Répondre à la mécanique du génocide


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Esther 3/1-11, 15
3:1 Après ces choses, le roi Assuérus fit monter au pouvoir Haman, fils d’Hammedatha, l’Agaguite; il l’éleva en dignité et plaça son siège au-dessus de ceux de tous les chefs qui étaient auprès de lui. 2 Tous les serviteurs du roi, qui se tenaient à la porte du roi, fléchissaient le genou et se prosternaient devant Haman, car tel était l’ordre du roi à son égard. Mais Mardochée ne fléchissait point le genou et ne se prosternait point. 3 Et les serviteurs du roi, qui se tenaient à la porte du roi, dirent à Mardochée: Pourquoi transgresses -tu l’ordre du roi ? 4 Comme ils le lui répétaient chaque jour et qu’il ne les écoutait pas, ils en firent rapport à Haman, pour voir si Mardochée persisterait dans sa résolution; car il leur avait dit qu’il était Juif. 5 Et Haman vit que Mardochée ne fléchissait point le genou et ne se prosternait point devant lui. Il fut rempli de fureur; 6 mais il dédaigna de porter la main sur Mardochée seul, car on lui avait dit de quel peuple était Mardochée, et il voulut détruire le peuple de Mardochée, tous les Juifs qui se trouvaient dans tout le royaume d’Assuérus. 7 Au premier mois, qui est le mois de Nisan, la douzième année du roi Assuérus, on jeta le pur, c’est-à-dire le sort, devant Haman, pour chaque jour et pour chaque mois, jusqu’au douzième mois, qui est le mois d’Adar. 8 Alors Haman dit au roi Assuérus: Il y a dans toutes les provinces de ton royaume un peuple dispersé et à part parmi les peuples, ayant des lois différentes de celles de tous les peuples et n’observant point les lois du roi. Il n’est pas dans l’intérêt du roi de le laisser en repos. 9 Si le roi le trouve bon, qu’on écrive l’ordre de les faire périr; et je pèserai dix mille talents d’argent entre les mains des fonctionnaires, pour qu’on les porte dans le trésor du roi. 10 Le roi ôta son anneau de la main, et le remit à Haman, fils d’Hammedatha, l’Agaguite, ennemi des Juifs. 11 Et le roi dit à Haman: L’argent t’est donné, et ce peuple aussi; fais-en ce que tu voudras.
15 Les courriers partirent en toute hâte, d’après l’ordre du roi. L’édit fut aussi publié dans Suse, la capitale; et tandis que le roi et Haman étaient à boire, la ville de Suse était dans la consternation.

4/13-14
13 Mardochée fit répondre à Esther: Ne t’imagine pas que tu échapperas seule d’entre tous les Juifs, parce que tu es dans la maison du roi; 14 car, si tu te tais maintenant, le secours et la délivrance surgiront-ils d’autre part pour les Juifs ?  toi et la maison de ton père vous périrez. Et qui sait si ce n’est pas pour un temps comme celui-ci que tu es parvenue à la royauté ?

Chers frères et sœurs, le livre d’Esther est un conte théologique qui aborde de nombreux aspects de la vie sociale et politique. La forme qu’il a dans notre Bible date probablement du 2ème siècle avant notre ère, durant la période dite hellénistique qui a succédé à la période de domination de la Perse sur le bassin méditerranéen. À la manière de Montesquieu qui compose les lettres persanes pour parler de la France en utilisant l’artifice du regard extérieur, le rédacteur d’Esther décale la situation à une autre période, dans un autre lieu. Par ailleurs, c’est cette histoire biblique qui est à l’origine de la fête juive de Pourim, en vertu du sort « Pour » qui est jeté au verset 3/7.

  1. Les ressorts de l’exclusion

Parmi les thèmes qui sont abordés dans ce récit, figure celui qui est mis en scène au chapitre 3 : la mécanique du génocide du peuple juif. Le rédacteur s’emploie à démonter cette terrible mécanique pour éveiller notre conscience et nous rendre capables de débusquer les mécanismes contemporains qui conduisent à l’exclusion et, le cas échéant, au génocide.

Les motivations cachées

Au commencement était… l’absence de parole. Si la parole est au commencement de la création, l’absence de parole est souvent au commencement de l’anéantissement. Ce fut le cas avec Caïn qui fut incapable de prononcer la moindre parole à son frère Abel et qui le tua Genèse 4/8 (le texte hébreu révèle que Caïn a dit… rien) ; c’est encore le cas ici. En effet, le génocide qui se prépare se fait pour des raisons qui sont cachées, sinon au lecteur qui sait ce qui anime Haman, qui est l’équivalent du premier ministre du roi Assuérus. La vérité est que Haman est en colère contre Mardochée qui a refusé de se prosterner devant lui et qu’il veut lui faire payer son attitude irrévérencieuse. Officiellement, Haman va expliquer au roi qu’il y a un peuple qui pose un sérieux problème, sans jamais préciser quel est le peuple en question.

