La liberté a-t-elle un avenir ? conversation avec Édouard Philippe

Capture vidéo de l’introduction de James Woody et de l’intervention d’Édouard Philippe

les échanges avec l’assistance sont disponibles à la fin de cet article (rédiger la loi avec les citoyens, culture et liberté, la liberté à Matignon, la prise de risque et la projection, la finance, l’enseignement du fait religieux)

Introduction par James Woody

  1. La liberté d’un point de vue théologique

Dans le droit prolongement du cantique anglo-saxon que nous venons d’entendre, ici, c’est un havre d’humanité. Un temple, c’est un havre d’humanité – une humanité qui se développe par la théologie. La théologie, c’est la science de Dieu, c’est le travail qui consiste à exprimer ce qu’il y a de plus ultime, ce qu’il y a de plus sacré dans la vie, pour le dire avec le vocabulaire religieux. C’est cela que Dieu désigne.

En étudiant les textes bibliques, le théologien découvre une exigence qui a la priorité sur les autres : la liberté. La liberté, est la première parole de ce qu’on appelle le décalogue, appelé parfois – à tort – 10 commandements. « Je suis l’Eternel, ton Dieu, qui t’ai fait sortir de la terre d’Égypte, de la maison de servitude (Exode 20/2) ». Les paroles qui suivent sont destinées à préserver la liberté du peuple hébreu. Ne pas faire d’image de Dieu pour ne pas devenir l’esclave d’une idéologie ; le shabbat pour ne pas être l’esclave du travail ; charger ses parents pour ne pas être l’esclave de leurs projets ; et les prescriptions sur le prochain pour ne pas être l’esclave de nos envies.

En mettant la liberté en tête de ce texte, le rédacteur biblique place la liberté en tête de son champ lexical, pour employer une formule du philosophe John Rawls. C’est une manière de dire que tant que la liberté n’est pas assurée, on ne peut pas passer à la suite. On ne peut s’occuper sérieusement ni de la fraternité, ni du bonheur, ni de la santé, ni de la justice…

Ceci étant, la liberté n’a pas toujours eu cette place prépondérante dans la pensée des rédacteurs biblique. Elle arrive assez tardivement. L’étude historique et critique des textes bibliques montre que c’est à partir de l’exil à Babylone au VIè que la liberté fait son apparition dans les récits, que ce soit le récit de l’exode hors d’Égypte ou que ce soient dans les livres de Samuel et des Rois qui racontent la royauté israélite. Ce fut la prise de conscience qu’il n’y a rien de plus important que d’être le maître de sa propre histoire.

Et avant cela, il a fallu un contexte bien particulier qui a émergé au VIIIè avant notre ère. Les archéologues ont constaté que c’est à cette période qu’apparaissent des noms de personnes sur des objets tels que les jarres. Cela indique qu’on commence à avoir conscience de la propriété privée, ce qui traduit une conscience de soi en tant qu’individu à part entière. Et, que cela fasse plaisir ou non, c’est la propriété privée qui, pour une part, a rendu possible l’idée la liberté de l’individu.

Ainsi, quand la théologie chrétienne pense liberté, ce n’est pas en termes d’absence de contraintes, mais en termes de capacités à être maître de son histoire. Je dirais que la liberté, d’un point de vue théologique, c’est le pouvoir qu’on exerce sur soi, ce qui implique d’avoir une conscience de soi, ce qui implique d’avoir une consistance personnelle, d’une part, et ce qui implique aussi que nous ne soyons pas soumis à un pouvoir qui nous bride, qui nous empêche de pouvoir mener notre vie – à la fin du siècle dernier ont parlait d’aliénation pour désigner ces situations où ne nous sommes pas libres de nos adhésions [c’est pour cela qu’il y a des récits d’exorcisme dans les évangiles : ce sont des métaphores pour dire que Jésus a libéré de différentes aliénations sociales, religieuses, familiales]. Et, enfin, cela implique d’être assez éclairé pour choisir ses orientations, pour choisir ses adhésions, pour choisir le sens que l’on donne à nos actions, à notre vie.

  1. le nécessaire dialogue avec le réel

En disant cela j’ai parfaitement conscience de donner le sentiment d’être dans le monde parfait des belles idées. Un temple, n’est-ce pas un lieu hors du monde ? Non, en entrant dans ce temple, nous ne sommes pas sortis du monde. Et une Église, je peux vous le garantir, ce n’est pas un monde parfait, en tout cas ce n’est pas le Royaume de Dieu à chaque instant. Ce n’est pas non plus l’enfer, loin de là (j’ai entendu dire que ce serait assez semblable pour Matignon) Je dois d’ailleurs saluer le travail remarquable des paroissiens qui se sont impliqués dans la préparation de cette rencontre organisée avec dévouement en un rien de temps, alors que les contraintes sanitaires n’ont pas évolué dans le sens d’une plus grande liberté, et je suis particulièrement reconnaissant à Pascale Soula notre secrétaire.

