Conférence donnée au centre Lacordaire, dans le cadre d’un cycle sur l’égalité. Jeudi 23 janvier 2020.
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Vous n’avez pas le droit de voyager à l’avant des bus, vous ne pouvez pas manger au comptoir, il vous est interdit de boire aux fontaines publiques, de même que d’utiliser les toilettes publiques. Si vous croisez une personne à la peau blanche vous devez changer de trottoir. Vous ne pouvez ni voter ni vous inscrire à l’université. Vous êtes… une personne à la peau noire dans le Sud des États-Unis des années 1950.
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La théologie au secours des populations opprimées
Aujourd’hui, une telle situation est insupportable pour nos consciences. Mais ce qui est proprement surnaturel, miraculeux, c’est qu’elle ait été insupportable dans les années 50. Il faut bien comprendre que cette situation perdurait depuis plusieurs générations et tout était en place pour que les uns et les autres se soient habitués. Depuis plusieurs générations tout le monde avait pu s’habituer à un état de fait, au même titre que les Hébreux s’étaient manifestement habitués aux conditions de servitudes auxquels le pharaon du livre de l’Exode les avait réduits.
L’une des caractéristiques du vivant est de s’habituer. On s’habitue facilement au luxe. On s’habitue facilement à la misère et ce qui, pour nous aujourd’hui, était proprement une situation injuste. Des enfants qui naissent dans la ségrégation, et qui n’auront jamais connu que la ségrégation, n’ont pas de raison particulière d’espérer autre chose. Car on n’espère que ce que l’on connaît, que ce dont on a fait l’expérience ou ce dont on nous a parlé. Un enfant vivant dans un foyer toxique ne se révoltera pas tant qu’il n’aura pas fait l’expérience d’une autre réalité.
Pourquoi la population noire américaine aurait-elle voulu une autre condition que celle qui perdurait depuis si longtemps, au moins depuis que l’esclavage avait été officiellement aboli après la guerre civile américaine qui avait déchiré le pays au XIXè ? Il fallait de l’altérité ; il fallait de l’extériorité ; il fallait que se fasse entendre une autre voix que celle de la tradition et du conformisme qui avait inscrit dans les mœurs cet état de fait.
Je repère deux éléments qui ont favorisé l’émergence de cette prise de conscience qu’il n’était pas possible de poursuivre ainsi l’histoire d’une société américaine proprement inégalitaire.
a. Black Power
Le premier élément qui a permis d’engager une lutte pour les droits civiques vient du Nord industriel des États-Unis, pour les inégalités et les brimades étaient officiellement moins fortes, mais particulièrement sournoise et donc aussi puissante, en fait. Passer après tout le monde pour avoir un logement, un emploi… c’est le lot quotidien des populations étrangères dans des sociétés professant officiellement l’égalité.
Dans les années 30, à Detroit, Wali Fard Muhammad, noir et musulman, fonde les Black Muslims. Nous l’ignorons souvent, mais ce mouvement a rapidement conquis 100.000 personnes qui se réunissaient dans 80 mosquées). C’est de ce milieu que sortira Malcom X dont je reparlerai plus tard et qui fut à l’origine du Black Power qui engendra, après l’assassinat de Malcom X le 23 février 1965, les Black Panthers, un groupe d’auto-défense noir qui était notamment constitué en un réseau de cellules révolutionnaires comme on en connut d’autres, en Europe, dans les années 70.
Ce mouvement musulman vit le jour alors que des études sociologiques, « black studies », étaient réalisées sur la population noire et sur la religion des Noirs aux USA. Ces études mettaient en évidence que les Blancs n’avaient pas réussi à évangéliser les Noirs qui avaient produit leur propre religion. Observant des chrétiens, le sociologue Joseph Washington écrivit : « les congrégations noires ne sont pas des Églises, mais des sociétés religieuses ».
b. La théologie chrétienne noire
Du côté chrétien, il fallut attendre 1966 pour que soit fondée ce qui allait devenir un outil d’analyse et de réflexion capable de générer une prise de conscience par les Noirs américains de leur propre situation et capable de leur donner les moyens de changer la situation. Cet outil est ce que l’on appelle désormais la théologie noire, qui est la première des théologies de la libération qui verront le jour, en particulier en Amérique latine.