Comme le dit le professeur Jean-Daniel Macchi à qui j’emprunte des éléments d’exégèse, le premier ressort de la « rhétorique de l’exclusion » est la « motivation masquée ». On n’explicite pas la véritable motivation qui nous anime car on n’arriverait pas à convaincre en étant honnête. Et pour cause… les motivations d’un génocide ou d’une exclusion ne peuvent jamais être justes, d’un point de vue théologique. Le principe même du génocide est contraire aux théologies que nous pouvons élaborer à partir des textes bibliques. La justification d’un génocide ne peut donc pas se faire de manière honnête. Si Haman expliquait qu’il veut faire tuer tous les juifs car il estime qu’un juif lui a manqué de respect, tout le monde penserait à juste titre qu’il a perdu la raison et que sa réaction est non seulement disproportionnée, mais inhumaine.

Devant composer avec l’intérêt général qui n’a rien à faire de ses rancunes personnelles, Haman va donc chercher un faux prétexte pour justifier l’éradication d’une partie de la société. « Quand on veut tuer son chien, on l’accuse de la rage »… car ce ne serait pas moral de tuer son chien au prétexte qu’il est encombrant.

La généralisation

Quand on veut renvoyer les musulmans chez eux, on les accuse d’être incompatibles avec la République française. Cela nous conduit au deuxième aspect de la mécanique de rejet : la généralisation. Il s’agit de stigmatiser sur fond de demi-vérité généralisée à l’ensemble du groupe visé. Quand on y songe, les chrétiens eux-mêmes ne sont pas toujours très bien intégrés à la République française. Il y a par exemple des Eglises qui sont officiellement opposées à telle ou telle loi de la République et qui n’hésitent pas à manifester publiquement contre ces lois. Cela est vrai, aussi, au sein de quelques courants du protestantisme. Pour autant on en vient jamais à imaginer qu’il faudrait renvoyer les catholiques à Rome et les protestants à Genève. Dans le cas de ce passage biblique, Haman va argumenter sur le fait que les juifs seraient dispersés et séparés (3/8). Autrement dit, ils seraient non seulement dispersés comme le seraient des groupes infiltrés qui veulent noyauter un pays, mais ils seraient séparés au sens où ils ne s’assimileraient pas aux habitants de l’Empire tant est si mal qu’ils n’obéiraient pas aux lois du pays – souvenons-nous comment les protestants étaient jugés comme des ennemis de l’intérieur au début du XXè, par des gens aussi cultivés que Maurras, par exemple.

Le propos d’Haman est historiquement faux : les juifs avaient pu se rassembler après l’exil babylonien et leur dispersion n’avait pas un caractère « complotiste » visant à déstabiliser le pouvoir politique, mais le résultat d’événements politiques qu’ils avaient subis et non déclenchés. Quant à la question de la non assimilation, les héros de cette histoire biblique sont justement la preuve de l’assimilation : ils s’appellent Mardochée et Esther, des noms inspirés par les divinités Mardouk et Ishtar, qui sont destinés à montrer que les juifs ne restent pas séparés de la culture où ils sont. Le fait qu’Esther soit devenue la reine montre qu’il n’y a aucune stratégie contraire à une intégration en bonne intelligence. Le propos d’Haman est donc une généralisation d’un comportement qui peut exister sans qu’il soit un trait commun à tout un groupe.

Ce n’est pas parce que des français fraudent le FISC que tous les Français sont des fraudeurs. Ce n’est pas parce que des musulmans ont commis des actes terroristes que tous les musulmans sont des terroristes. Ce n’est pas parce que Henry Dunant, Ferdinand Buisson, Albert Schweitzer et Martin Luther King ont reçu le prix Nobel de la paix que tous les protestants sont artisans de paix.

Cela met en lumière que les discours d’exclusion ne correspondent pas toujours au réel.

Argument économique

Enfin, l’argument économique entre en jeu, pour être sûr de mettre tous les atouts de son côté. En promettant une forte somme qui pourrait entrer dans les caisses de l’Empire, Haman touche à une corde souvent sensible. 10.000 talents, cela correspond à la somme que le roi perse Darius était prêt à payer en rançon à Alexandre pour obtenir la libération de membres de sa famille (Arrien, Itinerarium Alexandri, 42). Cela correspond à 60 millions de jours de salaire. À défaut de pouvoir dire qu’ils volent le pain des français, Haman ferait mieux que dire que le peuple problématique nous coûte cher en allocations familiales, en sécurité sociale, en places de prison : Haman promet de verser une somme d’argent extraordinaire.

