Luc 24/50-53
50 Il les conduisit jusque vers Béthanie, et, ayant levé les mains, il les bénit. 51 Pendant qu’il les bénissait, il se sépara d’eux, et fut enlevé au ciel. 52 Pour eux, après l’avoir adoré, ils retournèrent à Jérusalem avec une grande joie ; 53 et ils étaient continuellement dans le temple, louant et bénissant Dieu.
Chers frères et sœurs, l’évangéliste Luc s’est demandé, évidemment, comment finir son évangile. Comment terminer ce récit de la vie de Jésus ? Comment terminer ce récit sans achever l’histoire de Dieu qui s’incarne dans l’histoire des Hommes ? L’évangéliste Marc, pour sa part, avait décidé de terminer son récit sur la description du tombeau ouvert et de la crainte des femmes qui s’étaient rendues au tombeau le jour de Pâques (Marc 16/1-8 ; les versets qui suivent ont été composés ultérieurement, ce que montrent des manuscrits anciens qui n’ont pas les versets 9-20). C’était une manière astucieuse de ne pas refermer l’histoire inaugurée par Jésus de Nazareth, mais de la maintenir ouverte.
Luc a décidé de faire autrement pour maintenir la même ouverture, pour ne pas mettre un terme à cette histoire, tout en arrêtant son récit, car il fallait bien s’arrêter à un moment donné. Ces derniers versets de l’évangile de Luc disent, d’une part, la séparation d’avec Jésus et, d’autre part, le comportement des disciples qui étaient dans le temple à bénir Dieu. Ces deux points peuvent être compris comme un clin d’œil au premier récit de la Bible, le récit de la création, où il est question de séparation, jour après jour, et, finalement, du shabbat, le septième jour, le jour de la bénédiction de Dieu (Gn 2/3). Cela nous encourage à comprendre l’Ascension comme une nouvelle création et à découvrir comment la séparation et le shabbat peuvent être une manière moderne de penser notre vie.
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Séparer
Le récit de la création, dans le premier chapitre de la Genèse, est scandé par des séparations. Dieu sépare la lumière d’avec les ténèbres (Gn 1/4), les eaux d’avec les eaux (1/6-7), il va séparer les eaux de la terre sèche (1/9), le jour de la nuit (1/14), puis il sépare les différentes espèces vivantes (1/21,24-25) après quoi il les bénira.
Cette séparation est un geste moderne, au sens de l’époque moderne qui débute au XVIème. Distinguer, séparer, c’est ce qui va être entrepris aussi bien dans les universités qui ne seront plus uniquement des facultés de théologie dans lesquelles toutes choses étaient enseignées. La théologie cessera d’être la discipline reine ; les sciences prendront leur autonomie ; ce que nous appelons aujourd’hui les sciences humaines prendront leur autonomie au fur et à mesure qu’elles seront élaborées etc. Il y a un geste moderne qui consiste à séparer ce qui ne formait qu’un tout. Ce geste moderne consiste à distinguer et à trouver la spécificité de chaque discipline, ses méthodes, ses objectifs, ses champs d’investigation, ses domaines privilégiés. C’est l’époque de la spécialisation.
Ce geste moderne, c’est l’intuition qu’avaient déjà les rédacteurs bibliques, intuitions qui seront redécouvertes par le retour aux textes bibliques engagé par les réformes religieuses du XVIème, justement. Pour sa part, l’évangéliste Luc sépare le ressuscité des disciples, ce qui est une manière d’instituer la différence entre le ressuscité et les disciples, entre le Christ Jésus et nous. C’est une manière d’instituer que nul d’entre nous n’est le Christ Jésus ; nul d’entre nous n’est christ comme l’a été Jésus de Nazareth aux yeux de ceux qu’il a rencontrés. Nous ne sommes pas rien pour autant, mais nous ne sommes pas tout non plus. C’est le sens de ce geste de création moderne : mettre en évidence nos limites, comme il s’agissait de mettre en évidence les limites de la théologie, des mathématiques, de la poésie etc. On ne peut pas tout expliquer par une seule discipline, personne ne peut, non plus tout expliquer alors que, jusque là, on pensait qu’un individu pouvait tout savoir sur tout.
Jésus est séparé des disciples, il est séparé de nous, dans un acte de création moderne qui rend la vie possible, comme c’est à chaque fois le cas en Genèse 1. Chaque séparation apporte de nouvelles possibilités d’existence. Être séparés de Jésus contribue à cela aussi, comme Jésus le dira lui-même à ses disciples lors du dernier repas qu’il prendra avec eux : « il est avantageux pour vous que je m’en aille (Jn 16/7) ». Mettre de la distance, c’est laisser plus de place aux disciples, à nous-mêmes ; c’est laisser une plus grande autonomie ; c’est laisser une part de responsabilité dans la marche du monde. Tant que Jésus était présent, c’est lui qui répondait aux différentes sollicitations, aux interpellations de la foule, des scribes et des pharisiens, des personnes en difficultés. Et tant que Jésus répondait, les disciples n’avaient pas à répondre, ils n’étaient donc pas responsables.
