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Philippiens 2/1-11
1 Si donc il y a quelque consolation en Christ, s’il y a quelque soulagement dans la charité, s’il y a quelque union d’esprit, s’il y a quelque compassion et quelque miséricorde, 2 rendez ma joie parfaite, ayant un même sentiment, un même amour, une même âme, une même pensée. 3 Ne faites rien par esprit de parti ou par vaine gloire, mais que l’humilité vous fasse regarder les autres comme étant au-dessus de vous-mêmes. 4 Que chacun de vous, au lieu de considérer ses propres intérêts, considère aussi ceux des autres. 5 Ayez en vous les sentiments qui étaient en Jésus-Christ, 6 lequel, existant en forme de Dieu, n’a point regardé comme une proie à arracher d’être égal avec Dieu, 7 mais s’est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant semblable aux hommes; 8 et ayant paru comme un simple homme, il s’est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort, même jusqu’à la mort de la croix. 9 C’est pourquoi aussi Dieu l’a souverainement élevé, et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, 10 afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et sous la terre, 11 et que toute langue confesse que Jésus-Christ est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père.
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La croix, expérience du réel
Chers frères et sœurs, bien des personnes sont hostiles à la religion en général et au christianisme en particulier, parce qu’elles pensent que les chrétiens croient des choses peu crédibles. Ils ont l’impression que les textes bibliques parlent d’autre chose que de la vie, qu’ils sont comme des contes qui nous éloignent de la vraie vie en nous racontant des fadaises. Ces personnes se trompent lourdement. Les textes bibliques sont d’abord une lumière portée sur la vie, la vraie vie, exposée, justement, de manière très crue. Les textes bibliques ne nous offrent pas une sorte de monde parallèle, mais nous font toucher du doigt le réel, « le dur » pour employer une expression contemporaine.
Dans cette lettre aux Philippiens, c’est l’épisode de la Croix qui tient lieu de réel. Les fantasmes de ceux qui imaginent Dieu comme un être surnaturel capable de faire ce qu’il veut quand il veut, viennent se fracasser sur la croix. L’idée selon laquelle notre salut viendrait d’un puissant sauveur, aussi brillant qu’intouchable, vient elle aussi se fracasser sur la croix. La croix est une expérience du réel qui ruine les espoirs de chevalier blanc qui viendrait régler nos problèmes sans difficulté. Les chrétiens ne sont pas les « Bisounours » que certains imaginent. Les chrétiens n’ont pas fait de déni au sujet de Jésus : ils n’ont pas caché qu’il avait connu une mort honteuse ; ils n’ont pas nié que l’action de Jésus avait été contrecarrée par le pouvoir de l’époque ; ils n’ont pas maquillé le fait que les disciples avaient eu peur, que certains s’étaient particulièrement mal conduits, que tous avaient manifesté un manque de foi évidente.
Le christianisme est tout sauf un déni du réel. Le christianisme est, justement, une expérience du réel qu’il faut distinguer de la réalité – la réalité étant notre manière de nous représenter le réel, les choses ; le réel, ce sont les choses telles qu’elles sont et la réalité ce sont les choses telles que nous les percevons ; la réalité, c’est notre manière de comprendre ce qui arrive ; elle est toujours partielle.
Bien après les évangélistes, les théologiens de la Réforme n’ont pas hésité à parler de l’homme pécheur pour dire que l’homme est loin d’être complètement humain par lui-même. Les réformateurs n’ont pas caché le réel de notre condition. Ils n’ont pas cherché à faire du croyant un être parfait, admirable en tous points. La foi chrétienne, parce qu’elle a partie liée à la vérité, préfère ne pas travestir ce qui est car c’est à cette condition qu’il est possible de prendre de bonnes décisions. Il me semble que nous pouvons dire qu’être chrétien, c’est être sensible au réel : la foi, c’est le fait de voir les choses, les personnes, telles qu’elles sont et telles qu’elles pourraient être, et non pas telles que nous aimerions qu’elles soient.
Cela est précieux, car c’est à la condition de tenir compte du réel, même si le réel fait mal, que nous pouvons construire le futur, que nous pouvons mener à bien des projets. Sinon nos projets s’écroulent, inexorablement, parce qu’ils étaient fondés sur une chimère.
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La kénose, faire de la place pour autre chose
Pour prendre en compte le réel, pour ne pas vivre dans le déni, il importe de se débarrasser de ce qui nous empêche de voir clairement ce qui arrive, et de ce qui nous empêche de bien prendre la mesure de ce que nous faisons. En théologie, cela s’appelle la kénose, un terme grec qui indique le vide. Se vider de soi, comme le fait Jésus selon ce passage biblique : Jésus s’est dépouillé de lui-même. Il s’est déchargé de ce qui l’empêchait de vivre sa pleine humanité.
Pour ce qui nous concerne, ce qu’il y a à vider, c’est l’orgueil. Les maîtres spirituels, qu’il s’agisse de Jean de La Croix ou d’Ignace de Loyola indiquent que la première chose à faire dans une démarche spirituelle, c’est chasser l’orgueil. Il faut y passer le temps qu’il faut, car rien ne pourra se faire tant que nous serons pleins de nous-mêmes. Martin Luther développera sa théologie de la grâce en opposition à l’orgueil de croire que nous sommes justes en vertu de notre propre mérite, ou de penser que nous pouvons être la source de notre propre salut. La kénose, se vider de soi, c’est faire de la place. C’est lâcher nos fausses valeurs, ce qui ne passe pas l’épreuve de la croix, ce qui ne résiste pas au réel, faire de la place afin de pouvoir accueillir ce qui est véritablement essentiel. Nul ne peut faire ce travail pour nous. C’est à nous de faire le tri après avoir pris conscience que nous n’avons pas la science infuse, que notre regard sur les événements est toujours partiel, que nous ne pouvons pas nous suffire à nous-mêmes. C’est à nous d’entreprendre le grand nettoyage de printemps qui chassera tout ce qui nous encombre inutilement, de manière à faire de la place pour ce qui est fondamental.