J’en reviens aux belles idées et aux beaux discours. Penser la liberté ne peut pas se faire sérieusement sans se confronter au réel, c’est-à-dire sans tenir compte des contraintes auxquelles nous sommes confrontés. Et s’il est bien une personne, en France, qui est au cœur des contraintes, c’est le Premier Ministre – le Premier Ministre qui est pris entre les contraintes du programme sur lequel le président de la République a été élu, entre la majorité parlementaire et les contraintes du quotidien : la menace terroriste, la crise sanitaire, la pollution de la planète, la pauvreté, les demandes d’asile de la part de personnes qui fuient l’anéantissement etc. C’est la raison pour laquelle je vous avais invité l’an dernier, Monsieur le Premier ministre à réfléchir à la liberté dans le cadre des 150 ans de ce temple, un lieu pour penser et pour instituer la liberté. Les contraintes sanitaire ne vous avaient pas permis de venir l’an dernier pour engager ce dialogue sur la liberté, entre idéaux et réalités. Le moment est venu d’engager ce dialogue. Non pas de faire le bilan de votre gouvernement, ou de la religion, mais le moment de penser ensemble, nous tous qui sommes réunis ici. Je le fais de manière critique par trois entrées.

    1. Trois manières d’entrer en dialogue

le pouvoir est contraire à la liberté

À la lecture de votre ouvrage sur votre passage à Matignon, je suis frappé que la liberté ne soit pas invoquée dans les nombreux arbitrages que vous avez faits. Cela donne l’impression que la liberté n’a plus sa place, qu’elle a disparu de l’horizon.

La théologie repère une incompatibilité entre la liberté et le pouvoir politique : quand le peuple demande un roi comme les autres nations (1 S 8), le prophète Samuel met les Hébreux en garde : il prendra vos fils pour ses armées. Il prendra vos filles comme parfumeuses, cuisinières et boulangères. Il prendra le meilleur de vos champs, de vos vignes, de vos oliviers et les donnera à ses serviteurs. Il prendra un dixième de vos récoltes. Il prendra le meilleur de vos serviteurs, de vos jeunes gens et vos ânes, et il s’en servira pour ses travaux. Il prendra le dixième de votre petit bétail et vous-mêmes vous deviendrez ses esclaves.

Ce que la théologie constate, c’est que le pouvoir politique est une menace pour la liberté, justement parce qu’il a tendance à exercer de multiples coercitions sur le peuple et qu’il a tendance se servir du peuple pour maintenir son pouvoir. Peut-on vraiment préserver la liberté, peut-on sauver quelque chose de la liberté, quand on est aux manettes ?

les contraintes de la vie courante font de la liberté une variable d’ajustement

L’exercice du pouvoir qui affronte la société réelle, la société imparfaite, ne s’embarrasse manifestement pas de la liberté. Il apparaît que la liberté n’est plus qu’une variable d’ajustement quand il y a des décisions à prendre alors qu’elle devrait être le critère à partir duquel on pense les arbitrages… dans un monde parfait. Le plus criant est la tension entre liberté et sécurité. Au nom de la sécurité, on réduit les libertés individuelles, on réduit la vie privée, on passe tout sous le contrôle de l’État. Et si on soumettait les contraintes à la liberté ?

en faisant de l’État un Dieu tout puissant, les Français se déresponsabilisent et dégradent leur liberté

Le pire, c’est que la réduction des libertés individuelles se fait avec le consentement des individus. Je reviens à l’institution de la royauté avec le prophète Samuel qui annonce le retour à la servitude si le peuple maintient sa demande d’un roi. Quelle est la réponse du peuple ? Le peuple réagit en disant : « il y aura un roi sur nous ! » Comme l’écrira La Boétie au sujet du peuple : « on dirait à le voir qu’il n’a pas perdu sa liberté, mais gagné sa servitude. » Le discours de la servitude volontaire reste d’actualité.

N’y a-t-il pas une tendance fâcheuse, en France, qui consiste à donner de plus en plus de responsabilités à l’État en lui confiant le soin de régler tous les problèmes, ce qui a pour conséquence de déresponsabiliser les individus ou les corps intermédiaires ? L’État devient un Dieu tout-puissant dans l’esprit des Français, or un Dieu tout-puissant, c’est une idole qui prive chacun de ses responsabilités. L’État ne joue-t-il pas un vilain tour aux citoyens en répondant à l’ensemble des situations qui lui sont soumises ? En favorisant l’abandon de la responsabilité individuelle, est-ce que vous ne tuez pas la liberté ?

