Face au mal, la metanoia

Luc 13/1-9
1 En ce même temps, quelques personnes qui se trouvaient là racontaient à Jésus ce qui était arrivé à des Galiléens dont Pilate avait mêlé le sang avec celui de leurs sacrifices. 2 Il leur répondit: Croyez-vous que ces Galiléens fussent de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens, parce qu’ils ont souffert de la sorte? 3 Non, je vous le dis. Mais si vous ne vous repentez, vous périrez tous également. 4 Ou bien, ces dix-huit personnes sur qui est tombée la tour de Siloé et qu’elle a tuées, croyez-vous qu’elles fussent plus coupables que tous les autres habitants de Jérusalem? 5 Non, je vous le dis. Mais si vous ne vous repentez, vous périrez tous également. 6 Il dit aussi cette parabole: Un homme avait un figuier planté dans sa vigne. Il vint pour y chercher du fruit, et il n’en trouva point. 7 Alors il dit au vigneron: Voilà trois ans que je viens chercher du fruit à ce figuier, et je n’en trouve point. Coupe-le: pourquoi occupe-t-il la terre inutilement? 8 Le vigneron lui répondit: Seigneur, laisse-le encore cette année; je creuserai tout autour, et j’y mettrai du fumier. 9 Peut-être à l’avenir donnera-t-il du fruit; sinon, tu le couperas.

Chers frères et sœurs, voici dans ce passage d’Evangile trois petites histoires qui nous placent, mine de rien, devant la question du mal d’une manière très complète. Dans un premier temps, il y est question du mal subi à grande échelle. Le sang des Galiléens qui coule, des habitants de Jérusalem qui meurent sous la chute d’une tour… cela ressemble aux catastrophes dont sont tellement familiers ceux qui consultent les médias.

1. le mal volontaire

Dans les histoires qui nous sont racontées, à chaque fois, la main de l’homme apparaît d’une manière ou d’une autre. Il ne s’agit pas de catastrophes naturelles au sens strict du terme. Dans un cas, c’est un crime organisé qui a été perpétré. Le sang des Galiléens qui a été mêlé à celui des sacrifices est un acte délibéré qui peut ressembler à ces génocides, à ces pogroms auxquels l’histoire et l’actualité récente nous ont malheureusement habitués. Mais cela peut nous faire penser aussi à la moins grande histoire, à nos propres histoires, quand nous avons blessé quelqu’un, pas forcément physiquement, mais en le maltraitant avec des mots durs, avec des attitudes agressives. Mêler le sang des galiléens à celui des sacrifices, ce peut être noyer quelqu’un dans un océan de reproches pas forcément justifiés, ce peut être l’accabler de nos colères parfois irrationnelles. Il n’y a pas que dans la grande histoire que nous trouvons des drames. Les histoires familiales, les histoires amicales, personnelles, sont parsemées, elles aussi, de violences ordinaires, qui vont de l’irrespect au crime, qui vont de l’impolitesse au délit.

Il y a des nombreuses situations de souffrance causées par l’intention d’une personne ou d’un groupe. Ce n’est pas du mal absurde mais plutôt le degré zéro du mal : le mal voulu, le mal délibéré, le mal qui aurait pu être évité si nous nous en étions abstenus.

2. le mal involontaire

Dans l’autre cas, ce sont les limites de la technique développée par le génie humain qui ont été atteintes. Et dans ce cas, le mal commis est plutôt un acte involontaire. Le mal vient de ce que nous ne mesurons pas assez bien les conséquences nos actes, de nos choix. Le mal vient de notre inconscience du danger et des réactions en chaîne que nos décisions peuvent provoquer. Cette tour qui tombe sur des habitants de Jérusalem ressemble autant à cette tribune qui était tombée dans le stade de Furiani qu’à cette passerelle de bateau qui s’était écroulée. Elle ressemble aussi à toutes les conséquences dues aux progrès techniques qui peuvent rendre de grands services et provoquer d’énormes catastrophes. Il est facile de se souvenir des incidents dans des centrales nucléaires, de l’explosion de l’usine AZF à Toulouse dont le procès est toujours en cours. Il ne s’agit pas de catastrophes naturelles car l’homme n’est pas tout à fait innocent dans ces situations. Et, pour autant, ce ne sont pas des situations où il y a eu une volonté délibérée de nuire, de faire du mal, de tuer. Dans le cas de la tour de Siloé, on ne sait pas si c’est un manque de surveillance, une pièce défectueuse ou un coup de vent violent qui a été à l’origine de la chute, mais s’il n’y avait pas eu de tour, il est certain qu’il n’y aurait pas eu ces morts.

