Et si Dieu se cachait dans l’entreprise ?

Jeudi 31 mai 2018, une soixantaine d’entrepreneurs et dirigeants chrétiens de l’Hérault se sont retrouvés à Montpellier, au Centre dominicain Lacordaire, pour explorer les liens entre la foi et entrepreneuriat. Titre de la soirée : Quelle foi pour entreprendre ? Ils répondaient à l’invitation de Franck Lespinasse, président des Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens (EDC) pour la région Languedoc-Roussillon. Les EDC, ce sont 330 équipes principalement en France, qui se réunissent une fois par mois pour échanger sur leurs pratiques professionnelles, dans un espace de confiance et de fraternité qui favorise la parole et la prière, de manière œcuménique, en présence d’un conseiller spirituel, prêtre ou pasteur. Leur philosophie consiste à regarder le monde avec les yeux émerveillés car quelque chose nous a été donné qui nous incite à être acteurs dans ce monde.

Pour nourrir les dialogues, trois entrepreneurs ont été invités à s’exprimer sur leur façon d’aborder le monde de l’entreprise en tant que croyant. Un Directeur général ayant exercé ses responsabilités dans de grands groupes agro-alimentaires ouvre ce temps de témoignage en déclarant que la foi n’a pas été un élément structurant dans sa carrière, considérant que le moteur principal a été le plaisir. La foi et le plaisir ne semblent donc pas faire bon ménage dans l’esprit de ce jeune retraité au naturel joyeux. Si la foi n’a pas joué de rôle dans sa vie professionnelle, il reconnaît que l’éthique chrétienne a certainement tenu un rôle. Selon lui, les véritables moteurs, les éléments essentiels dans son parcours professionnel ont été :

  • L’ambition qui lui a permis de se réaliser dans différents domaines (professionnel, familial…)
  • la culture d’entreprise
  • La variété des missions et des pays
  • Les équipes de personnes plus compétentes que lui
  • la foi dans l’avenir, avoir envie de transmettre, un esprit d’ouverture

La deuxième personne à prendre la parole est dans le milieu start-up : elle développe un logiciel. Pour elle aussi le plaisir est le premier aspect dont elle parle, ajoutant qu’elle se fixe comme critère de maintien dans un poste la possibilité de continuer à apprendre quelque chose  – autrement dit, pas de place à l’ennui. Cela se traduit par l’idée de gagner des combats avec des valeurs personnelles qu’elle identifie comme étant issues de la foi chrétienne. Par exemple, elle s’accorde un droit à l’échec, considérant que perdre ne signifie pas être touché dans son être. La foi n’est pas explicitement mentionnée, mais abordée par l’histoire de ses parents et plus particulièrement de sa mère qui priait tandis que son père était aux affaires, ce qu’elle schématise par les expressions anglaises « back office » pour sa mère et « front office » pour son père.

Enfin, un avocat fiscaliste fait un retour sur ses vingt-cinq ans d’activité et constate qu’il a décidé de sortir du ronronnement et du confort d’un « gros cabinet d’avocats » pour une activité libérale, au fond d’une église où il était allé méditer. C’est dans ce cadre qu’il s’est senti conforté dans sa légitimité à faire ce choix après avoir fait le travail nécessaire pour mieux se connaître. A travers des épisodes bibliques particulièrement appréciés dans sa famille (le riche collecteur d’impôt, la parabole du semeur, les deux chemins), il prend conscience d’une caractéristique familiale qu’il adopte et qui consiste à fuir la facilité et à rechercher la difficulté. Selon lui, on se révèle face aux obstacles. Pour lui, la foi consiste à donner de l’amour autour de soi, dans une dynamique de redistribution. Lui aussi prend l’exemple parental pour évoquer un engagement caritatif qui pourrait l’inspirer à son tour. Mais il ne considère pas que ce soit dans le cadre de son travail que la foi puisse vraiment s’exprimer, sinon comme « boussole » ou comme « cadre », ce qui lui permet d’être attentif au choix des clients et de résister aussi bien aux intimidations qu’aux tentations.

La foi, parent pauvre du monde de l’entreprise ?

Au moment où le dialogue s’engage avec la salle, la foi a été la grande absente de la soirée. Soit elle a été explicitement mise de côté (quoiqu’il fût brièvement question de « foi dans l’avenir »), soit elle a été sous entendue derrière les valeurs chrétiennes qui peuvent participer à la conduite d’entreprise (mais la résistance à la corruption n’est pas toujours couronnée de succès pour autant), soit elle a été confinée à la pratique religieuse de la prière hors cadre professionnel ou à l’aspect caritatif d’un engagement associatif parallèle. Qu’il est difficile de considérer la foi comme un élément constitutif de la vie professionnelle.

