La chair puis l’esprit, pas l’inverse

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Chers frères et sœurs, l’homme ne vivra pas de pain seulement (Mt 4/4), mais il en vivra. Et négliger cet aspect des choses peut conduire à de graves désillusions, aussi bien dans notre vie d’Église que dans nos affaires courantes. Des personnages bibliques comme Moïse et Aaron en ont fait la cruelle expérience.

Cela s’observe tout spécialement dans le livre de l’Exode, cette grande pédagogie de Dieu au sujet de la liberté. Nous pouvons constater, en effet, que la libération d’Égypte, symboliquement le lieu de la servitude, se fait au nom de deux promesses divines. La première se trouve en Exode 3, au tout début du processus d’Exode, quand Moïse fait l’expérience de Dieu avec le buisson ardent. Deux versets indiquent la promesse que Dieu fait au peuple :

Exode 3/8,17

8 Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens et pour le faire monter dans un bon et vaste pays, dans un pays où coulent le lait et le miel, dans les lieux qu’habitent les Cananéens, les Héthiens, les Amoréens, les Phéréziens, les Héviens et les Jébusiens. 17 Et j’ai dit, je vous ferai monter de l’Égypte, où vous souffrez, dans le pays des Cananéens, des Héthiens, des Amoréens, des Phéréziens, des Héviens et des Jébusiens, dans un pays où coulent le lait et le miel.

C’est la promesse du lait et du miel.

Un peu plus loin, au chapitre 19, les versets 5-6 rapportent les propos de Dieu en ces termes :

Exode 19/5-6

5 Maintenant, si vous écoutez ma voix et si vous gardez mon alliance, vous m’appartiendrez entre tous les peuples, car toute la terre est à moi ; 6 Vous serez pour moi un royaume de prêtres et une nation sainte.  Voilà les paroles que tu diras aux enfants d’Israël.

 

Ces deux promesses sont décisives et, ce qui est capital, c’est de comprendre que ces deux promesses ne peuvent pas être formulées dans n’importe quel ordre. L’intérêt de cette histoire biblique est de nous faire comprendre que c’est dans cet ordre-là que les promesses doivent retentir aux oreilles du peuple. À nous de comprendre qu’il s’agit d’une promesse à double détente

  1. Promesse du lait et du miel

La première détente est donc la promesse du lait et du miel. C’est une promesse à caractère matériel, nous pourrions même dire « charnel ». C’est une promesse qui tient compte du corps. C’est une promesse qui prend au sérieux les besoins de notre chair. À mon avis, sans cette promesse, le peuple ne serait jamais sorti d’Égypte, il n’aurait jamais voulu quitter la certitude d’une marmite pleine au profit de la promesse d’un idéal de vie. C’est ce que nous devons comprendre si nous ne voulons pas être découragés par nos actions d’Église. Sans une promesse à caractère matériel, pas de peuple Hébreu s’engageant dans le périple qui allait le conduire à la terre promise.

Je formule cette hypothèse à partir de la réflexion du philosophe Pascal au sujet des prophéties, dans sa Pensée 570 : « C’est pour cela que les prophéties ont un sens caché, le spirituel, dont ce peuple était ennemi, sous le charnel dont il était ami. Si le sens spirituel eût été découvert ils n’étaient pas capables de l’aimer… » La pédagogie de Dieu consiste à tenir compte de l’inclination naturelle de l’homme pour les choses charnelles. Dans un premier temps, Dieu va s’efforcer de satisfaire les besoins matériels humains qui sont évoqués par la métaphore du lait et du miel. À partir du XIXè siècle, l’armée du Salut ne fera pas autrement en disant « soupe, savon »… et ensuite, mais seulement ensuite, « salut ».

Le peuple ne serait jamais sorti d’Égypte pour être un royaume de prêtre et une nation sainte. Et de nos jours, personne n’a envie de sortir de chez soi pour être croyant. Franchement, qui aurait envie de quitter ses habitudes, son confort, pour former une nation sainte. Alors imaginez un peu quand il n’y a ni confort, ni ventre plein… Pour atteindre le pôle spirituel de la promesse, il faut d’abord en passer par le pôle matériel car c’est ce pôle matériel qui a une véritable attractivité sur les personnes. Si nous ne nous occupons pas de la matérialité en premier, nous ne touchons pas les personnes qui sont empêtrées dans les problèmes matériels et il y en a !

Comment s’intéresser à la grâce, à la fraternité universelle, à l’eschatologie, à la théodicée, si on ne sait pas comment on va nourrir ses enfants, pour autant qu’on ne soit pas à la recherche d’un emploi ou d’un logement décent. Quel pourrait bien être l’intérêt de se pencher sur les textes bibliques s’ils n’ont rien à nous enseigner sur l’art d’être parent alors que nous sommes à nouveau convoqués chez le directeur de l’école ou que nous n’arrivons pas à lire ce qui est écrit sur le carnet de correspondance ?

Il faut être dé-préoccupé des soucis matériels, ne pas avoir de fuite dans la salle de bain ni un chauffe-eau totalement entartré pour s’intéresser à la transcendance et découvrir qu’il y a plus grand et plus important que soi, plus important que la matérialité. La spiritualité, c’est une affaire de riches, du moins tant qu’elle en reste au domaine des idées, aussi belles soient elles.