3. Metanoia et justice

Mais ces deux histoires ne mettent pas le projecteur sur le caractère ambivalent du progrès et de la technique qui peuvent nous apporter le meilleur comme le pire. Il s’agit de mettre en évidence deux manières d’envisager le mal commis par l’homme qui trouvent un même dénouement dans la bouche de Jésus : « si vous ne vous repentez pas, vous périrez tous de même ».

Voilà qui est pour le moins surprenant et même choquant : pourquoi devrions-nous périr comme ces malheureux si nous ne faisons pas cet acte de repentance ? A la limite, si quelqu’un devait mourir, on s’attendrait plutôt à ce que ce soient les coupables, ceux qui sont à l’origine du mal. Mais Jésus ne parle pas des fauteurs de trouble, il nous associe aux victimes en nous avertissant que nous mourrons comme ces malheureux si nous ne nous repentons pas. Cela signifie-t-il que Dieu ferait mourir celui qui ne se repent pas ? Et se repentir de quoi, au juste ? Qu’est-ce qui, chez nous, pourrait bien justifier notre condamnation ?

Observons d’abord l’appel à la repentance. On pense souvent la repentance en termes de volte-face, de demi-tour, de la conversion qui nous fait prendre un virage à 180 degrés. Mais le texte grec parle de metanoia : méta ce qui vient après (cf. Métaphysique chez Aristote) et noos, l’intelligence. La repentance, ce n’est pas tant changer de comportement, d’attitude, que d’approfondir sa connaissance des choses et des situations, approfondir son regard sur la vie, sur l’humanité, sur notre rapport à Dieu. La metanoia que demande Jésus consiste à avoir un regard plus pénétrant, qui ne s’en tient pas à la surface des choses, qui permet de penser au-delà des apparences. Vous pensez que ces victimes l’ont bien cherché et qu’elles ne méritent que ce qu’elles ont eu ? Si tel est le cas, votre esprit fermé à l’Esprit de Dieu va vous mener dans une étroitesse de vie qui, peu à peu, va vous étouffer, vous asphyxier et vous fera courir à votre perte. Vous pensez que Dieu condamne à mort, comme cela, et qu’il se sert des hommes pour punir d’autres hommes ? Si c’est ce que vous pensez, me semble dire Jésus, vous prononcez votre propre condamnation car cela signifie que vous êtes prêts à accepter l’injustice pour les autres et que rien n’empêchera que l’injustice vous frappe, le moment venu.

Cette leçon d’évangile nous apprend, à travers la figure enseignante du Christ, que Dieu n’est pas du côté du juge qui condamne mais du Père qui éduque ses enfants pour les faire accéder à une meilleure conscience de ce qu’est la vie. Disons-le autrement, avec la pensée du théologien John Cobb : Dieu est celui qui nous appelle à la vie, celui qui nous fait sortir de nos petites vies, de nos petites pensées, de nos petits conforts, de nos petites certitudes, celui qui nous libère de toutes nos étroitesses d’esprit pour nous ouvrir à son projet pour la Création tout entière. Ne pas répondre à cet appel, ne pas voir ce que Dieu nous propose, ne pas accepter les nouveaux défis qu’il nous invite à relever, c’est porter sur nous-mêmes notre propre condamnation, c’est se condamner à une vie sous-dimensionnée, en sous-régime. Se fermer à Dieu, c’est s’ouvrir à une peine capitale que nous nous infligeons nous-mêmes en refusant les formes de bonheur auxquelles Dieu nous convie. C’est la raison pour laquelle la repentance en terme de metanoia, en terme d’intelligence approfondie grâce à Dieu, nous sauve du péril que révèle Jésus : avoir mal à la vie, souffrir, être étriqué dans sa vie, sans bien savoir pourquoi, à la manière de ces victimes qui n’ont rien vu venir.

