Haïr ses voisins, une passion française

Le mois d’août est une période propice aux mariages. Toujours est-il que le 18 août 1572 Henri de Navarre et Marguerite de Valois, la sœur du roi Charles IX, décident d’unir leurs destins pour ce qui va commencer par le pire.

La noblesse protestante et la noblesse catholique se retrouvent donc au Louvre, la résidence royale qui se situe au centre de Paris. La noce a lieu, qui pourrait finalement réconcilier les protestants et les catholiques qui s’entredéchirent à travers le Royaume de France. Mais le 22 août Gaspard de Coligny, amiral de France et chef de l’armée huguenote, est blessé par un coup d’arquebuse. Il est soigné chez lui, non loin du Louvre. Voilà qui pourrait bien mettre le feu aux poudres. Le lendemain, Charles IX rassemble quelques personnes pour discuter de la situation dans ce qui serait aujourd’hui une cellule de crise. Sont présents la reine mère Catherine de Médicis, le garde des Sceaux René de Birargue, le maréchal de Tavannes, les ducs de Guise et de Nevers. Il se pourrait que ce soit à cette occasion que fut décidé que le maintien de l’ordre exigeait qu’on éliminât la « cheffaille » protestante. Le crime d’État est enclenché.

Bottega di Jacopo di Cione, Massacre des Innocents, 1375-1385

Le 24 août, jour où l’Église catholique célèbre Barthélémy, quelques personnes se rendent chez Coligny pour achever le travail. Il aurait été poignardé à plusieurs reprises puis défenestré, à moins qu’il ait essayé d’échapper à ses agresseurs en passant par la fenêtre qui se solda en une chute mortelle. Dans la foulée, une partie de la noblesse protestante est attaquée et liquidée. Si Henri de Navarre et le prince de Condé sont épargnés, une vingtaine de nobles sont immédiatement exécutés, sans jugement. Le mouvement prend ensuite de l’ampleur. Le déferlement commence dans les rues parisiennes et trois milles membres de la Religion Prétendue Réformée sont assassinés. La tuerie se propagera à l’ensemble de la France, ce qui provoquera entre 20.000 et 30.000 morts.

Si la saint Barthélémy fut un massacre d’une telle ampleur, ce n’est pas qu’il y eut le déferlement d’une milice catholique assoiffée de ce sang protestant nourri directement à l’Évangile. Ce fut principalement l’affaire de gens tout à fait ordinaires, qui n’avaient pas reçu d’ordre, ni de consigne, qui n’étaient pas spécialement embrigadés, mais qui virent là l’opportunité d’accaparer des biens qu’ils convoitaient depuis un moment. La saint-Barthélémy fut une excellente occasion pour liquider des voisins dont on était envieux et pour récupérer leurs biens. Jérémie Foa, qui a fait une enquête sur la saint Barthélémy à partir des archives notariales de manière à suivre la propriété des biens protestants, écrit : « La Saint-Barthélémy est un massacre de proximité, perpétré en métriques pédestres par des voisins sur leurs voisins. Les tueries de l’été 1572 ont le quartier non seulement pour théâtre mais surtout pour condition – c’est parce qu’ils partageaient le quotidien de leurs cibles que les assassins ont su si vite où, comment et qui frapper. » La violence des exactions traduit bien la passion qui anima ces bons français. La banalité du mal. Rien de tel que la banalité du mal.

Ne pas se souvenir

Ne pas se souvenir de ces atrocités, n’est-ce pas la meilleure manière d’être fidèle au Dieu de Jésus-Christ dont les oracles affirment : « je ne me souviendrai plus de tes péchés » (Ésaïe 43/25 ; Jérémie 31/34 ; Hébreux 8/12 ; Hébreux 10/17).