La fréquentation de la Bible hébraïque est un élément décisif de la production de cette théologie noire relativement au contexte que j’indiquais il y a un instant, celui de l’habitude. On s’habitue au malheur et les textes bibliques offrent des récits qui nous permettent de prendre conscience d’une réalité injuste que l’on est plus en mesure de repérer par manque de distance. Les textes bibliques, en mettant en scène des populations éloignées dans le temps et dans l’espace, nous permettent de prendre conscience de notre propre situation avec laquelle nous manquons, justement, de distance.
La situation du peuple hébreu fut donc une excellente école pour que les Noirs américains s’insurgent contre la situation et pas uniquement dans le livre de l’Exode. C’est plutôt le courant prophétique qui fut une grande source d’inspiration, aussi bien pour ce qui est de la prise de conscience nécessaire que pour ce qui est de l’élaboration d’un discours qui allait viser la justice sociale et, dans le cas qui nous occupe, l’égalité – égalité des droits, égalité de la dignité.
Il y a, dans la Bible hébraïque, un thème qui n’est plus vraiment exploité par les prédicateurs et qui est, pourtant, d’une efficacité redoutable en matière de justice sociale : la colère de Dieu, connue à travers l’expression Dies Irae – jour de colère, jour de fureur. Des prophètes font entendre leur voix parce que le pouvoir royal n’est plus le garant de l’équité, parce que la corruption gagne la société, parce que les plus faibles sont écrasés par ceux qui dominent.
Lisez le prophète Sophonie, si mal connu, qui fait entendre la colère de Dieu face à ceux qui font preuve de violence et de manigance, face à ceux qui imaginent que Dieu ne se préoccupent pas de la justice et qui, par conséquent, ne s’en préoccupent pas non plus. Vous y trouverez le ressort de votre contestation contre un ordre établi qui ne poursuit aucun idéal correspondant à la volonté de Dieu. Vous y trouverez le ressort des théologiens noirs américains, parmi lesquels James Cone me semble être la figure de référence.
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La théologie noire, une théologie de la libération au service de l’égalité
Il faut avoir vu James Cone (1938-2018) pour comprendre ce qu’est la colère de Dieu : ce théologien américain qui avait 75 ans quand il reçut un doctorat Honoris Causa de la faculté de théologie protestante de Paris était un homme à l’allure fragile. Mais c’était aussi un homme en colère et c’est cette colère qui avait soulevé des montagnes quelques dizaines d’années plus tôt ; c’est cette colère qui était encore en mesure de renverser quelques certitudes qui faisaient encore obstacle au règne de Dieu en ce début de deuxième millénaire.
Durant le combat pour les droits civiques de la population noire, dans les États-Unis d’après guerre, le théologien James Cone, lui-même noir de peau, développa une théologie noire ou, plus exactement, une théologie de la noirceur de Dieu, car Dieu prend la couleur de l’opprimé.
Le point de départ de la théologie noire est le pouvoir : les Noirs ont également besoin de pouvoir. L’égalité n’est pas seulement une quête relative aux droits, mais aussi au pouvoir. C’est d’ailleurs ce que l’on comprend mieux lorsqu’on cesse de considérer l’affaire Rosa Parks comme le point de départ du mouvement de contestation le 1er décembre 1955. Le véritable déclencheur a lieu le 17 mai 1954, lorsque la Cour suprême déclare anticonstitutionnel le double système de scolarité qui exerce une ségrégation sur les écoliers, à la suite d’une plainte du père de Linda Brown qui n’avait pas pu inscrire sa fille dans l’école la plus proche, réservée aux Blancs – l’école pour les Noirs étant à 1 km. Cette question de l’éducation me semble emblématique du véritable enjeu dont James Cone et la théologie noire se saisirent, car l’éducation, c’est ce qui donne accès au pouvoir. L’éducation, c’est ce qui équipe une population de ce qui lui est nécessaire pour accéder à son autonomie, pour cesser d’être soumise à ceux qui savent. L’éducation était un moyen indispensable pour libérer des populations captives de l’ignorance qui empêche d’accéder aux postes à responsabilité, qui empêche d’accéder aux différents domaines où des connaissances sont requises. L’éducation, c’est ce qui permet d’être à égalité de chances avec les autres protagonistes.