Instituer la liberté

Rédiger la loi avec les citoyens

Culture et liberté

La liberté à Matignon. Liberté et prise de risque

La liberté face à la finance

L’enseignement du fait religieux

 

Photos de Bertrand Gattegno

Numa Hambursin, directeur du MoCo
Jean-Luc Savy, maire de Juvignac
Valérie Rabault, présidente du groupe socialistes et apparentés à l’Assemblée Nationale

 

 

 

11 commentaires

  1. Merci pour l’éclairage intelligent et passionnant qui nous a été proposé.
    Tant qu’on pourra s’interroger sur la liberté, elle aura un avenir. C’est ce que nous souhaitons tous, en France comme ailleurs dans et pour le monde.

    1. Au matin de cette promulgation de la loi sur les nouvelles mesures sanitaires, sommes nous toujours en mesure de nous interroger publiquement sur la liberté?

      1. À l’evidence, Oui nous sommes en mesure de nous interroger publiquement sur la vérité : n’est-ce pas ce que fait votre « commentaire » ici même ?
        Lina Propeck

  2. Faut-il il vraiment qu’une religion se mêle de cet hologramme totalitaire qu’est la politique? Qui malheureusement s’incarne invariablement dans des personnalités à l’égo démesuré et médiocre.

    La France est, de fait, composée de plusieurs nations. Et sa prétendue « unicité » en forme d’incarcation divine, tel que décrite à juste titre par le Pasteur Woody, a été façonnée au long des siècles par des générations de théologiens pour donner une doctrine en forme de syllogisme et une « légitimité à « l’Etat à la Française » dont son invité est l’incarnation la plus sophistiquée et hypocrite. Il existe encore de ces théologiens, prétendument ouverts et modernes… pour nous donner des leçons. Un peu d’humilité, s’il vous plaît.
    Les humains que nous sommes ne sont pas les auteurs ni les responsables de cette construction tenace et perverse dont l’hôte et l’invité de ce « dialogue » sont les héritiers distingués. Donc les responsables au premier chef.

    1. Curieux que vous niez M.Faucher, aux humains que nous sommes la moindre responsabilité dans l’arrivée au pouvoir de tel ou tel politique : sauf à nous abstenir nous sommes bien électeurs ?

  3. Bravo pour cette trés belle et passionnante réalisation, dans des conditions extrêmement difficiles et qui illustrent parfaitement les propos du premier ministre, à savoir le combat.
    Pour conclure,un des principaux piliers de la liberté, c’est « résister ».
    Je suggère aussi d’ajouter au registre des cantiques du prochain culte, « le chœur des esclaves hébreux » pour l’ouverture.

    1. Un théologien et un politique pouvaient difficilement ne pas s’appuyer sur leurs domaines respectifs lesquels trouvent leur racine dans le Passé ! Néanmoins, tout comme vous, j’aurais aimé que tous deux nous montrent un espace à « défricher » source de Liberté. Un nouveau « Contrat social » ?

    2. Bien que cette remarque soit plus sur le ton de l’humour que de la réprimande, il est intéressant d’essayer d’y répondre, car elle fait partie de l’éternelle question:
      « la connaissance du passé sert-elle l’avenir »?
      Dans un premier temps je reprendrai comme l’a fait E.Philippe, en citant un extrait du discours de Périclès « l’oraison aux morts », une autre citation de ce même personnage; lors de la prise de Samos.
      « Les Samosiens sont comme les petits enfants, ils ne veulent pas manger leur soupe, mais ils finissent toujours par la manger ».
      Ainsi l’homme ne change pas.
      Comme disait Nitzche « il y a un abîme entre l’Homme et le Surhomme, et les petits enfants qu’ils soient de la Grèce antique ou de l’Argentine des années 1970, comme la célèbre petite Mafalda de Quino, sont les mêmes.Les adultes qu’ils deviennent restent invariants au cours des sciècles.
      Connaître tous les comportements possible de l’Homme à travers les différentes situations auxquelles il doit faire face, aide à appréhender la Vie.
      La Bible est un ouvrage qui rassemble, on peut le dire, l’ensemble de ces possibilités.La guerre du Péloponèse de Thucydide en est un parfait exemple aussi.On peut rappeler qu’ un poète espagnol dont j’ai malheureusement oublié le nom, définissait l’utopie ainsi :
      « L’utopie c’est tout ce que les romains n’ont pas fait ».
      Il faut en fait redéfinir l’Histoire par rapport à l’Homme.
      Le Passé serait « sa Géographie » et l’ Avenir serait « son Histoire ».
      Ce qui me permet ainsi de laisser la conclusion à l’Empereur:
      « les pays qui ne connaissent pas leur Géographie devront revoir leur Histoire ».

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