La fraternité est devant nous

La fraternité est inscrite au fronton des bâtiments publics en France. La fraternité est en bonne place dans les discours religieux – on se salue en frères et sœurs en Christ et on finit souvent nos courriers par « fraternellement ». Mais force est de constater que la fraternité ne va pas de soi pour autant, ni dans la société française, ni dans l’Église. On parle plus d’incivilité que de fraternité dans les actualités et, compte tenu de ce que les Églises montrent et cachent, je me demande si écrire « fraternellement » n’est pas une manière d’éviter d’écrire « amitiés », ou « amicalement », ou « cordialement ». La fraternité est-elle encore une vérité de notre vie commune, a-t-elle encore un avenir ?

  1. La fraternité qui pose problème

Quand on regarde les relations entre les frères dans la Bible, on a de quoi être assez horrifiés. Tout commence avec Abel et Caïn qui ne supporte pas le succès de son frère dont le sacrifice a été particulièrement bien accueilli par Dieu. Alors Caïn tue son frère Abel sans autre forme de procès, ce qui n’est pas très fraternel. Ensuite nous avons Ésaü et Jacob qui vole la bénédiction de son frère en se faisant passer pour lui, ce qui n’est pas non plus très fraternel. Les frères de Joseph sont envieux de lui, alors l’un d’eux à l’idée de le tuer ; finalement, grâce à Juda, il ne sera pas tué, mais il sera vendu. Plus loin, dans le récit biblique, Abimélek tue ses frères pour prendre le pouvoir. Puis, dans un autre épisode, Amnon est tué par son frère Absalom qui veut venger l’honneur de sa sœur.

Bref, non seulement la fraternité ne va pas de soi, mais elle semble même impossible, vouée au conflit et souvent à la mort de l’un des frères. Tout cela donne raison à la psychologie clinique lorsqu’elle parle de « frérocité ».

Et pourtant, le Psaume 133 commence par : « voici qu’il est bon, qu’il est agréable pour des frères de demeurer ensemble ». C’est assez contraire à ces récits bibliques qui montrent qu’il y a de la rivalité et de la violence dans les fratries. D’ailleurs, cela se vérifie dans les familles où il faut souvent faire la police. Et cela se vérifie aussi dans l’Église où il arrive régulièrement qu’on se comporte en frères, mais en frères ennemis. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’on en vienne à dire qu’un protestant se sente plus proche d’un catholique que d’un autre protestant, et réciproquement.

Et cela peut se vérifier dans la plupart des situations où nous devrions vivre en bonne intelligence les uns avec les autres : en fait, ce n’est pas aussi simple que cela de vivre avec d’autres personnes. Et on peut toujours nous dire que nous sommes tous frères, ça ne change pas grand-chose : nous ne sommes pas naturellement très bien disposés pour vivre en paix avec les gens qui sont proches de nous. Et plus ils sont proches, d’ailleurs, plus c’est difficile.

  1. La fraternité assumée

Néanmoins, je constate que Jésus ne se laisse pas impressionner par cet état de fait. Nous le constatons dans l’épisode où il appelle ses disciples (Mc 1/14-20). En regardant du côté de Jésus, je constate que lorsqu’il appelle ses premiers disciples, il appelle… des frères. Et pas seulement deux frères, mais deux fois deux frères. Ce n’est manifestement pas un hasard !

C’est d’autant plus étonnant que Jésus incarne l’altérité et, en tant que Christ, il va faire la promotion de l’altérité. Or il n’y a pas plus proches que des frères ; il n’y a pas plus semblables que des frères qui, par définition, sont de même nature – ce qui explique peut-être pourquoi il y a tellement de problèmes dans les fratries car plus on est proche, plus on peut-être en rivalité, ou en compétition, plus l’autre est une menace personnelle. Or je vous rappelle que Jésus n’appelle pas deux frères, mais deux fois deux frères : il insiste lourdement.

En appelant deux paires de frères, Jésus montre qu’il n’y a pas de fatalité. Il révèle qu’il n’y a pas de fraternité impossible à ses yeux. Comme en bien des domaines, ce n’est pas parce que ça n’a pas marché jusque là que c’est une mauvaise idée et que ça ne marchera pas dans l’avenir. Seulement, pour que la fraternité devienne positive, il faut changer les paramètres. C’est ce que Jésus va faire de plusieurs manières.