La question du pouvoir s’exprime d’ailleurs par la reconnaissance de ce que fut l’esclavagisme, manière que les Blancs eurent d’exercer un pouvoir illimité sur la population noire. C’est la raison pour laquelle le 4 mai 1969 James Forman demande aux Églises chrétiennes blanches et aux synagogues 500 millions de dollars d’indemnisation pour l’oppression subie, ce qui revient à « 15 dollars par Nègre ».
Il déclare ceci : « Le peuple noir affirme son être propre. Il l’affirme dans le contexte d’une société américaine hostile, où il fait l’expérience de ce que signifie être noir. La théologie noire n’est pas le don de l’Évangile chrétien transmis aux esclaves ; elle est plutôt une appropriation que les esclaves Noirs font de l’Évangile qui leur a été transmis par les oppresseurs Blancs. La théologie noire est le produit de l’expérience et de la réflexion des chrétiens noirs. Elle provient du passé. Elle est forte dans le présent. Et nous croyons qu’elle est rédemptrice de l’avenir. »
a. Une théologie de la libération
Il s’ensuit que la théologie noire est une théologie de la libération. C’est la théologie de la noirceur de Dieu (blackness). En déclarant que Dieu est noir, le Noir n’a plus à se penser par l’intermédiaire du Blanc. Il peut se penser directement devant Dieu et se tenir à la même distance, à égale distance, de Dieu. C’est en ce sens que la théologie œuvre pour l’égalité : Dieu est ce qui restaure les dignités bafouées en remettant tout le monde à égale distance ou, pour utiliser une autre métaphore, ce qui donne accès au Royaume de Dieu à part égale.
Cet accès au Royaume de Dieu est opéré par le Christ Jésus qui est compris comme un libérateur. Le Christ libère, le Christ est libérateur, l’Évangile est liberté à l’égard des puissances politiques, religieuses, administratives, économiques – autant de puissances contre lesquelles Jésus de Nazareth aura combattu en libérant ceux qu’il rencontrait du diktat qui leur était imposé et, comme dans le cas des Noirs américains, de la ségrégation qu’ils subissaient. Jésus a passé son temps à remettre au cœur de la société les personnes qui étaient marginalisées à cause de leur handicap, de leur religion, de leur sexe, de leur mauvaise réputation, de leurs insuffisances.
James Cone d’affirmer : « Ce que le Christ libérateur attend de tous les êtres humains exige de tous les Noirs qu’ils affirment leur dignité propre de personnes, et de tous les Blancs qu’ils abandonnent leurs présomptions de supériorité et leurs abus de pouvoir. »
Il faut comprendre que ces théologiens considèrent que le christianisme est essentiellement une religion de la libération – ce que nous avions vu l’an dernier dans une conférence inscrite dans le cycle de la liberté, dans laquelle je disais que nous pouvons considérer que la liberté peut venir en tête du champ lexical chrétien, c’est-à-dire être le centre de gravité ou la condition indispensable pour que les promesses de l’Evangile puissent s’accomplir, y compris l’amour.
En ce sens, « la fonction de la théologie est d’analyser le sens de cette libération pour la communauté opprimée, de telle sorte qu’elle puisse savoir que sa lutte pour la justice politique, sociale, économique est compatible avec l’Évangile de Jésus-Christ ».
James Cone enfonce le clou en estimant que « toute théologie qui est indifférente au thème de la libération n’est pas une théologie chrétienne ». Et lorsque la communauté opprimée est une communauté noire, alors la théologie chrétienne doit devenir une théologie noire.
b. Une noirceur ontologique
Selon James Cone, la noirceur n’est pas seulement une question de pigmentation de peau. La noirceur est une question ontologique : la noirceur touche l’identité profonde de l’homme noir. C’est la raison pour laquelle Dieu est lui-même noir : il partage l’oppression subie par l’homme noir. Avant d’être Charlie, Dieu est noir. C’est bien autre chose que le fait que Dieu se préoccuperait des Noirs comme il peut nous arriver de nous occuper des pauvres. Il s’agit pour les Noirs de devenir Noirs avec Dieu car « Dieu n’est pas daltonien (color blind), c’est-à-dire indifférent aux couleurs. Dire que Dieu ne fait pas de distinction entre les couleurs c’est dire équivalemment que Dieu ne fait pas de distinction entre la justice et l’injustice, entre la raison et le tort, entre le bien et le mal ». Dieu s’identifie aux Noirs, Dieu devient Noir, Dieu met le noir à égalité avec le blanc.
