Au micro de Béatrice Soltner, sur RCF, nous traversons la dernière prière de Jésus dans l’évangile selon Jean, au chapitre 17.
Quelques informations complémentaires sur l’émission :
Cette prière prononcée par Jésus est traditionnellement appelée « prière sacerdotale ». Cette expression remonte manifestement à Clément d’Alexandrie (150-215), un Père de l’Église – PG 74,505. Cela laisse entendre que Jésus tient le rôle de grand prêtre qui intercède auprès de Dieu. Dans ce cas il y aurait une subversion du rôle du grand prêtre. En effet, celui-ci offrait le sacrifice d’un animal sur l’autel du temple, alors que cette prière est marquée par le thème de la sanctification spirituelle qui n’a plus besoin du moindre sacrifice d’être vivant. En Jean 17/19, c’est le verbe agiazein qui est employé pour signifier cette sanctification.
Le contexte est l’adieu aux disciples. Il s’agit pour Jésus de les faire aller de la séparation (v.1) à la communion spirituelle (v24) : Jésus vient de les préparer à son absence lors d’un discours qui leur explique ce à quoi ils vont devoir faire face et comment ne pas succomber à l’hostilité qu’ils vont devoir affronter. Maintenant il remet la situation à Dieu, devant Dieu. Il n’est pas rare que l’approche de la mort soit l’occasion d’une telle prière, parfois d’un cantique, ainsi Moïse en Deutéronome 31/30-32/47 et David en 1 Chroniques 29/1-19.
Verset 1 : Jésus lève les yeux au ciel, ce qui indique le changement d’interlocuteur, le changement de dimension, le changement de perspective. C’est une image pour souligner que Jésus œuvre pour l’élévation, l’édification des disciples, pour les aider à prendre de la hauteur alors que la situation est particulièrement écrasante. C’est l’attitude de l’homme de prière (l’orant pour employant un terme technique) qui rompt avec la seule horizontalité des relations humaines classiques. Il s’agit d’exprimer que la vie se fait devant Dieu, « coram Deo ».
L’heure est venue : c’est la fin du ministère de Jésus, nous pouvons y voir une allusion à sa Passion qui commence, c’est aussi l’indication qu’il y a une occasion à saisir, un moment particulier. De fait, la croix sera interprétée par l’évangéliste Jean (12/23) comme la glorification de Jésus et non comme son humiliation, ce qui aurait été le cas s’il avait été abaissé, par exemple lors d’une lapidation – ce qui était la règle à l’époque.
Jésus nomme Dieu « Père ». Dieu désigne ce qui donne la vie en donnant les paroles qui font exister. Comme un tiers séparateur, le Père va permettre aux disciples de ne plus vivre dans un rapport fusionnel avec Jésus, ce qui, en son absence, leur évitera de dépérir. Nous constatons une interaction entre le Père et le Fils qui ramène au début de l’évangile de Jean, le prologue du chapitre 1, qui précise que Jésus, la parole de Dieu faite chair, est l’exégèse de Dieu (Jean 1/18) : il nous permet de comprendre ce que Dieu signifie pour nous, aujourd’hui.
Verset 2 : Qui a été donné à Jésus ? les douze ? les Israélites ? les autres évangélistes mettent en scène Jésus qui découvre que sa mission est infiniment plus large que ce qu’il imaginait (Matthieu 15/21-28 ; Marc 7/24-30). Dans Jean, le fait que Dieu donne et non que l’homme choisisse, implique le même caractère infini, inconditionné, sans restriction, qui vise l’universalité (le don de Dieu aurait-il des limites ? c’est ce que les textes bibliques nous font découvrir, le caractère illimité de la grâce.
La vie éternelle est un point essentiel de ce passage. Il ne s’agit pas de l’immortalité, comme cela a souvent été envisagé, car c’est une vie qui ne s’apprécie nullement par la quantité, mais par la qualité. Le contexte immédiat, la crucifixion de Jésus, ne laisse pas de doute sur le fait que la vie éternelle n’élimine pas la mort : la finitude de l’homme n’est pas effacée, mais rappelée par Jésus. En revanche, la vie éternelle nous mène vers la compréhension que la mort ne dit rien du sens de l’histoire. La mort est un phénomène qui impacte la chronologie des événements et non leur sens.
En donnant la vie éternelle, Dieu nous offre une vie sans regret : nous sommes des êtres pour la vie et non pour la condamnation, la culpabilité.
Verset 3 : la vie éternelle, c’est la connaissance de Dieu et non une molécule, une partie de nous-mêmes, une formule magique qui nous éviterait la mort, qui nous épargnerait des outrages de l’histoire. La connaissance de Dieu est non une vie après la mort, voilà la vie éternelle dont parle cet évangile. Il s’agit de connaître la vie authentique, sous ses multiples aspects (travail, religion, famille, amis, engagements…) et dans ses nombreuses dimensions (économique, théologique, politique, artistique, philosophique…).