Pourtant, les échanges qui suivent indiquent qu’il n’y a pas un fossé insurmontable entre la foi et le monde de l’entreprise. Le fossé le plus grand est d’abord entre les personnes et le langage de la foi. Qu’il est difficile, en fait, de parler de la foi, de pouvoir en rendre compte, d’exprimer ce qu’elle est. Le plus grand des fossés n’est pas entre les questions spirituelles et la vie quotidienne, mais entre la spiritualité et chaque personne qui n’a pas repensé sérieusement la foi depuis le catéchisme de son enfance voire de son adolescence. C’est ce qui explique probablement qu’il ait été question de valeurs plutôt que de foi.

travailler pour plus que nous afin de gagner plus que de l’argent

Mais revenons aux différents discours. Et commençons par la mention de l’ambition qui pourrait paraître pour diamétralement opposée à la foi chrétienne. L’ambition n’est-elle pas une autre manière de parler de la foi, justement ? Souvenons-nous, avec le théologien protestant Schleiermacher que la foi est intuition de l’infini, intuition de l’universel. La foi est notre adhésion à la transcendance, à ce qui nous dépasse, à ce qui nous traverse et nous porte en avant. Les théologiens nord-américains qui ont développé la théologie du Process parlent de Dieu comme de ce qui nous attire vers l’avenir. Répondre oui à cet appel à la vie telle qu’en parlent les évangiles, c’est cela la foi. Et c’est aussi cela, l’ambition : ne pas se satisfaire de ce qui est là, ne pas se contenter de ce qui est disponible, mais éprouver le sentiment qu’il y a plus à espérer, plus à imaginer, plus à entreprendre. C’est une transcendance qui ne se dit pas, du moins pas dans les termes que la théologie donne à la religion pour exprimer sa raison d’être.

Et la foi en l’avenir, n’est-ce pas l’autre nom de l’espérance, comme le fit remarquer le pasteur Luc-Olivier Bosset ? Et dans d’autres registres, l’intelligence collective, n’est-ce pas l’autre nom du travail de l’Esprit saint. Et le droit à l’erreur qui est invoqué, n’est-ce pas une manière concrète de parler du pardon qui est lui-même articulé à la grâce.

La grâce a sa place dans l’entreprise

La grâce, parlons-en justement, tant elle semble n’avoir rien à faire dans ces milieux-là. N’est-ce pas la grâce qui peut être à l’origine d’une remise en cause des rétributions telles qu’elles sont pratiquées actuellement ? N’est-ce pas la grâce qui peut inciter un cadre à repérer, stimuler et coordonner les talents des uns et des autres – ce qui veut dire que chacun est reconnu comme un être capable de certains accomplissements, indépendamment de ce que peut affirmer un Curriculum Vitae, indépendamment de ses expériences précédentes ? N’est-ce pas la grâce qui peut conduire un dirigeant à réinvestir une partie des profits dans des Organisations Non Gouvernementales qui s’efforcent de rendre le monde plus vivable ?

La grâce qui conduit à ne pas tenir pour suffisant le profit financier. La grâce qui nous conduit à refuser qu’une activité professionnelle ne soit pas créatrice de mieux vivre, de mieux être et, plus largement, qui nous conduit à refuser que le monde du travail soit en dehors du champ de la Création.

Revenons à la foi. La foi est aussi le fait d’être saisi par ce qui a un caractère ultime, pour le dire avec le théologien Tillich. Adhérer à un projet d’entreprise, n’est-ce pas être saisi par plus grand que soi ? Plutôt que travailler plus pour gagner plus, la foi ne nous encouragerait-elle pas à travailler pour plus que nous afin de gagner plus que de l’argent ?

L’Eglise et l’entreprise

Et si nous comparions l’Entreprise à l’Église… Au même titre que Bonhoeffer disait que l’Église n’est vraiment elle-même que lorsqu’elle est Église pour les autres, ne pourrions-nous pas dire que l’entreprise n’est vraiment elle-même que lorsqu’elle est entreprise pour les autres, c’est-à-dire lorsqu’elle est dans une attitude d’humilité et dans une perspective de service – sans que cela signifie perdre de vue l’efficacité et la nécessaire gestion ? Il est fréquent d’entendre en Église que nous ne sommes pas une entreprise ou que nous ne sommes pas en entreprise. Mais qu’y a-t-il donc de honteux dans l’entreprise que nous ne devrions pas connaître en Église ? L’entreprise n’est-elle pas une aventure humaine au même titre que l’Eglise en est une, selon les propos que tenait l’un des dirigeants ? Si l’entreprise consiste à avoir un mode de fonctionnement rigoureux, qui permet aux personnes d’évoluer, qui serait financièrement positif, qui crée de la valeur ajoutée dans d’autres domaines que le seul aspect financier, pourquoi l’Église devrait-elle s’en démarquer ?