Devenir Noir avec Dieu, c’est une manière de récuser la possibilité d’être accommodant avec les Blancs. Or Jésus n’a pas été accommodant. Il a été l’opprimé. Le Christ, le Messie, est lui-même Noir, non pas d’un point de vue physiologique, mais d’un point de vue ontologique, car il s’incarne dans la condition de l’opprimé.
« Si Jésus-Christ n’est pas noir comme nous, alors la résurrection a peu d’importance pour notre temps. Vraiment, s’il ne peut pas être ce que nous sommes, nous ne pouvons pas être ce qu’il est ». Par conséquent, l’objectif serait de faire en sorte que les Blancs se demandent comment devenir Noirs. Comment abandonner une posture suprémaciste qui est contraire à l’Évangile ? En devenant Noir, en épousant la condition de l’homme noir, en devenant l’homme dont parle la Bible, qui se fait tout à tous, selon l’expression de l’apôtre Paul et qui, par conséquent, est Noir avec les Noirs – ce qui est une manière de vivre concrètement l’égalité. Dans la perspective des théologiens noirs, les Noirs deviennent le symbole de tous les opprimés (Juifs, Américains mexicains etc.). Le fait d’être Noir c’est le fait de toutes les victimes de l’oppression qui se rendent compte que leur humanité est inséparable de la libération de l’homme par rapport au fait d’être blanc. Ainsi, être noir, c’est un trait physiologique d’un peuple qui porte les stigmates de l’inhumanité commise contre lui.
c. Quelques éléments bibliques
Cette théologie noire de la libération trouve dans l’élection d’Israël le motif premier de sa réflexion. Contrairement à l’idée largement répandue que l’élection d’Israël serait une manière qu’a trouvé Israël de s’octroyer un statut particulier et supérieur aux autres, les théologiens qui articulent leurs réflexions aux données bibliques constatent que le thème de l’élection est lié à la condition de peuple opprimé. C’est ce qu’exprime Exode 19/4-5 : « 4 Vous avez vu ce que j’ai fait à l’Égypte, et comment je vous ai portés sur des ailes d’aigle et amenés vers moi. 5 Maintenant, si vous écoutez ma voix, et si vous gardez mon alliance, vous m’appartiendrez entre tous les peuples, car toute la terre est à moi. »
Le peuple élu ne devient pas un peuple qui domine les autres, mais un peuple qui a été dominé, libéré et qui appartient désormais à Dieu, autrement dit un peu qui jouit d’une égale dignité avec tous les autres peuples.
Nous avons parlé des textes prophétiques qui articulent la colère de Dieu avec la question de la justice sociale. Là encore, la dynamique des textes de la Bible est celle de la libération des opprimés, de ceux qui manquent de considération, de ceux qui ne peuvent pas jouer à égalité ou qui ne peuvent pas lutter à armes égales – chacun trouvera la métaphore qui lui convient le mieux pour dire la recherche de l’égalité.
Dans le Nouveau Testament, le conflit avec Satan et les puissances, l’affirmation que le Royaume est pour les exclus, les opprimés, rappelle que le ministère de Jésus est un ministère de libération. Ce processus de libération est mis en scène par les exorcismes que Jésus pratique, qui consistent à libérer les personnes qu’il rencontre de multiples liens qui les empêchent de prendre leur place dans la société sur un pied d’égalité avec leurs contemporains. L’exemple le plus évident est la rencontre avec ce possédé qui vit parmi les morts dans un cimetière (Marc 5). Cet homme qui n’a même plus la faculté de parler en son nom, retrouvera l’usage d’une parole personnelle et Jésus le renverra dans son village, auprès des siens, le réintégrant dans son tissu familial et social. Celui qui était décrit comme une bête sauvage redevient un homme à égalité avec les autres hommes.
