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Matthieu 17/1-8
1. Six jours après, Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et son frère Jean, et il les conduisit à l’écart sur une haute montagne. 2 Il fut transfiguré devant eux; son visage resplendit comme le soleil et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière. 3 Et voici que Moïse et Elie leur apparurent; ils s’entretenaient avec lui. 4 Pierre prit la parole et dit à Jésus: «Seigneur, il est bon que nous soyons ici. Si tu le veux, faisons ici trois abris: un pour toi, un pour Moïse et un pour Elie.» 5 Comme il parlait encore, une nuée lumineuse les couvrit. De la nuée une voix fit entendre ces paroles: «Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute mon approbation: écoutez-le!» 6 Lorsqu’ils entendirent cette voix, les disciples tombèrent le visage contre terre et furent saisis d’une grande frayeur. 7 Mais Jésus s’approcha d’eux, les toucha et dit: «Levez-vous, n’ayez pas peur!» 8 Ils levèrent les yeux et ne virent plus que Jésus seul.
Chers frères et sœurs, c’est le 8 septembre 1836, que le théologien américain protestant Ralph Waldo Emerson, réunit quelques pasteurs. Il veut réagir à la situation intellectuelle qui règne à l’université de Harvard : une situation figée dans un formalisme qu’Emerson juge mortel, incapable de faire droit à la moindre nouveauté, à la moindre créativité. Henry Hedge, l’un des pasteurs, écrit : « il y a un courant conservateur, rigide, méfiant et circonspect dans l’air de Cambridge (Massachussets) auquel ne peut échapper toute personne qui y réside depuis un certain temps. »
L’analogie est frappante avec la situation que nous décrit l’évangéliste Matthieu. Sur une montagne de Galilée, Jésus apparaît métamorphosé (pour rendre le terme grec metamorphoomai), entouré par Moïse et Elie. Savoir ce qui s’est exactement passé lors de cet épisode raconté par l’évangéliste est hors de notre portée. Cela n’intéresse pas l’évangéliste dont le projet est de nous faire comprendre qui était Jésus et ce qu’il a révélé à ses contemporains. Les éléments de cet épisode sont destinés à nous éclairer sur la signification de l’événement Jésus. S’agissant de l’apparition de Moïse et d’Elie, le lecteur de la Bible hébraïque reconnaît deux figures symboliques : Moïse est réputé être le législateur d’Israël, celui qui dote le peuple de la Torah – la loi. Elie, quant à lui, est la figure symbolique des prophètes. Torah et Prophètes constituent les deux premières parties de la Bible hébraïque, ce recueil religieux qui est en train de se forger, justement, à l’époque de la rédaction des évangiles.
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La Torah qui structure
Pierre intervient en proposant de dresser trois tentes afin de pouvoir s’installer. Il veut maintenir les choses en l’état, il veut fixer le moment, il veut le conserver. Il est manifestement dans une attitude semblable à celle de ces universitaires qui désespèrent Emerson au XIXème. Faire en sorte que rien ne change, que rien n’évolue. Il veut non seulement saisir ce moment extraordinaire, mais le conserver en l’état. La Torah, la loi, joue ce rôle. La loi permet de structurer la société en donnant des règles de vie commune qui interdisent les comportements qui menacent le vivre ensemble. La Torah, la loi, est un recueil de ce qu’il faut faire pour que les relations entre personnes ne se dégradent pas. La loi a une fonction conservatrice. Elle est le moyen que les Hommes se donnent pour conserver la communauté en l’Etat. A titre d’exemple contemporain, le code de la route permet d’éviter le chaos sur les routes.
La loi est donc particulièrement utile pour éviter que le monde se défasse, mais elle peut devenir problématique si elle est prise à la lettre. Elle peut devenir un carcan. Par exemple, dites à quelqu’un qui prend tout à la lettre sans s’intéresser au sens que cela peut avoir, qu’il faut manger cinq fruits et légumes par jour : il mangera cinq fruits et légumes par jour – et rien d’autre, ce qui peut être problématique pour son organisme.