C’est pour cela que ne pas se souvenir des fautes est une pédagogie divine. Il ne s’agit pas d’oublier ou de nier l’histoire, il s’agit de ne pas faire souvenir car se souvenir, c’est rendre présent, c’est réactiver le passé et, d’une certaine manière, être en capacité de le jouer à nouveau. Ceci peut expliquer qu’on ne commémore pas le massacre des innocents dont parle l’évangéliste Matthieu (2/16). Dans la tradition de la Bible hébraïque, le souvenir est une manière d’actualiser le passé , de le rendre à nouveau présent et opérationnel. Ainsi, commémorer la saint Barthélémy, ce serait remettre à disposition l’arsenal des horreurs. Ce serait en faire un horizon possible pour aujourd’hui et pour demain. Pire que cela, du côté protestant, commémorer la saint Barthélémy, c’est courir le risque d’initier le concours de la victimisation et d’en faire un fonds de commerce.

Or les protestants valent mieux que d’être ramenés aux victimes démembrées et trainées à travers Paris, auprès desquelles la France aurait contracté une dette éternelle. Le protestantisme vaut mieux qu’une posture de la plainte et du gémissement qui tiendrait lieu de spiritualité.

Là où est ton trésor

De nos jours, le beffroi construit entre l’église saint Germain l’Auxerrois et la mairie du premier arrondissement de Paris, fait sonner le cantique de Luther « c’est un rempart que notre Dieu » en fin de journée. Au chevet du temple de l’Oratoire du Louvre, une statue de l’amiral de Coligny domine la rue de Rivoli. Cette statue fut érigée par une souscription nationale à laquelle participèrent catholiques et protestants. Sur le côté du temple a été fixée une plaque indiquant que ce fut un lieu de vie pour les membres de la communauté israélite pendant la seconde guerre mondiale, ce que confirme un peu plus loin, rue Greneta, au centre social La Clairière, la plaque rappelant le sauvetage de dizaines d’enfants juifs par le pasteur Paul Vergara et l’action courageuse de bien des paroissiens. L’Oratoire du Louvre, on y prêcha l’Évangile de Jésus-Christ, cette grâce qui coûte, même en présence des officiers de la Wehrmacht, justement parce que la grâce n’est pas bon marché et que la foi chrétienne n’est pas un folklore pour égayer les temps libres. A la prédication courageuse du pasteur André-Numa Bertrand, on pourrait ajouter la déclaration non moins courageuse de l’archevêque de Toulouse le 23 août 1942 qui protestèrent contre la persécution des juifs.

Chacun a la liberté de marquer les anniversaires qu’il veut, mais cela n’est pas indifférent quant à l’horizon que l’on souhaite dresser devant soi et devant la génération suivante. On peut effectivement marquer cette passion française pour la rivalité, pour le regard aussi envieux que suspicieux sur la réussite du voisin, et pour la haine que cela suscite au bout du compte. La saint Barthélémy est un symptôme de ce mal français dont nous ne sommes toujours pas guéris.

« Là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur », rappelle l’évangéliste Matthieu (6/21). Le trésor du protestantisme est ailleurs. Il se trouve notamment dans le refus de céder à une logique de victimisation; il se trouve dans la pleine participation à la création d’une société française structurée autour de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, ces valeurs prônées par l’apôtre Paul. Le protestantisme du XVIè est mort. Et il est ressuscité de multiples manières pour faire avancer ce que le Nouveau Testament appelle le Royaume des cieux, cette patrie où les idéaux qui mènent les hommes ont une valeur universelle.

Pour en rester à ce premier arrondissement de Paris d’où tout est parti, je préfère de loin la saga héroïque de la famille Monod, ce parti de l’étranger conspué par Charles Maurras qui accusait les protestants de dénaturer sa France, de provoquer son effondrement.