Cet exemple est fondamental pour comprendre la conversion qui était nécessaire en cette deuxième moitié du XXè siècle aux États-Unis. Comme le dira le pasteur James Lawson, « au cœur du racisme se trouve l’idée qu’un homme n’est pas un homme ». C’est à partir de ce constat du pasteur Lawson que surgira le slogan que les Montpelliérains connaissent bien car il faut le titre d’une exposition photographique au pavillon populaire il y a quelques mois : « I’m a man ». « Je suis un homme » est un cri de revendication d’égalité – je suis un homme comme vous – qui plonge ses racines dans le terreau biblique, notamment les évangiles qui disent que Jésus a celui qui a libéré les hommes qu’on ne considérait plus comme des hommes, de leur humiliation.
Un autre thème fondamental du Nouveau Testament qui a été mis à profit par le théologien James Cone, c’est la croix de Jésus. Sans avoir besoin de faire un grand travail d’interprétation, il a proposé de voir dans la passion de Jésus une préfiguration de la passion des Noirs qui furent abondamment lynchés. L’arbre à lyncher fut interprété comme une nouvelle croix. Si nous nous souvenons que les évangiles qui racontent la Passion de Jésus le font pour démonter les mécanismes de violences dont les différentes formes de pouvoir sont capables, la théologie noire fit ce même travail qui consistait à identifier les structures sociales qui étaient complices de l’oppression.
d. La théologie blanche mise en accusation
Parmi ces structures sociales complices, la théologie blanche, les Églises blanches. J’ai rappelé la demande d’indemnisation qui avait été formulée par James Forman, il faut dire aussi l’accusation qui a été portée contre la théologie blanche qui ne s’est pas impliquée dans la lutte pour la libération des Noirs. Elle a plutôt été vue du côté de l’oppresseur blanc, soit en justifiant l’esclavagisme (ce fut le cas du conservatisme sudiste) soit en étant indifférente à la situation réelle des Noirs (ce qui fut le cas du libéralisme nordiste). Dans les deux cas, la théologie blanche a servi la mort des Noirs. C’est la raison pour laquelle une théologie noire était nécessaire : les Noirs ne pouvaient pas compter sur les théologiens blancs qui ne comprenaient pas la véritable condition des Noirs.
Il fallait une théologie noire qui ne soit pas accommodante, qui ne soit pas complice de l’asservissement, qui ne soit pas mise à contribution pour justifier d’une manière ou d’une autre l’oppression. Il fallait une théologie à même de développer un langage qui rende l’Évangile compréhensible dans la vie quotidienne des Noirs.
Développer une théologie noire, c’était être à égalité avec les Blancs qui avaient développé leur propre théologie. C’était le moyen de se libérer de l’oppression idéologique des Blancs. Le théologien noir, en recherchant l’action de Dieu dans la communauté noire, était à même de proposer une vision de la victoire pour la population noire dans son combat pour l’égalité des droits qui passait par une égalité de dignité. Que les théologiens puissent dire que Dieu donnait la victoire aux Noirs contre l’oppresseur blanc, c’était une manière de mettre les Noirs à égalité.
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Martin Luther King Jr (1929-1968) vs Malcom X (1925-1965)
Dire que Dieu donne la victoire au peuple noir contre le peuple blanc pourrait donner le sentiment qu’il n’est pas question d’égalité, mais d’un renversement de situation, les Noirs prenant l’ascendant sur les Blancs. J’aimerais examiner ce point à partir des deux figures les plus connues de la lutte pour les droits civiques : Martin Luther King Jr et Malcom X.
Il y a une opposition classique entre la théologie non-violente, la philosophie de l’amour et l’intégration dans un rêve où Noirs et Blancs vivent la main dans la main et la haine, la séparation et la violence, cauchemar de tous contre tous au sein d’émeutes. Martin Luther King contre Malcom X.
Selon le théologien James Cone, cette opposition est une construction médiatique des années soixante.
À la mort de Martin Luther King (4/4/1968), 30.000 personnes se rassemblent à ses obsèques dont 50 membres de la chambre des Représentants et 30 sénateurs. Plus tard Ronald Reagan décidera d’un jour Martin Luther King.
À la mort de Malcom X (21/2/1965), peu d’écho en dehors de Harlem. Des critiques féroces dans la presse. New-York Times : « démagogue irresponsable ». Time : « désastre pour le mouvement des droits civiques ».