Emerson et les siens développèrent le transcendantalisme, dont le professeur Raphaël Picon décrivait ses membres par ces mots : « ils souhaitent s’affranchir des modes de pensées, se libérer des conventions du passé et faire éclater leur créativité ; ils désirent aussi cultiver leur être, leur vérité intérieure qu’ils estiment transcendée par une énergie divine, une puissance de renouvellement qui secoue les systèmes de pensées, les idées reçues, les modes de vie[1]. »
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Le prophétisme qui fait sens
Lorsque la loi est appliquée à la lettre, sans le souffle de l’Esprit, la loi peut même devenir mortelle. C’est ce que dénoncent les prophètes d’Israël, qui fustigent le ritualisme, c’est-à-dire le fait d’appliquer des rituels à la perfection, mais en perdant de vue le sens de ces rites, la raison pour laquelle on les pratique. Les prophètes dénonçaient les sacrifices qui étaient accomplis dans les règles de l’art, tandis que l’amour du prochain, auquel ils devaient mener, était perdu de vue.
Les prophètes ont rappelé que la loi pour la loi, c’est le contraire de ce que les auteurs bibliques ont compris de la perspective divine. Ainsi, ce n’est pas parce que la célébration de la cène est faite en disant les bons mots, en ayant des morceaux de pain avec les bonnes molécules, du vin de la bonne couleur, qu’elle accomplit son office. Il est tout à fait possible de participer à la cène et, l’instant suivant, d’être encore moins chrétien que nous l’étions précédemment – pour autant qu’il soit possible d’évaluer le degré de christianisme d’une personne. C’est, par analogie, ce qui est arrivé autrefois au personnage Job qui accomplissait les rituels comme il faut, et plutôt deux fois qu’une pour être certain que ses fils bénéficient de son zèle. Et plus il agissait ainsi, moins il profitait de ce que les rites pouvaient lui offrir. Job s’enfonçait dans une représentation magique de la religion, ce qui lui faisait penser qu’il suffisait de suivre le mode d’emploi à la lettre, qu’il suffisait de répéter les gestes et les paroles, pour que ce soit efficace et qu’il n’y ait plus rien à faire. C’est l’idée selon laquelle on peut être quitte de ses responsabilités religieuses si les rituels ont été exécutés conformément à l’usage. Mais Job s’est rendu compte que tout cela n’avait non seulement servi à rien, mais l’avait tellement éloigné du réel, de la vie telle qu’elle est, que le premier malheur venu, il fut tout à fait incapable de comprendre ce qui lui arrivait et comment réagir à ce malheur, puis au suivant et ainsi de suite.
C’est en désapprenant ce qu’il tenait pour certitude (Dieu rétribue en fonction de notre application à suivre la loi à la lettre, à accomplir les rituels avec application) que Job a pu sortir de la tombe qu’il s’était creusée et reprendre une vie manifestement heureuse.
Les prophètes qui redonnent du sens à la vie personnelle et aux choix de la société, les prophètes qui s’intéressent à l’orientation de nos actes ont bonne presse dans nos cercles. En s’opposant au pouvoir qui réduit les libertés individuelles, en critiquant le ritualisme qui enferme la vie dans une répétition morbide, en réinjectant du sens dans notre quotidien, ils redonnent du sens, de la perspective, de l’ampleur à la vie.
Les amis d’Emerson étaient de cette trempe, tout spécialement David Thoreau, connu pour sa vie au plus près de la nature, connu pour son désir de retrouver la pureté de l’âme humaine, connu pour s’affranchir de tout ce qui nuit à la liberté individuelle. Mais cela n’est pas sans problème non plus. Avoir confiance en Dieu, être animé par le sens que nous pouvons imprimer à la vie, sans tenir compte des contraintes universelles ou historiques, ce serait une insouciance qui pourrait conduire à chanter des cantiques quand c’est le moment de baisser son volet anticyclonique. D’ailleurs, le film Into the wild – ce retour à la nature, cet espoir de rejoindre le paradis originel en laissant derrière soi le monde des combines, des pouvoirs, des petits intérêts, de la politique, de l’économie… – nous voyons le personnage que joue Sean Penn victime de la vie sauvage : il meurt de ne plus bénéficier des bienfaits de la civilisation, de la culture. Il meurt de ne plus avoir d’éléments structurants pour organiser son existence.