Quand on connaît la vie, on peut vivre pleinement. Autrement, nous sommes toujours à distance de notre vie, c’est ce que la Bible nomme le péché.
Connaître le véritable Dieu, c’est connaître la vérité. L’évangéliste nous fait comprendre que pour connaître Dieu, il suffit de regarder le Christ Jésus. Se mettre à l’écoute de ses paroles nous donne accès à l’être de Dieu. Cette connaissance a alors un impact sur notre vie : elle reconfigure notre identité, notre compréhension de ce qu’est une vie authentique, par la fréquentation des passages bibliques dans lesquels Jésus révèle ce que vivre signifie sous divers aspect : le sens de l’autre, la priorité de l’humain sur les règlements, la relativisation du biologique, la capacité de l’homme à être artisan du bonheur de tous, la rupture avec les usages de pureté rituelle qui étaient devenus des causes d’exclusion, la relativisation du pouvoir…
Connaître Dieu, c’est se découvrir. Nous pourrions appeler cela la divinisation de l’Homme.
Verset 4 : le verbe teleio peut signifier quelque chose mené à son terme ou menée vers une bonne fin, autrement dit mené vers une finalité qui donne du sens à la trajectoire, à l’histoire. C’est l’arrachement de notre vie au tohu-bohu, le chaos d’une vie que serait totalement absurde.
Verset 5 : La gloire, dans la Bible, c’est ce qui est lourd (kavod en hébreu), ce qui a de la gravité. Lorsque Moïse demande à Dieu de lui faire voir sa gloire, la traduction grecque des Septante propose « fais-moi voir toi-même » : la gloire de Dieu doit être comprise comme l’être même de Dieu. Glorifier Jésus revient à révéler sa véritable nature, mettre en évidence son identité profonde.
Verset 6 : cette révélation de Dieu s’accomplit par la manifestation du nom de Dieu, ce qu’il y a de plus intime et de plus vrai pour quiconque. Ce nom, YHWH, exprime la possibilité d’un avenir (verbe advenir conjugué à l’inaccompli) même lorsque l’histoire semble être allé à son terme. Ainsi, le nom de Dieu exprime à lui seul que la vie est plus forte que la fatalité, plus forte que la peur, que la violence, que la maladie. Comme le dit ce verset, Dieu arrache du monde pour donner à Jésus ; c’est une manière de les faire passer d’une logique du monde qui célèbre la loi du plus fort ou la logique de l’échange, à une économie du don, de la grâce.
Verset 7 : dire que les personnes qui ont été confiées à Jésus connaissent, maintenant, que ce qu’il avait reçu venait de Dieu, met en évidence la grande évolution entre le prologue de l’évangile qui stipulait que le monde ne l’avait point connu jusque là (Jean 1/10). La connaissance est le signe de la foi, du bon accueil fait à la révélation de Dieu.
Verset 8 : Jésus a été perméable à la parole de Dieu. Il n’a pas fait de rétention d’information ; il n’a pas non plus fait commerce du patrimoine de paroles qu’il avait à sa disposition. Dans la perspective chrétienne, le don provoque le don, et non l’échange.
Nous constatons que Jésus s’est compris comme un apôtre, un envoyé : c’est un apôtre qui a suscité des disciples dont il va faire des apôtres. Cela indique qu’il y a un temps pour recevoir et un temps pour donner, un temps pour être appelé et un temps pour être envoyé, pour reprendre la sagesse du livre biblique Qoheleth qui précise que Dieu mis l’éternité au cœur de l’homme (3/11). Autrement dit, nous ne sommes pas notre propre fondement : c’est un autre qui nous structure – cela devrait calmer notre orgueil.
Verset 9 : l’intercession de Jésus pour l’humanité indique que nous prions pour les autres parce qu’ils sont à Dieu : aussi odieux soient-ils, ils sont à Dieu. La prière d’intercession est de prendre conscience de cette fraternité qui nous permet de voir Dieu même dans les visages les moins sympathiques. La prière permet ce travail de purification de notre regard.
Verset 10 : la communauté humaine, voilà les lettres de noblesse de Jésus. Il est le Christ parce qu’il incarne la vie divine dans l’histoire humaine. Jésus est le Christ parce qu’il est parmi les hommes. Le Christ n’est pas une belle idée qui rend la vie plus supportable : le Christ n’est le Christ qu’immergé dans l’humanité. Jean développe ici une christologie basse : il n’y a pas de christ sans les Hommes.
Verset 11 : la séparation de Jésus d’avec les hommes est nécessaire pour les responsabiliser. C’est à eux, désormais, de se tenir coram deo.
L’existence authentique dépend de nous, désormais.