Nous trouvons un exemple de cela dans le Dom Juan de Molière, avec la scène du mendiant (III, 2) : Dom Juan, qui est un être particulièrement orgueilleux, plein de suffisance, rencontre un mendiant alors qu’il traverse une forêt. Dom Juan est prêt à lui donner un Louis d’or pourvu qu’il jure contre Dieu alors qu’il vient de lui dire qu’il était un homme pieux. Le mendiant refuse, Dom Juan insiste, le mendiant tient bon et obtient finalement la pièce sans avoir besoin de maudire Dieu. Manifestement le mendiant ne considérait pas que l’argent l’emporte sur tout, ni qu’il est bon de sacrifier ses convictions contre une somme d’argent. Manifestement, le mendiant avait fait le ménage en son for intérieur et ce qu’il donne à voir ne laisse pas Dom Juan indifférent, puisque la scène s’achève sur l’attaque d’un homme par trois autres et une réaction charitable de Dom Juan qui décide de lui porter secours, jugeant que la partie est bien inégale. L’homme qui n’avait ni or ni argent, l’homme qui était vide de valeurs relatives, inspire l’homme plein de lui et l’aide à se décharger de son auto-centrage.
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Humilité, puiser dans la terre fertile
Cette démarche que Jésus fait, selon la lettre aux Philippiens, est une démarche d’humilité. Ce terme revient à deux reprises (vv. 3, 8). C’est la démarche chrétienne par excellence. Les chrétiens ne devraient jamais être orgueilleux, pas plus qu’ils ne devraient être des Bisounours. Par contre, nous ne pouvons pas nous considérer comme chrétiens si nous ne sommes pas humbles. Là encore, il ne faut pas être naïf : nul ne saurait être parfaitement humble. Ce qui importe, c’est de ne jamais renoncer à l’humilité, mais de la considérer comme une vertu à toujours entretenir.
L’humilité dont fait preuve Jésus est à distinguer de la modestie. La modestie est une fausse humilité. La modestie consiste à faire profil bas, à se rabaisser pour se faire remarquer et pour attirer la lumière, à l’image du pharisien qui fait une prière dite d’humilité de façon très ostensible pour qu’on s’extasie devant sa piété. La fausse humilité, c’est de croire que Dieu portera sur nous un regard favorable parce que nous nous privons de quelque chose ou que nous prenons une petite mine, que nous feignons l’accablement (Matthieu 6/5).
L’humilité consiste à prendre conscience que nous tirons notre existence d’un autre que nous-mêmes. L’humilité consiste à plonger nos racines dans l’humus, dans un terreau fertile, l’humus. Au même titre qu’Adam vient de la adamah, ce mot hébreu que nous pouvons traduire par « humus », justement, la meilleure manière de devenir humain, c’est de se nourrir de l’humus, une terre fécondée par d’autres que nous. Jésus, après sa kénose, devient semblable aux hommes, il devient un anthropos, dit le texte grec, un adam en hébreu, un être chargé d’adamah, d’humus, d’humanité.
Estimer les autres supérieurs à nous-mêmes, ce n’est pas un geste de modestie qui reviendrait à dire à quelqu’un qu’il est plus fort ou plus intelligent que nous pour que celui-ci nous réponde qu’il n’en est rien, bien au contraire et nous tresse une couronne de gloire. L’humilité, qui est possible dans la mesure où nous nous sommes débarrassés de l’orgueil, constate que les autres sont porteurs d’une part de vérité qui nous échappe, qu’ils sont riches d’expériences, d’observations, d’analyses, qui peuvent accroître notre compréhension du monde, de nous-mêmes, de ce qu’il y a de bon à vivre dans notre quotidien.
L’humilité, c’est la découverte que « ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme ; mais ce qui sort de la bouche, c’est ce qui souille l’homme », pour le dire avec la parole attribuée à Jésus par l’évangéliste Matthieu (15/11). L’humilité, c’est se mettre à l’école des autres, non pas en prenant pour argent comptant tout ce que l’autre me dit, mais en puisant dans ce qu’il est, dans son patrimoine, dans son savoir, ce qui nous sera utile. Il n’est pas rare que notre vision des choses soit nette, mais tronquée, que nous ne voyons les choses que sous un seul aspect, ce qui nous prive d’une bonne compréhension du réel.
Il se pourrait, par exemple, que trois personnes aveugles mises en présence de quelque chose qu’il faut identifier disent que ce qui est dans la pièce est un arbre pour l’un, une lance d’incendie pour un autre, un balai pour le troisième. Aucune n’a tort, aucune n’a raison. Chacun n’a tenu compte que d’une partie de ce qui était à identifier et qui est, dans cet exemple, un éléphant. L’humilité qui consiste à reconnaître la supériorité des autres, c’est-à-dire à prendre conscience que nous nous approchons de la vérité à mesure que nous nous ouvrons à d’autres points de vue que le nôtre, à d’autres analyses que les nôtres, est la manière par laquelle nous pouvons être élevés (v.9). L’humilité, c’est cette démarche qui nous rend accueillants à la grâce, qui nous rend mendiants de la grâce, qui nous rend disponibles à ce que la vie peut nous offrir de bon et de réjouissant. C’est cette démarche d’humilité qui nous ouvre à la pleine humanité.