La pédagogie divine qui s’exprime dans la Bible prend au sérieux la matérialité car nous sommes des êtres faits de matière, comme cela est dit dès le début de la Bible, dans le livre de la Genèse. Toutefois, il ne s’agit pas de flatter le matérialisme car nous sommes plus que de la matière et il convient donc de ne pas tout sacrifier à la matérialité. La spiritualité englobe la matérialité et les idéaux.

Pour ce qui nous concerne, cela signifie que faire découvrir le sacré, faire découvrir la vie en Dieu, ne peut se faire qu’en mettant à disposition de nos contemporains des expériences qui concernent les corps, c’est-à-dire les émotions, les sens, les repères spatio-temporels ; mettre à disposition des expériences qui permettent d’éprouver notre corps et ce qu’il contient : notre sensibilité, nos limites, notre intériorité qui n’est pas faite que de chair, mais aussi d’esprit. C’est en prenant le corps au sérieux que nous pouvons débloquer la dimension spirituelle dont dispose tout être humain, mais qui ne jouit pas de la même affection.

Nous devons accepter le fait que le monde soit matériel et veiller à ce que chacun ait du lait et du miel en abondance, métaphore de ce qui prend soin des corps. Les idéaux, la spiritualité, seront désirés ensuite. Tant que le lait et le miel ne seront pas fournis, le peuple murmura contre les bergers qui veulent en faire un royaume de prêtres et une nation sainte, ce qui n’est pas du tout dans les priorités du moment. On préfère toujours les marmites pleines d’Égypte à la beauté désincarnée de la liberté. Tant que Dieu ne fera pas pleuvoir la manne, le peuple hébreu murmurera contre Moïse et Aaron en disant clairement qu’ils auraient préféré mourir en Égypte (Ex 16/1-3).

  1. La sainteté

C’est donc chemin faisant, une fois que le peuple est arraché à l’esclavage et que les besoins charnels sont couverts, que Dieu annonce à Moïse le deuxième pôle de la promesse. Cela consiste à faire de ce peuple un royaume de prêtres et une nation sainte.

Dit comme cela, je ne suis pas sûr que cela fasse beaucoup d’adeptes parmi nos contemporains. Même parmi nous, il n’est pas évident que ce soit notre idéal de vie. Il n’est pas sûr que ce soit cela notre définition de la vie chrétienne. Alors commençons par interpréter cette double expression dans un vocabulaire plus compréhensible.

Un royaume de prêtres, cela signifie que ce sont les prêtres qui sont aux commandes et qui dirigent. Et par prêtre, il s’agit de comprendre toute personne en prise directe avec Dieu, avec le sacré. Un royaume de prêtres, c’est une société qui pense son organisation en reprenant les caractéristiques bibliques de Dieu. Cela signifie qu’elle a un sens de la justice absolu et qu’elle ne supporte pas la corruption. Cela signifie qu’elle a un sens de la fraternité qui est universel et non nationaliste. Cela signifie qu’elle prend soin de chacun d’une manière inconditionnelle et non en fonction de ses mérites, de ses œuvres. C’est ce qui en fait une nation sainte, c’est-à-dire une société dont tous les membres sont tendus vers cet idéal proprement divin. Tous les membres sont des âmes tendues vers ce qui a un caractère sacré.

Il n’est donc pas question d’avoir un gouvernement de prêtres ou de pasteurs – ce qui serait une cléricature. Il est plutôt question d’une « théonomie » (theos – Dieu. Nomos – loi). La grâce devient la règle commune. L’amour est la loi universelle.

Vous comprenez que nous n’en sommes pas là du tout. Nous en sommes au premier pôle de la promesse. Nous sommes encore en Égypte. Nous sommes prisonniers des problèmes matériels. Nous sommes dépendants de beaucoup de paramètres qui nous retiennent d’avoir une vie véritablement libre. Nous sommes obligés de sacrifier une partie de nos rêves, de nos ambitions, de notre temps, à des tâches qui n’ont rien à voir avec notre idéal de vie – pour autant que nous ayons un idéal de vie. Cela n’a rien d’évident comme je l’ai dit plus tôt, parce qu’on ne peut pas vraiment faire fonctionner son esprit tant que le ventre n’est pas rempli ou tant que les inquiétudes ne sont pas levées. Mais il faut penser la matérialité un peu plus loin en considérant que nous sommes des être matériels en conséquence de quoi nous devons intégrer cette dimension matérielle dans nos discours, dans nos activités, pour que chacun puisse être vraiment concerné. Nous devons valoriser la possibilité d’expérience spirituelle personnelle pour donner accès ensuite à la spiritualité en termes d’idéal.

Car nous avons un idéal de vie à proposer et à défendre contre une vision réductionniste de ce qu’est l’homme qui ne serait qu’un ventre à nourrir, un corps à habiller. À partir du moment où nous aurons assumé le premier pôle de la promesse, à partir du moment où nous prendrons au sérieux les besoins charnels, à partir du moment où nous donnerons l’occasion d’expérimenter corporellement la vie dans toutes ses dimensions, nous pourrons orienter le peuple de nos contemporains vers la terre promise, cette terre promise où chacun est conduit par un idéal de vie. C’est la terre promise d’une société composée d’êtres humains qui font droit à leur spiritualité, qui font droit à l’élan qui nous porte au-delà de notre condition d’être fini, d’être mortel – l’élan spirituel qui nous fait vivre par delà nos inclinations naturelles, et qui nous oriente vers la sainteté de Dieu.

Amen

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