La missiologie de George Lindbeck
Le pasteur Luc-Olivier Bosset a soutenu son mémoire de master recherche consacré au travail du théologien George Lindbeck, connu notamment pour son ouvrage The Nature of Doctrine (La nature des doctrines : religion et théologie à l’âge du postlibéralisme. Paris, Van Dieren édition, 2002). Le travail du pasteur Bosset a consisté à apprécier l’intérêt de l’œuvre de Lindbeck dans le champ de la missiologie ou, plus simplement, la mission de l’Eglise, ce qui est souvent exprimé par le terme « évangélisation ».
Luc-Olivier Bosset repère dans un article rédigé en 1967 un regard très positif du théologien sur la sécularisation : « Dieu accomplit des actions salvifiques autant dans le champ du monde qu’à l’intérieur de l’Eglise. » Le théologien George Lindbeck se préoccupe peu de l’influence que l’Eglise peut avoir dans le monde, au sens de la notoriété ou d’une place de prestige. En revanche, il indique que la mission de l’Eglise est d’influencer la marche du monde pour le rendre plus juste : l’Eglise est susceptible d’agir dans le monde, pour le monde, même si elle n’en tire pas un bénéfice pour elle-même. En ce sens l’Eglise est agent de la grâce en agissant de manière désintéressée, sans espoir d’un retour sur investissement pour son propre usage.
Cela nous change de la mission comprise comme christianisation du monde, au sens de faire entrer le plus de personnes possibles dans la maison « Christianisme », ce qui fut fait, par le passé, en vertu de l’ordre « contrains les d’entrer ».
Inaugurer un nouveau rapport à la culture
Luc-Olivier Bosset ne propose pas une dissolution du christianisme dans le monde contemporain. S’appuyant sur un autre article de 1971 du théologien de Yale, il considère qu’il est des moments où l’aspect minoritaire des chrétiens dans une société doit les conduire à « se rassembler ensemble dans de petits groupes ayant une grande cohésion et se soutenant mutuellement. Ceux-ci deviennent, sociologiquement parlant, sectaires. » Cela ne signifie pas se replier dans une citadelle assiégée ou s’arc-bouter sur des dogmes, mais à retrouver de la densité dans leur patrimoine spirituel et à en faire bénéficier à la société. Non pas « courir après l’évolution de la culture contemporaine pour tenter à n’importe quel prix de renouer le contact avec l’ensemble de la culture », comme l’indique Luc-Olivier Bosset, mais une régénération de l’institution Église, mais développer une nouvelle méthode théologique, une nouvelle forme de présence au monde.
Luc-Olivier Bosset rappelle qu’entre 1951 et 1963 le théologien Paul Tillich a développé la méthode corrélative, consistant à revisiter les symboles usés du christianisme en les faisant entrer en dialogue avec les préoccupations des personnes de son temps. Lindbeck proposera une autre approche à partir de 1984, en utilisant notamment les travaux de Wittgenstein. Cette approche peut être définie par l’expression « culturo-linguistique » qui distingue d’une part la grammaire des religions et, d’autre part, son vocabulaire. Pour comprendre cela, nous pouvons reprendre l’exemple pris par Bosset lorsqu’il écrit : « aujourd’hui, par exemple, il est tout à fait aisé de pointer après coup que les Églises pro-apartheid ont été en opposition à la grammaire biblique ; non pas en opposition à un vocabulaire biblique, car souvent ces Églises utilisaient des citations pour justifier la ségrégation, mais en opposition à la grammaire profonde des Écritures faite de respect et d’approche égalitaire des races. »
Les religions sont des langues
Cette proposition d’envisager les religions comme des langues permet de décrisper les dialogues entre religions et courants au sein des religions qui sont, parfois, trop souvent, des dialogues de sourds. La première conséquence de cette approche est de revaloriser l’apprentissage et l’intériorisation de sa propre langue, de sa propre foi. C’est ainsi qu’il s’agit de comprendre le sectarisme auquel Lindbeck invite les croyants en situation de sécularisation.