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La sagesse : incarnation de la loi et des prophètes
Jésus n’est ni Moïse, ni Elie, nous dit ce texte, mais il est en leur bonne compagnie. Il s’entretient aussi bien avec l’un qu’avec l’autre. Jésus se nourrit aussi bien de la loi que du prophétisme. Si nous repérons que la loi et les prophètes constituent les deux premières parties de la Bible hébraïques qui forment les Ecritures qui nourrissent la spiritualité du moment, nous constatons que Jésus n’est ni dépendant de l’une, ni de l’autre. Il incarne la troisième partie, qui est celle de la sagesse. Jésus incarne cette alliance subtile entre les éléments qui structurent la vie et ce qui fait sens. A la manière du psalmiste, Jésus transpire de foi et d’espérance. A la manière de l’amoureux du cantique, il est animé par l’amour qui transcende les conventions. A la manière des proverbes, il n’ignore rien de l’enseignement de ses aïeux et il est attiré par une vie juste. Tel Qoheleth, il sait la fragilité de la vie et il mesure l’urgence à en profiter dès à présent. Tel Esther, il connaît les usages, mais il ne perd pas de vue le caractère sacré de l’humanité. Jésus incarne la sagesse. La sagesse, consiste à digérer la loi pour se nourrir du sens de la loi qui se trouve derrière la lettre.
Prenons la loi de gravitation qui précise de quelle manière tout corps chute vers le sol. S’en tenir à la lettre de cette loi, se contenter d’appliquer cette loi, ce serait passer notre temps à nous écraser au sol. Puisque la loi existe, alors il faut l’appliquer, il faut donc chuter. Le sage, lui, est semblable au gardien de but qui tient compte de cette force pour dégager en cloche de telle manière que son ballon ne reste pas collé au sol, mais atteigne Neymar ou Mbappé dans les meilleures conditions possibles.
Jésus, en compagnie de Moïse, figure symbolique de la Torah, et d’Elie, figure symbolique des prophètes, fait figure de la troisième partie de la Bible hébraïque, la sagesse, les écrits faits chair, la parole incarnée. A cette époque où la Bible hébraïque est en train d’être finalisée, l’évangéliste reconnaît en Jésus la figure symbolique de la sagesse, la sagesse personnifiée, pour le dire autrement. Jésus est celui qui accomplit la promesse d’une vie structurée par la Torah et portée par le souffle du prophétisme. Jésus symbolise la possibilité d’une vie marquée par la gravité de la vie, qu’énonce la loi, et l’espérance que formule le prophétisme.
En faisant de Jésus une figure de sagesse, ce récit indique une promesse de l’Evangile, il souligne une bonne nouvelle valable pour chacun de nous : la sagesse est accessible. Il nous est possible de mener une vie qui n’est pas seulement menacée par les difficultés que nous dévoile la loi, mais qui est aussi orientée vers notre plein épanouissement qu’annoncent les prophètes. Nous ne sommes pas condamnés à mener une vie semblable à celle d’un automate programmé qui exécuterait les prescriptions de la loi et mourrait de n’avoir pas vécu. Nous ne sommes pas non plus condamnés à être dans un régime prophétique pur qui nous ferait miroiter une vie pleine de sens, mais qui -ignorant les difficultés et les menaces- ne pourrait jamais se concrétiser. Il est possible de tenir les deux, ensemble. Il est même souhaitable de tenir les deux ensemble. C’est le propre de la vie chrétienne qui consiste, comme ce fut le cas pour Jésus, à resplendir comme le soleil ou, pour le dire autrement, c’est la promesse de pouvoir porter notre vie à son incandescence.
[1] Raphaël Picon, Emerson. Le sublime ordinaire. P. 119.