La fraternité transcendée

Tout d’abord, Jésus va provoquer des ruptures. Il provoque une rupture avec la génération précédente. Les nouveaux disciples vont quitter leur père. C’est une manière de dire que la fraternité n’est plus seulement biologique ; ce n’est plus seulement une fraternité du sang. Cela peut avoir des implications directes dans la société française où la question est posée de savoir ce qui constitue la communauté nationale. En choisissant que la nationalité n’est pas seulement liée au sang, la France s’inscrit dans ce sillage d’une fraternité qui transcende le biologique.

C’est aussi ce que nous découvrons dans un autre passage biblique où les liens familiaux sont remis en question. C’est dans l’évangile de Matthieu 12/46-50. La famille de Jésus, et donc ses frères et ses sœurs, ne sont pas seulement ceux qui auraient été inscrits sur le livret de famille s’il y en avait eu à l’époque. Jésus élargit la fraternité en intégrant ses disciples, d’une part, et tous ceux qui font la volonté de son père céleste, d’autre part. Nous voyons bien que le lien du sang n’est plus déterminant. Jésus relativise le lien biologique. Ce qui compte, à ses yeux, c’est la relation à Dieu, symboliquement un père céleste, c’est-à-dire un père dont nous sommes tous à la même distance. Jésus crée une égalité de dignité là où il y avait tellement d’inégalité, tellement de rivalité, tellement de jalousie. Parce que nous sommes tous à équidistance de Dieu, le droit d’aînesse d’Ésaü n’aurait plus eu aucune valeur. Caïn ne serait plus fâché de voir la bienveillance divine portée à Abel et n’aurait plus cette soudaine envie de le tuer. Les frères de Joseph n’auraient plus eu de raison de se sentir humiliés par leur frère. Etc.

Face à Dieu, nous sommes frères et sœurs sur un plan d’égalité. C’est pour cela qu’il est bon, qu’il est doux de demeurer comme des frères. Car, face à Dieu, nous n’avons plus de sentiment d’infériorité par rapport aux autres – nous n’avons plus de sentiment de supériorité non plus. Nous nous découvrons aimés d’une manière semblable. Nous sommes dignes d’une manière semblable. En cassant les liens du sang, Jésus crée des liens spirituels qui sont plus larges que les liens biologiques. Il crée une fraternité universelle et c’est à partir du moment où la fraternité est élargie à la dimension universelle que les problèmes de relation entre les personnes ont des chances de s’arrêter, parce qu’il n’y a plus de raison qu’il y ait des rivalités.

C’est pour cette raison que les chrétiens ont une attitude décontractée vis-à-vis des puissants de ce monde : nul ne peut se prévaloir d’une dignité supérieure en conséquence de quoi nous pouvons tous nous parler sur un pied d’égalité. Cela a un impact important sur le plan social car cette égale dignité qui autorise toutes les conversations neutralise les effets de la frustration. Lorsque nous réalisons que nous sommes dignes de nous adresser à quelqu’un, nous pouvons lui dire notre ressentiment, nos insatisfactions, nos espoirs aussi. Quand cela n’est pas possible, nous nourrissons la même bête que celle tapi à la porte de Caïn qui se replie sur lui-même, étanche qu’il est à toute fraternité possible. La fraternité qui transcende les étiquettes sociales, économiques, culturelles, est l’un des antidotes à la violence sociale. Le clivage renforce l’hostilité et la violence, la fraternité renforce la paix.

Une perspective commune

L’autre changement que Jésus opère consiste à ne pas voir la fraternité seulement comme une part de notre identité donnée d’emblée. Jésus considère que la fraternité est aussi à construire. La fraternité est devant nous.