Mais on commença à changer d’avis quand les années passèrent et que les conditions de vie des Noirs ne s’améliorèrent pas au point de devenir catastrophiques dans les villes et les banlieues avec des explosions de violence, par exemple à Detroit, qui conduisirent à l’appel de la garde nationale.
Dans les années 90 les Noirs pauvres étaient encore plus pauvres que dans les années 60 (50% des bébés naissent dans la misère, 25% des 18-28 ans sont en prison).
En 1964, un sondage du NYT révélait que 6% des Noirs considéraient Malcom X comme un héro. En 1992, un sondage de Newsweek le pourcentage était de 57%, en particulier 95% parmi les Noirs ayant entre 15 et 24 ans. Des jeunes qui sont étrangers à l’Église et qui font de Malcom X un personnage plus important que Jésus. Les musiciens qui font du rap ne citent pas Martin Luther King, mais Malcom X.
Malcom X symbolise la colère du peuple noir contre le racisme blanc et contre les Noirs résignés qui sont sourds aux gémissements de leurs frères et sœurs, thématique qui revient souvent dans les textes de la Bible hébraïque.
Pour James Cone, ne garder que le Martin Luther King non violent aurait été très confortable pour les Blancs : c’est un personnage tellement acceptable, qui ne dérange ni n’inquiète vraiment. Cone : « les Blancs adorent le King non-violent ». En exagérant à peine, on pourrait dire qu’il pourrait être vu comme le gendre idéal.
Quand King s’est opposé au racisme dans le Sud, tout le monde a jugé cela parfait. Quand il a déplacé le mouvement vers le Nord ou régnait cette inégalité sournoise liée au logement, à l’emploi, à l’éducation, à la protection judiciaire, rejoignant en partie les positions de Malcom X, les Blancs s’opposèrent à lui.
Dans les années 68 MLK a pris plus au sérieux la profondeur du racisme blanc que Malcom X avait repéré plus vite. MLK se mit à parler de ghetto en termes de « colonie domestique ». Il constata que les Blancs étaient d’accord pour une intégration superficielle mais guère plus. Cela conduisit Martin Luther King à une radicalisation autour de trois thèmes qui étaient trois malheurs : le racisme, la guerre, la pauvreté. Il développa alors une parole prophétique en forme de jugement de Dieu sur l’Amérique.
Malcom X est souvent dépeint comme l’antithèse de King, or il ne fut jamais impliqué dans un acte violent, alors que King fit bien plus pour créer des occasions de violence entre Blancs et Noirs. Malcom X fut surtout un débatteur, qui exerça ses talents oratoires notamment contre les Blancs libéraux qui faisaient preuve d’hypocrisie.
Décembre 1964 : « je vais vous dire quel est l’un des dangers que constitue Martin Luther King, c’est qu’il est probablement un homme bon, dans tous les sens du terme. Le problème est que les Blancs se servent de lui pour calmer leurs peurs. Ils vont l’éliminer. Ils lui reconnaissent plus de pouvoir qu’il n’a réellement d’impact, parce qu’ils veulent se convaincre, en raison de la culpabilité qu’ils éprouvent, que les Noirs sont non violents et patients, capables d’endurer longtemps la souffrance tout en pardonnant. Mais ainsi ils détruisent King et s’abusent. Et au lieu de désamorcer la bombe, il ne font que la dissimuler par une couverture, en tentant de faire croire qu’il n’y en a pas, et qu’il n’y a qu’à s’étendre dessus et prendre du bon temps. »
Martin Luther King et Malcom X avaient le même projet de libération des Afro-américains de la ségrégation pour qu’ils puissent se débarrasser de l’infâme sentiment d’être inférieurs. King voulait la libération par l’intégration. Malcom X voulait la libération par la séparation.
L’apport de Malcom X fut de créer un phénomène de balancier pour accélérer le mouvement. Bien plus menaçant pour l’ordre établi que ne l’était King, Malcom X a permis à Martin Luther King de pouvoir adosser sa prédication à une force de mobilisation et à une violence potentiel qui ne pouvait pas laisser le pouvoir blanc indifférent.
