larmes soient séchées et que nous soyons consolés de ce qui nous faisait pleurer. C’est très important de tenir les deux à la fois, car être chrétien ce n’est pas être un bloc de pierre imperturbable. Et ce n’est pas non plus passer son temps à pleurnicher. Ce que dit Jésus c’est que nous aurons une vie réjouissante si nous sommes sensibles, peut-être même fragiles et vulnérables, au risque de pleurer parce qu’une situation est triste, dans la mesure où le sens de notre vie est la consolation. Comme cela sera dit dans l’Apocalypse 21/4, « Dieu essuiera toute larme de leurs yeux et la mort ne sera plus ; il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleurs, car les choses premières ont disparu ». Pour que cela soit vrai, il faut qu’il y ait du changement, et pas de la stabilité. Le changement c’est maintenant. Sinon on en reste aux choses premières.

En général on pense que les doux sont les dindons de la farce, c’est-à-dire ceux qui se font toujours avoir. Intuitivement, on pense qu’il faut être fort et violent pour s’en sortir dans le monde. D’ailleurs, n’est-ce pas la leçon tirée par Darwin dont la formule « struggle for life » semble être le meilleur mot d’ordre ? Le combat pour la vie. Sauf que les observations de Darwin ne vont pas dans le sens de la victoire du plus violent. Je dirais « au contraire ». Car ce n’est pas la violence qui l’emporte à long terme, c’est la capacité à s’adapter à l’environnent, aux situations, aux difficultés et aux défis qui se présentent. Ce n’est pas la force qui nous permet cela, c’est l’intelligence. C’est l’intelligence qui nous rend capable de survivre, bien plus que la violence. Et la douceur est de cet ordre là, elle relève de l’intelligence : la douceur est le refus de la violence qui détruit. C’est la réflexion qui l’emporte sur la réaction. La douceur, c’est temporiser. C’est attendre au lieu de réagir spontanément, de manière impulsive et souvent malheureuse. La douceur, c’est ce qui nous évite de répondre instantanément et de regretter ensuite nos réactions. Les violents s’entredéchirent et meurent dans une vendetta générale, dans la vengeance qui rend la vie impossible car elle oblige à se mettre soi-même en prison parce qu’on a peur de finir tué par le rival. Le pardon relève de la douceur, le pardon qui affirme à celui qui a commis une infraction qu’il n’a plus à craindre des représailles et il peut donc à nouveau sortir de chez lui sans crainte.

Avoir faim et soif de justice, c’est être en manque de justice. C’est considérer que le monde tel qu’il est, est insatisfaisant pour le moment, et qu’il serait normal que les victimes soient rétablies dans leur droit et que les coupables n’aient plus un sentiment d’impunité. La faim et la soif de justice, c’est considérer qu’il y a des combats à mener, des torts à réparer, des personnes à sauver de situations impossibles, des équilibres à retrouver. C’est considérer qu’on ne peut pas se satisfaire des situations d’humiliation, d’indigence, de soumission, que connaissent certains ou que nous connaissons nous-mêmes. À nouveau, il est question d’être sensibles à ce qui se passe autour de nous et c’est ainsi que le monde deviendra un peu plus vivable et que nous serons rassasiés de justice.

Les miséricordieux ne sont pas ceux qui vivent dans la misère. Ce sont ceux qui aiment d’un amour inconditionnel. On peut se dire qu’il vaudrait mieux aimer uniquement ceux qui sont aimables. C’est un choix. Mais ce choix et celui de l’apartheid. C’est le choix de la ségrégation, du séparatisme, du communautarisme. Dans ce cas, il y a d’un côté ceux que j’aime et qui recevront mes soins, mes cartes de vœux, mes attentions, mes coups de mains ; et il y a de l’autre côté ceux que je n’aime pas et qui recevront mes reproches, mes méchancetés, mes regards de travaux, mon indifférence. Les miséricordieux sont ceux qui établissent des relations positives autour d’eux et qui aiment même les personnes qui ne sont pas aimables. C’est ainsi qu’il est possible d’éviter que le monde se défasse, pour reprendre l’expression d’Albert Camus.