Nous le constatons dans l’épisode de l’appel des disciples par le fait qu’il leur annonce qu’ils vont devenir pêcheurs d’hommes. Les disciples vont avoir un avenir commun. Ils vont avoir un horizon commun qui va forger leur unité, leur fraternité, à la manière des frères d’armes qui ont un combat en commun à mener. Ils ont une mission commune. Ils ont une destinée commune qui transcendera tous les clivages, toutes les identités particulières, tous les particularismes qu’ils soient sociaux, culturels, linguistiques, professionnels et même religieux. De ce point de vue la fraternité est devant nous parce que nous avons à accomplir une mission en commun avec ceux que nous côtoyons.

Dans le texte de Matthieu qui rapporte la polémique au sujet de la famille, Jésus élargit cette vocation à une vocation plus générale, je dirais universelle là aussi. Nous avons en commun d’être appelés à accomplir la volonté du Père céleste. Cela signifie de notre fraternité tient au fait que nous orientions notre vie en direction de l’espérance divine, pour le dire avec les mots de la théologie.

Rapportée à la situation de la France, cette affirmation correspond à différentes demandes de citoyens qui attendent des candidats à la présidence de la République qu’ils racontent une histoire, celle de l’avenir, à laquelle il sera souhaitable d’adhérer. Une campagne présidentielle est l’occasion de dire la société que nous voulons dans les années à venir et, par conséquent, d’élaborer les idéaux qui nous guideront, quels seront les visées que nous porterons en commun, chacun avec ses talents propres.

Pour les chrétiens, orienter sa vie en direction de l’espérance divine, c’est lui donner le sens de la grâce – la grâce qui transcende les identités, les situations, les points de vue particuliers. En adhérant à la grâce, les chrétiens portent un regard commun, un regard de frères, sur ce qu’est une vie bonne. Ils ont alors en commun de voir le monde avec un regard caractéristique de la grâce : la vie quotidienne, les choix, les projets, sont orientés vers un monde qui correspond à la grâce qui a un caractère inconditionnel, universel et qui nous oriente vers le sublime. Accomplir la volonté de Dieu, c’est opter pour des décisions qui ne sont pas motivées par la peur, mais par la justice, des décisions qui ne servent pas mon seul intérêt, mais qui intègrent les autres dans mon équation personnelle, des décisions qui ne sont pas destinées à vivoter, mais à porter notre vie à son incandescence. C’est le bénéfice de passer du statut de frères de sang à celui de frères de sens.

Pour en revenir à la fraternité, elle advient quand nous réalisons notre égale dignité et quand nous décidons de nous orienter dans le sens de Dieu, c’est-à-dire lorsque nous adhérons à un idéal de vie commun.

7 commentaires

  1. Moi qui me réalise toujours comme étant dans la marginalité, voilà que votre formule « frère de sens » vient me chercher. Envisageable ma sortie de la marginalité même au sein d’un temple ?

    1. On peut être au loin physiquement, on peut être on loin sur bien des plans, y compris à la marge, et être librement liés néanmoins. Le temple est l’un des lieux pour apprendre la fraternité qui dépasse les distances, les classifications, les représentations de soi trop limitées. Un temple, ce n’est pas le Royaume de Dieu, mais en tout cas une étape dans cette direction.

  2. Un article fraternel et chaleureux et un appel à chasser l’inhumain en ces temps de replis identitaires de toutes sortes, contraires à l’altérité et donc à l’amour du prochain. Un appel à rechercher la liberté en nous débarrassant des contingences que nous nous fabriquons. Pour une égalité de tous. Finalement, une vision éthique de la trinité républicaine Liberté/Egalité/Fraternité. Si une partie y manque, le reste perd son sens.

    1. Et cela requiert notre implication personnelle pour tenir hautes les liberté, égalité, fraternité, pour tenir haute notre espérance commune, pour maintenir vif l’esprit qui nous anime.

  3. Magnifique projet…transcender ! Mais je n’arrive pas à considérer comme mes frères et sœurs les intégristes musulmans…..

    1. Se souvenir de cette fraternité qui transcende nos inclinations personnelles, c’est aussi ce qui permet de préserver notre humanité en appliquant la justice plutôt que la vengeance quand ces intégristes commettent des crimes. C’est ce qui nous encourage à exercer nos talents pour ressusciter chez eux l’humanité que leur intégrisme a écrasé.

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