En suivant l’analyse de James Cone, la prédication et les actions non-violente du pasteur Martin Luther King Jr n’étaient pas suffisantes pour que change cette situation insupportable, non seulement pour les Noirs américains, mais pour Dieu lui-même. Car la situation n’était pas seulement inconfortable pour une partie des Américains qui souffraient de discrimination et de pauvreté, elle était intolérable au regard de Dieu qui est un Dieu de liberté – c’était donc une situation insupportable pour l’ensemble de la société américaine, d’un point de vue absolu.
C’est la raison pour laquelle la colère de Malcom X était indispensable, aux yeux de James Cone. L’action de King était insuffisante car elle ne faisait que rassurer les Blancs au pouvoir qui voyaient en King l’assurance qu’il n’y aurait pas de débordement, que la situation resterait sous contrôle. Le modèle intégrationniste et non violent prôné par le pasteur King n’aurait pas eu d’impact sans la colère de Malcom X, analyse James Cone. En premier lieu, la colère de Malcom X était dirigée contre le peuple noir lui-même, contre son incapacité à être fier de lui-même, contre l’adoption du discours des Blancs qui minimisait l’importance de la culture africaine, ce qui se commuait en une haine de soi (comment aimer l’arbre quand on hait ses racines ?). Elle fut ensuite dirigée contre les Blancs, en particulier les libéraux du Nord qui ne manquaient pas, dans leurs prises de paroles, d’encourager le mouvement pour les droits civiques, mais qui ne donnaient aucune place réelle aux Noirs dans les administrations, dans les entreprises. Le modèle séparatiste de Malcom X, qui encourageait à l’auto-défense, était un moyen de provoquer une peur susceptible de changer les mentalités.
Malcom X et Martin Luther King, ensemble, permirent un jour de l’Éternel, qui ne fut pas seulement l’explosion d’une colère, mais aussi la possibilité d’une conversion des regards, des idées, et, par conséquent, des comportements. Le jour de Yahvé inclut la colère pour que les frustrations ne restent pas enfouies et soient tel un poison qui se répand continuellement dans la vie des gens qui souffrent de toutes sortes de maux. Cette colère est l’expression ou, mieux, la dénonciation d’un mal absolu qui n’a rien à faire dans une vie orientée par l’espérance divine, et qui doit être colère pour révéler l’intensité de ce mal subi. La colère a aussi besoin d’un horizon de paix, ce que la Bible nomme le Règne de Dieu, comme Malcom X avait besoin de Martin Luther King pour que la colère ne soit pas seulement une révolte comme il en y aura bien d’autres par la suite aux États-Unis, que ce soit à Détroit ou à Los Angeles, mais qu’elle soit à l’image des contractions de l’accouchement qui fait venir au monde une vie nouvelle. La colère a aussi besoin d’un rêve.
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Perspectives
La question des Noirs américains n’est toujours pas réglée, loin de là. D’autres questions graves se posent de l’autre côté de l’Atlantique, d’autres encore de l’autre côté de la Méditerranée et, soyons lucides, ici même, et pas uniquement chez nos voisins. Il y a des misères et des injustices qui nécessitent une véritable colère de Dieu, une véritable fureur. Il y a des colères nécessaires, indispensables, pour ne jamais tolérer ni s’habituer à ce qu’il y ait des morts de la rue, des homosexuels roués de coups, des Juifs qu’un regard inquiète, des plafonds de verre, des personnes âgées qui refusent de sortir le soir, des jeunes gens qui n’aient que les aides sociales comme perspective, des responsables religieux qui préfèrent le confort de leur institution à la qualité de vie des personnes, des détournements d’argent, de l’air qui est parfois irrespirable, des orgueils qui écrasent les plus faibles, des conjoints qui vivent l’enfer à domicile, des enfants qui ne grandissent pas.
Mais nous avons aussi besoin de rêves pour qu’advienne le jour de l’Éternel, jour terrible tant il dépasse infiniment nos espoirs et nos vœux. Nous avons besoin de rêves pour orienter notre énergie, pour diriger notre intelligence et porter un nouveau regard sur les situations, sur les événements, pour inventer de nouvelles relations, pour créer des solutions à des problèmes matériels, résoudre les difficultés sociales, environnementales, relever les défis qui ne sont pas uniquement climatiques.
C’est ce que la théologie noire de la libération peut aussi nous aider à penser.