En se séparant des disciples, Jésus nous autorise à être responsables à notre tour, à répondre aux sollicitations de la vie. Jésus ne sera plus là pour le faire à notre place. Nous sommes désormais en première ligne, en situation d’agir sans filet. Nous sommes désormais libres de répondre à notre manière aux appels que nous lance la vie. La séparation est donc bien un geste créateur qui augmente la vie, qui nous expose d’avantage à la vie.
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Le shabbat qui relie
Séparer ne signifie pas isoler. En séparant les différents éléments de la création, Dieu crée, justement, une seule création. Le monde ne devient pas fragmenté ; il n’est pas éparpillé façon puzzle. Dieu sépare et il relie. Il distingue et il allie et c’est justement ce geste de séparation qui sera retenu par la Bible pour désigner l’alliance entre Dieu et l’humanité. L’alliance, c’est séparer, c’est couper en deux un animal pour permettre à deux personnes, à deux entités, de passer dans cet entre-deux et de s’unir, de se relier par une promesse, par un engagement, par un contrat.
Il n’est pas possible de s’allier librement s’il n’y a aucune distance entre les deux parties. Il n’est pas possible de dialoguer avec quelqu’un s’il n’y a aucune distance, aucune différence avec cet interlocuteur. Si nous étions tous exactement semblables, nous saurions déjà tous les mêmes choses et nous n’aurions plus rien à nous dire. Et, à l’opposé, si nous étions tous séparés les uns des autres, nous ne pourrions plus rien nous dire non plus, car nous n’aurions plus aucune relation. Nous serions totalement indépendants les uns des autres, nous n’entreprendrions rien ensemble et notre vie serait alors exactement égale à ce que nous sommes.
Le jour du shabbat, est le jour où il est possible d’embrasser d’un même regard tout ce qui vient d’être accompli. Le shabbat est une occasion pour prendre conscience de toutes les séparations qui ont été effectuées, de tous les espaces qui ont été créés, et de les mettre en relation les uns avec les autres. Le geste moderne de création, c’est non seulement séparer, mais aussi relier. C’est une manière de remettre chaque chose à sa juste place. Et, ce qui manquait à l’époque de Jésus, c’était de remettre chacun à sa juste place par rapport à Dieu – ce qui est encore cruellement d’actualité.
Le geste moderne de création mis en scène par l’évangéliste Luc consiste à insister sur le fait que nous ne sommes pas le Christ Jésus et qu’il n’est donc pas question de se prendre pour Dieu. L’Ascension devrait nous prémunir de nous prendre pour Dieu, de savoir exactement quelle est la volonté de Dieu et donc d’asséner des vérités qui seraient totalement divines. Mais l’Ascension dit aussi que nous sommes liés à Dieu, que nous sommes en alliance avec Dieu, que nous sommes dans un cadre de bénédiction, que toute notre vie peut être éclairée par ce que Dieu nous révèle – ce que signifie cette phrase qui, littéralement traduite à partir du texte grec déclare que les disciples étaient à travers tout dans le temple et bénissaient Dieu (24/53). Cela veut dire que toute chose, toute situation, peut-être une manière de se tenir dans le temple de Dieu. Cela signifie que les disciples ont découvert qu’il n’y a pas un aspect de leur vie qui ne pourrait pas être vécu en étant au bénéfice de ce que Dieu nous révèle de l’existence. Et le fait que le récit de la séparation d’avec Jésus intègre ce phénomène assez spectaculaire qui consiste à être enlevé au ciel comme le fut autrefois le prophète Elie (2 R 2) indique que notre nouvelle façon d’être en relation avec Dieu nous permet de dépasser les limites naturelles, nous permet de franchir de nouveaux caps.
L’évêque épiscopalien John Spong le dit d’une manière très claire : « l’histoire de Jésus, y compris la narration de sa Résurrection [et j’ajouterai : de son Ascension], est une invitation à voyager au-delà des limites humaines, au-delà des conceptions humaines, dans la réalité d’une expérience que nous appelons Dieu, qui n’est pas au-dessus du ciel, mais qui se trouve au contraire dans les profondeurs de la vie. Pour pénétrer dans l’histoire du christianisme, nous devons garder nos yeux ouverts pour voir des choses au-delà des limites de l’horizon, et nous devons garder nos oreilles débouchées pour pouvoir entendre la musique au-delà de la gamme que l’oreille humaine peut capter. Jésus pour le XXIè, p. 143).
D’un côté la séparation d’avec Jésus nous met en situation d’éprouver personnellement toutes les expériences possibles de la vie : cela donne de la densité à notre vie. Et, d’un autre côté, cette mise en relation avec Dieu nous permet d’unir nos expériences personnelles avec les expériences des autres personnes, en plaçant tout cela devant Dieu, ce qui permet d’unifier ces différentes expériences : cela donne plus d’ampleur à notre vie. Séparation et shabbat sont deux éléments constitutifs d’une création moderne qui nous permettent de donner une plus grande densité à notre vie et une ampleur qui transcende largement ce que nous sommes en mesure d’envisager.
Amen
Merci.