La deuxième conséquence est de légitimer l’évolution de la doctrine chrétienne, de même qu’une langue est vivante parce qu’elle évolue. Le travail des théologiens d’une religion donnée sera de « fournir dans ses propres termes [dans son propre patrimoine religieux] une interprétation intelligible des diverses situations et réalités que rencontrent ses adhérents. » [1] Ce travail s’effectuera, pour les théologiens chrétiens, à partir des textes bibliques. Les évolutions seront examinées par un critère de fidélité aux textes bibliques. Luc-Olivier Bosset pose ce critère en ces termes « est-ce que cette révision permettra dans un nouveau contexte une meilleure fidélité de la vision chrétienne du monde telle qu’elle est déployée dans les Écritures ? »
Ce mouvement de révision ne saurait être accompli une fois pour toutes. De ce point de vue, la théologie de Lindbeck n’est pas une théologie « fondationnelle » au sens où elle produirait un fondement définitif sur lequel pourrait reposer notre compréhension du monde, du réel. Pour le dire autrement, la théologie ne donne pas accès à la vérité qui nous échappera sans cesse. Il n’existe pas non plus une norme commune à tous, ni un socle de valeurs universelles. Aussi, pour le dire avec Luc-Olivier, « la tradition chrétienne est la réflexion toujours à reprendre d’une quête, celle de l’interprétation chrétienne d’un moment. »
L’une des possibilités pour cela est la typologie qui consiste à repérer les points de contact entre le texte biblique et notre réalité. Le texte biblique devient alors une carte qui nous aidera à nous repérer dans notre vie quotidienne ou à donner sens à l’histoire.
Absorber
A titre personnel, je reprocherais à cette méthode d’utilisation des textes bibliques de ramener notre monde au monde du texte, ce qui peut être une manière de le réduire considérablement. Souvenons-nous la finale de l’évangile de Jean qui indique que la vie déborde largement du texte. Chaque situation, chaque personne, est aux prises avec un contexte et des situations inédites. Espérer s’orienter dans sa propre existence en se conformant au texte biblique revient à se condamner à répéter l’histoire ancienne. Ce risque, Luc-Olivier l’évite en mettant à profit la méthode historico-critique pour contenir « les ravages du fondamentalisme » et les projections que le lecteur peut faire sur le texte biblique qui peuvent conduire à des surinterprétations. Et c’est là que le thème de l’absorption intervient : il s’agit, pour le croyant, d’intégrer personnellement la logique interne de la littérature biblique pour aborder de front le monde auquel il est affronté et pouvoir ainsi l’interroger à partir des catégories bibliques et le reconfigurer à la manière de l’artiste qui reconfigure la matière disponible. Prenant l’exemple de l’écrivain Patrick Modiano, Luc-Olivier précise : « l’absorption du monde vécue par le romancier est une façon d’intérioriser le réel, de ne pas en rester à un contact superficiel. »
Il n’est donc pas question de conformer le monde à une doctrine chrétienne issue de notre compréhension des textes bibliques, mais de servir le monde, la société dans laquelle nous vivons, en y apportant les exigences auxquelles les textes bibliques nous appellent. Dès lors, « évangéliser signifie simplement parler cette langue en la vivant et en incarnant concrètement les possibilités fantastiques qu’elle offre. Le missionnaire ne cherchera pas à convaincre par tous les moyens son interlocuteur. Sa priorité sera plutôt de respecter l’autre tel qu’il se présente à lui pour l’aider à aller vers le meilleur de lui-même. » Ce que propose Luc-Olivier, à la suite de Lindbeck, est donc de se plonger dans les Écritures, dans une sorte de baptême scripturaire, pour ressusciter fort du sens que ces textes proposent et de pouvoir entraîner le monde à sa suite, de féconder l’histoire par toutes les potentialités dont ces textes sont chargés. La mission sera alors un véritable service d’Église, au profit de tous, sans chercher à capter les personnes. Le but n’est pas d’abord de remplir les lieux de culte, mais de vitaliser la culture contemporaine. La vocation chrétienne serait d’enrichir la culture ambiante par la grammaire chrétienne disponible dans les archives bibliques.
Dernière précision : Luc-Olivier Bosset a reçu la mention Très Bien avec les félicitations du jury composé du directeur de mémoire, Marc Boss et son assesseur le professeur Gilles Vidal.
Félicitations Luc-Olivier, et maintenant en route pour le doctorat !
[1] Nature des doctrines, p. 171.