Et pourquoi l’entreprise se priverait-elle d’une réflexion sur elle-même, sur ses pratiques, sur ses objectifs, qui fasse appel à la théologie – discipline qui s’intéresse à ce qui a un caractère ultime, qui s’intéresse à la profondeur de l’être, des situations, de ce que l’humanité entreprend et qu’elle est invitée à penser devant Dieu pour lui donner sa pleine mesure, c’est-à-dire à penser devant ce qui a un caractère absolu ?

Il se pourrait bien que l’entreprise soit le lieu où le Dieu d’Esaïe se cache (Esaïe 45/15), le lieu où il œuvre incognito, dans le droit fil de ce que les textes de la Bible nous révèlent page après page. Et il ne revient pas aux professionnels de la religion de le débusquer : c’est à chacun d’être théologien, de pouvoir penser théologiquement ce qui se vit au sein de son entreprise, c’est-à-dire redonner un sens à ce que nous entreprenons, qui transcende notre seul intérêt personnel. Nous sommes tous théologiens, appelés à découvrir le caractère universel de nos missions. La foi, dans l’entreprise (certains iraient jusqu’à dire la foi dans l’entreprise, ce que le théologien chrétien se gardera bien de faire), ce pourrait être notre capacité à repérer la part de Dieu dans le monde du travail, ce que le divin injecte dans le milieu professionnel, et à y adhérer pour donner à nos journées de travail non seulement l’ambition légitime que nous pouvons manifester, mais aussi le surcroît d’humanité, de bonheur, de réjouissance, que la grâce peut alors produire par notre entremise.

 

Un commentaire

  1. Il m’a fallu attendre bien après la cessation de mon activité en entreprise pour réaliser que ce qui m’est apparu comme une nécessité, trouve sa légitimité et surtout sa mise en œuvre.

    J’ai eu une courte passion pour le tiers-mondisme sans réaliser qu’il n’avait aucune doctrine économique et qu’il a fini par une colonisation soviétique qui s’est écroulée bien avant le mur de Berlin.

    Puis, j’ai vécu longtemps au cœur du Mutualisme pour en mesurer le formalisme et la montée des technostructures jusqu’au crack de 2008/2009 – La Coopération et le Mutualité n’ont pas d’outils de contrôle adaptés à leurs statuts et pas de dimension internationale, sauf peut-être le Mouvement des Caisses Desjardins (?!)

    Venons-en au cœur de mon propos.
    L’entreprise est au cœur de la vie d’un très large ensemble de citoyens, les secteurs confiés à l’État appartiennent à notre histoire nationale, la révision de leurs périmètres et leurs fonctionnements ne devraient être insolubles pour les temps à venir.
    Pour toutes les autres entreprises, le poids absolu du capital, la suffisance des propriétaires de l’entité, la rémunération du management qui le fait glisser vers une position qui peut ne pas toujours servir les intérêts de l’entreprise, la crispation du syndicalisme qui n’aide pas aux solutions les meilleures, tout cela conduit à des oxymores permanents et autodestructeurs.
    Comment dépasser cette situation qui ne peut être contournée ? Le silence des « sachants » est assourdissant.
    Comment ne pas imaginer que d’autres ressources sont à prendre en compte ? La relation au prochain impossible à libérer d’arrières pensées ? L’amour de Dieu accordé gratuitement ne nous aiderait pas à nous mettre en chemin ?
    Certains nous dirons qu’ils ont les moyens d’agir sans faire appel à la foi.
    Avec le respect que nous devons à ceux qui ne partagent pas nos convictions, rien ne devrait nous empêcher de leur opposer les drames de l’Homme qui se croyait investi de toutes les puissances disponibles.

    Voilà, avec les pauvres mots du vieillard que je suis devenu, les conclusions auxquelles je suis parvenu, avec des regrets pour mon manque de discernement et la foi en un plan divin pour l’avenir de l’humanité.

    Genése (III, 18) l’Eternel Dieu parcourait le jardin vers le soir…

    NB: Abonné n°24878 d’Evangile & Liberté

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.