Avoir le cœur pur, ce n’est pas être animé uniquement par de bonnes intentions. Jésus ne se raconte pas des histoires à dormir debout. Il sait que les êtres humains sont pécheurs, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas toujours à la hauteur de l’espérance divine. Il nous arrive d’avoir de mauvaises pensées, de vouloir du mal à quelqu’un, de lui prendre ce qui nous fait envie et qui nous manque. Nous pouvons avoir envie de nous venger, de doubler quelqu’un dans une file pour gagner du temps ou d’éliminer un rival qui risque de prendre notre travail. Avoir le cœur pur, ce n’est pas avoir des sentiments sans défaut. Le cœur, dans la Bible, ce n’est pas le lieu des sentiments, c’est le lieu de la décision. Verront Dieu ceux dont les décisions ne seront pas prises en fonction d’intérêts particuliers, de petites combines, d’arrangements injustes. C’est la question des décisions sans pot de vin, sans rétro-commission, sans corruption, sans injustice, sans s’enrichir aux dépens de quelqu’un. Des décisions prises qui auront un caractère universel, comme Dieu, et non des décisions qui m’arrangent et qui dérangent les autres.

Les artisans de paix font un pas de plus que ceux qui ont le cœur pur : non seulement leurs décisions ne sont pas dictées par de mauvaises intentions, mais ils vont agir dans le sens de l’intérêt général en favorisant les relations entre les personnes. Agir de telle manière que le monde se tisse d’une manière harmonieuse, voilà ce que font les artisans de paix. C’est ce qu’a fait Jésus durant sa vie et c’est ce que ses disciples ont considéré comme un trait caractéristique de ce qui allait désormais guider leur vie : l’évangile. L’évangile, c’est cette bonne nouvelle qu’il est possible de vivre en frères les uns avec les autres. Il y a une autre possibilité : mourir ensemble comme des imbéciles. Jésus avait choisi la paix et il fut appelé fils de Dieu, c’est-à-dire créateur d’un monde harmonieux où la loi du plus fort n’a plus cours.

Il n’est pas rare que j’entende que le christianisme est un masochisme, que c’est une religion pour ceux qui aiment souffrir, qui aiment avoir mal, qui aiment être trainés dans la boue, qui aiment être persécutés. La finale des makarismes y est probablement pour quelque chose. Cependant, comme pour les pleurs, je pense qu’il faut tenir ensemble les deux aspects de ce makarisme. D’une part le fait d’être persécuté ou insulté à cause de la justice indique que nous sommes sensibles à la question de la justice. À nouveau, cela indique que les chrétiens ne sont pas des êtres qui se moqueraient de ce qui se passe autour d’eux. Les chrétiens sont solidaires de tous les humains et ils n’acceptent pas les injustices, au même titre que l’Éternel ne supporte pas ceux qui pratique la fraude (Dt 25/16). Les chrétiens ne pratiquent pas la politique de l’autruche, ils ne vont pas se cacher, ils ne vont pas fuir leurs responsabilités. Ils savent que la lutte pour la justice peut conduire à de graves problèmes personnels, mais la justice ne peut pas être délaissée sans que nous devenions nous-mêmes des victimes ensuite. De l’autre côté du verset, nous découvrons la joie qui résulte de cette passion immodérée pour la justice. Et même l’allégresse. Non, il n’est pas question d’envisager un seul instant que la condition chrétienne soit de se morfondre. Être chrétien, c’est tout à la fois une inquiétude irréductible pour autrui (selon l’expression d’Emmanuel Lévinas) qui nous incite à désirer la justice avec ardeur, et la perspective de l’allégresse qui est le sens de tout engagement en raison de la justice qu’il poursuit et qui satisfait tous les appétits.

Alors, peut-être qu’ « on ne peut pas gouverner le monde avec le sermon sur la montagne » comme le disait le protestant Helmut Schmidt, mais cette partie du sermon nous révèle que les makarismes peuvent nous être fort précieux pour gouverner notre propre vie et la conduire vers la joie parfaite. Souvenons-nous que Jack Kerouac indiquaient que seuls les gens amers dénigrent la vie ; alors peut-être que vivre selon les makarismes, c’est aimer suffisamment la vie pour la rendre aimable à celles et ceux qui la détestent.

Amen

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