Le temple de l’Oratoire du Louvre fut une sorte de berceau pour la famille Monod. Il en est encore aujourd’hui un lieu de rassemblement où la spiritualité irrigue toutes les générations. Qu’ont donc à nous apprendre ces Monod, cette « Monodie » comme en parlait Maurras ? Le sens de l’intérêt général, quel que soit le domaine dans lequel on exerce ses talents. Si tu es pasteur, soit pasteur pour la France et non pour les parpaillots de ta paroisse. Si tu es naturaliste, sois-le pour l’humanité et non pour les seuls visiteurs du jardin des plantes. Si tu es médecin, soigne les maux de la société en allant au devant de leurs souffrances connues ou inavouées, jusque dans leur cellule et n’oublie pas d’élaborer des remèdes pour l’ensemble de la planète – tant mieux si cela te fait obtenir des prix Nobel, ce n’est que justice si ce n’est le but d’une vocation. Si tu es entrepreneur, ne te contente pas d’irriguer la terre de tes ancêtres, mais rends l’eau potable disponible dans toutes les capitales du monde. Si tu es réalisateur de film, ne te contente pas de ce qui s’est toujours fait, mais inaugure une nouvelle vague. Et ainsi de suite.

Cela rejoint ce que Montesquieu écrivit au sujet de Gaspard de Coligny, le premier mort de la saint Barthélémy : « il n’avait dans le cœur que la gloire de l’État. » Voilà ce que nous serions bien inspirés de commémorer : tout ce qui incarne cette capacité à agir dans le sens de l’intérêt général au lieu de servir ses propres intérêts. Commémorer ce qui transcende les corporatismes, les confessions, les idéologies. Chaque paroisse, chaque personne pourrait trouver dans son histoire de quoi forger une espérance pour l’avenir à partir des idéaux qui s’y révèlent. Célébrer les victoires sur les forces d’anéantissement et les esprits chagrins. Voilà peut-être une manière de soigner le mal français. Célébrer la grâce, pour le dire avec le vocabulaire religieux, et se souvenir de l’épisode biblique où Joseph déclare simplement que Dieu a transformé en bien le mal qu’on avait voulu lui faire.

Voilà qui aurait pu être célébré dans le sud de la France où la fraternité l’emporta sur la violence collective. On y vit, en effet, l’élaboration de « pactes d’amitié » qui endiguèrent le massacre et qui permirent, ici et là, des poches de paix. Ces pactes furent scellés dans des villes moyennes ou petites, par exemple Barre-des-Cévennes qui ne compte alors que 500 habitants jusqu’à Nîmes, qui compte alors 8000 habitants. À Millau, qui comptent 4000 âmes, les habitants déclarent « s’entreaym[er] comme fraires, hantans, frequentans, mangeant, bevant » ensemble (Archives Municipales de Millau, CC 42, 2e inventaire, pièce non numérotée). À Nîmes, on se dit « vrays citadins, habitans de mesme ville » (Archives Municipales de Nîmes, LL 11. 30 août 1572). Bref, on se reconnaît comme mutuellement humains. On est loin de la construction de l’ennemi qui fait de l’autre une bête sauvage. L’énergie de la bestialité et de l’envie et métamorphosée en fraternité. Voilà qui aurait mérité quelque commémoration en bonne est due forme.

 

Ce 24 août, nous aurons droit à la 20è rencontre internationale Saint-Roch, le « saint patron » de Montpellier qui, pour l’occasion, sera lié à saint Louis dans un même événement. C’est une manière originale pour le Conseil de la Région Occitanie et la mairie de Montpellier de ponctuer le 450è anniversaire de la saint Barthélémy, le tout à saint Jacques de Compostelle. Les voyages ne forgent pas seulement la jeunesse, mais l’amitié entre les peuples.

 

 

 

Et puis, n’oublions pas qu’un anniversaire peut en cacher un autre. Je vous laisse pour d’autres réjouissances.

3 commentaires

  1. Albert
    Lu et relu avec grand plaisir, malgré le retard. Bravo pasteur! C’est dans cet esprit que je lirai le livre de Patrick Cabanel « La Fabrique des Huguenots » qui vient de sorti chez Labor et Fides.

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