C’est une vieille idée de considérer que ça nous rapportera d’éliminer un groupe, d’éradiquer une communauté. L’autre, pour qu’il soit considéré comme une charge inutile, doit être aussi une charge financière, un poids. Les partisans du Brexit n’ont pas agi autrement, faisant de l’Europe un problème pour les finances nationales – ce qui s’est avéré contraire au réel. Mais l’argument économique semble toujours le plus efficace pour faire plier quelqu’un, pour faire plier un gouvernement ou un piquet de grève.

Quand on y pense, régler les problèmes à coût d’argent, de subventions, de valises d’argent, comme s’y emploie Haman, cela a un nom : la corruption. Il faut corrompre pour parvenir à des fins non morales. Il faut corrompre les personnes, le système, pour agir tranquillement contre l’intérêt général.

  1. Les défaillances du système

Les défaillances du système, voilà ce que pointe ce texte biblique. Si l’horreur est possible, si le crime d’État est possible, si le génocide se met tranquillement en place, c’est parce que le système est défaillant. D’abord parce que celui qui a le pouvoir ne l’exerce pas. Assuérus aurait été bien inspiré d’interroger la demande de Haman. Assuérus aurait été bien inspiré d’exercer ses responsabilités en demandant de quel peuple il s’agissait, de croiser les informations de son premier ministre avec d’autres sources et de vérifier la véracité de l’analyse sur laquelle va reposer la terrible loi d’extermination. Ici, le roi est incompétent et irresponsable. Et, un peu plus loin, le rédacteur montrera que la bureaucratie est une entrave à la justice, que c’est un monstre froid incapable d’empêcher le malheur. En effet, ce que le roi a écrit est écrit et ne peut être annulé, c’est « irrévocable » (8/8). Celui qui est décrit comme l’homme le plus puissant de l’Empire qui domine tout est, en fait, impuissant devant ses propres décrets. Une fois qu’une loi est passée par la machine bureaucratique, elle devient elle-même une machine implacable qui ne peut pas être arrêtée. Même quand il se rendra compte de l’erreur qu’il a commise, le roi Assuérus ne pourra rien annuler ni faire machine arrière.

  1. Une théologie de la responsabilité

Ce sont Esther et Mardochée qui, par une conscience supérieure, prendront leur responsabilité pour enrayer la mécanique du mal à défaut de pouvoir enrayer la mécanique bureaucratique. Ce récit montre l’incapacité des normes, des réglementations, à faire valoir le droit. Les normes, les lois, ne peuvent rien contre le fait qu’il y a des antisémites. Ce que l’on peut, nous révèle ce conte théologique, c’est de ne pas placer des incompétents et des irresponsables à la tête d’un État car c’est par l’attitude des personnes qu’un système politique peut ne pas dysfonctionner et éviter de mettre la machine étatique au service des projets les plus fous, les plus inhumains.

Ce que l’on peut, également, c’est exercer ses responsabilités personnelles pour réguler les relations humaines. Cela suppose d’avoir une conscience vive de ce qui est juste, non pas à nos propres yeux, non pas en fonction de nos intérêts personnels, mais au regard de Dieu, c’est-à-dire d’un point de vue universel, d’un point de vue qui transcende les règles faites à notre mesure. Dans ce livre biblique où il n’est jamais fait mention de Dieu, nous découvrons que notre responsabilité est entière pour faire échec au mal, pour éviter le malheur, pour promouvoir la justice, y compris pour autrui (4/14).

Il ne suffit pas d’être en pleurs comme l’est la population de Suse – ce qui est déjà mieux que le roi Assuérus qui s’assoit tranquillement à la terrasse d’un café comme si de rien n’était. La foi en l’Éternel nous interdit de n’avoir que nos yeux pour pleurer. La foi en l’Éternel nous engage à agir de telle manière que les personnes menacées soient défendues, que le droit de chacun soit respecté, que personne ne souffre des blessures narcissiques de qui que ce soit.

Ce livre biblique développe une théologie de la responsabilité qui s’exprime dans le dialogue entre Mardochée et Esther à qui il dit : « si tu n’agis pas, d’où viendra le salut ? De nulle part ! » (4/14). Si nous n’agissons pas, d’où viendra le salut ? De nulle part !

Amen

Pour aller plus loin

Jean-Daniel Macchi, Le livre d’Esther, Genève, Labor et Fides, 2016

 

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