4. le mal par abstention

S’ouvrir à ces possibilités que Dieu nous offre, c’est justement le sens de la troisième histoire que Jésus raconte, celle du figuier qui ne produit pas de fruit. Un figuier, c’est fait pour produire des figues. S’il ne le fait pas, il agit mal. Cette fois, ce n’est pas par ses actes qu’on peut mal agir, mais par son absence d’actes. L’abstention ne vaut pas forcément mieux que l’action mauvaise. Ne rien faire, ne rien dire, ne pas réagir face à une injustice est une autre forme de mal. Mettre son caractère protestant sous le boisseau peut être une autre forme de mal. Ne pas réagir face au malheur, ne pas aimer, ne pas servir, ne pas prendre soin de l’autre, ne pas être l’artisan du bonheur de ceux qui sont autour de nous est une manière de faire le mal, par abstention. L’abstention peut être une forme de mal.

Toujours est-il qu’un arbre improductif, on peut être tenté de le couper et même de le brûler. C’est d’ailleurs le sort que l’on réservait aux personnes qui ne faisaient pas ce qu’il faut, comme nous l’apprend l’Ancien Testament : on les coupait du peuple, littéralement, on les retranchait.

Quelle est la justice de Dieu, en la matière ? Est-ce de couper court ? Est-ce de mettre à mort, de punir ? Dans ce passage biblique, il est plutôt question d’un Évangile de l’autre chance. Une chance de plus pour échapper à un échec ; une chance de plus pour se sortir d’une mauvaise passe. Une chance de plus pour changer sa vie, pour l’améliorer, pour la rendre utile, pour la rendre plus belle, plus fructueuse. Cet Évangile de l’autre chance nous sensibilise au fait qu’il y a de la place dans notre histoire pour évoluer, pour changer quand c’est nécessaire, pour nous ouvrir à un autre horizon. Là encore, allons dans le concret de notre vie quotidienne et, cette fois, prenons l’exemple de la scolarité. Que faire des élèves qui ont mauvais résultat sur mauvais résultat ? Faut-il les sortir du système éducatif ? Faut-il leur dire qu’ils ne réussiront jamais leur vie, que ce sont des inadaptés ? Faut-il couper court à toutes les espérances qu’ils peuvent nourrir ? Je lis dans ce passage d’Evangile un encouragement à prodiguer, au contraire, des soins particuliers pour ces élèves-là et à développer une patience et une ténacité supérieures. Quand il y a un chapitre de mathématiques qu’on ne comprend pas, quand nous avons du mal à comprendre les enjeux de l’histoire à partir des fragments dont nous disposons, quand il y a une partie de la physique qui nous bloque, au lieu de couper court et de mettre un terme à un parcours scolaire, par exemple, nous avons là un encouragement à déployer d’autres moyens, à redoubler d’efforts parce que l’échec n’est pas une fatalité. Oui, il y a de la place pour transformer les situations. Et, si redoubler d’efforts signifie redoubler sa classe, cela ne devrait pas être compris comme une punition mais comme une nouvelle chance, une nouvelle opportunité pour se sortir d’une mauvaise situation et pour, enfin, produire des fruits, produire de bons devoirs, de bons contrôles et donc obtenir de bonnes notes. C’est l’Evangile de l’autre chance.

 

Là où nous pourrions penser qu’il est juste de faire payer quelqu’un pour ses fautes, pour ses maladresses, pour ses absences, l’Evangile nous présente l’action espérée par Dieu comme un excès par rapport à la justice. Là où la justice raisonne en termes d’équivalence, en termes de « un prêté pour un rendu », la grâce divine raisonne en termes d’excès, de surabondance. Cet Évangile nous apprend que Dieu n’est pas du côté de ceux qui retranchent mais du côté de ceux qui augmentent, qui ajoutent, qui ajoutent de la vie à la vie, en particulier lorsqu’elle est menacée. Dieu n’est pas du côté de ceux qui se résignent, qui coupent court à toute espérance, mais qui ajoutent, qui ajoutent de l’espérance à l’espérance, en particulier lorsque tout semble perdu d’avance.

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