La gratitude plutôt que le fondamentalisme


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Genèse 12/1-4
1 L’Éternel dit à Abram: Va-t-en de ton pays, de ta patrie, et de la maison de ton père, dans le pays que je te montrerai. 2 Je ferai de toi une grande nation, et je te bénirai; je rendrai ton nom grand, et tu seras une source de bénédiction. 3 Je bénirai ceux qui te béniront, et je maudirai ceux qui te maudiront; et toutes les familles de la terre seront bénies en toi. 4 Abram partit, comme l’Éternel le lui avait dit, et Lot partit avec lui. Abram était âgé de soixante-quinze ans, lorsqu’il sortit de Charan.

Chers frères et sœurs, le début du chapitre 12 est un passage biblique très en vogue dans notre protestantisme. Il traduit cet esprit de nomadisme propre au peuple hébreu, qui est un peuple de traversants (avar – passer, traverser), de nomades, qui ne se fichent ni dans la certitude du sol, ni dans le sol des certitudes. Les protestants y voient un modèle de vie, un juste rapport aux choses, aux situations, dont la première lettre de Pierre (2/11), dans le Nouveau Testament, a fait une exhortation : « Bien-aimés, je vous exhorte, comme étrangers et voyageurs sur la terre, à vous abstenir des convoitises charnelles qui font la guerre à l’âme. » Le nomadisme crée une éthique spécifique qui nous conduit à voyager léger, à ne pas nous encombrer de l’inutile, du secondaire qui pourrait nous prendre bien de notre temps précieux.

Cet appel au départ d’Abram est devenu le paradigme de la foi qui plonge ses racines dans les textes bibliques ; il est devenu partie intégrante de l’ADN chrétien, le Christ Jésus ayant affirmé que « le fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête » (Matthieu 8/20). Et les protestants, en déclarant que leur devise était « l’Église réformée est toujours à réformer », affirmèrent que jamais, ô grand jamais, ils ne devraient se considérer comme arrivés : nous n’en finissons jamais de progresser dans une meilleure connaissance de la vie et, par conséquent, nous n’en finissons jamais de devenir plus humain ou, pour le dire avec la métaphore biblique, nous n’en finissons jamais d’entrer en Terre promise. En ce sens, nous sommes « étrangers et résidents temporaires sur la terre », selon l’expression de la lettre aux Hébreux (11/13).

  1. Le risque du fondamentalisme

Il y a néanmoins un risque majeur à vivre ce nomadisme, cet esprit de la réforme permanente. Il y a un risque à vivre sans la moindre attache, sans le moindre lien. Il y a un risque à faire rupture en permanence, c’est celui du fondamentalisme. Le protestantisme est particulièrement prolixe en courants fondamentalistes qui, pour être fidèle à l’esprit de la réforme, font table rase du passé.

La menace qui nous guette, à travers le fondamentalisme, c’est ce que j’évoquais la semaine dernière en comparant l’attitude des anciens et des enfants dans l’épisode du schisme raconté en 1 Rois 12 : en se privant de l’expérience des anciens, le roi Roboam se contente de l’avis des enfants qui ont été élevés avec lui, qui n’ont donc pas d’autre expérience à offrir que leur envie du moment, ou leurs problèmes, en l’occurrence. Le risque du fondamentalisme, c’est de vivre dans l’illusion qu’il est possible d’accéder directement au fondement de la foi, ou des idées qui ont fondé une institution, un pays, une philosophie sans passer par la médiation de ceux qui nous ont précédés. Le fondamentalisme, c’est l’illusion qu’il y a, quelque part, le dépôt sacré de la foi, intact, préservé de toute corruption, que nous pourrions nous saisir immédiatement.

Le fondamentalisme protestant a rejeté le dialogue avec les sciences, qu’elles soient qualifiées de dures ou d’humaines ou encore de sociales, au nom de la vérité qui était tout entière dans la Bible qualifiée de parole de Dieu, et dans la Bible seulement. Probablement y a-t-il eu radicalisation d’un slogan que nous aimons bien « Sola scriptura », que nous traduisons par l’écriture seule. Au nom de ce principe sola scriptura, comment ne pas entendre que nous ne devrions pas nous fier à autre chose que la Bible ? Comment ne pas entendre que toute la vérité est contenue dans la Bible et dans la Bible seulement, que le reste n’a aucune valeur ? Mais peut-être confondons-nous sola scriptura et solus scriptus ? Confusion de l’écriture et de l’écrit… Or ce n’est pas l’écrit, la lettre du texte qui fait foi, c’est l’écriture, au sens de processus, au sens de dynamique d’écriture, de réécriture, de lecture, d’interprétation, de débats, de discussions. Il y a dans le fondamentalisme protestant une confiscation de ce processus de réécriture qui est pourtant constitutif de la Bible, comme j’ai eu l’occasion de vous en faire part ces derniers dimanches.

À partir du moment où vous considérez que vous possédez l’intégralité de la vérité, vous n’avez plus besoin de personne, tous les dialogues deviennent inutiles. Cette posture est certainement séduisante, celle de l’omniscience, celle de la totalité de la vérité. Mais le problème de la totalité de la vérité, c’est qu’elle est un totalitarisme, ce qui n’a rien de biblique. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas la totalité, mais l’infini.

Au demeurant, cette posture est problématique, parce qu’elle a un impact fâcheux sur la vie quotidienne. En effet, en se privant de ce qu’il y a entre les fondements de la foi et aujourd’hui, on se prive de tout ce que l’esprit humain a inventé. Le fondamentalisme est régressif parce qu’il nous prive de l’intelligence qui s’est manifestée jusque là, ce qui nous place dans la situation de devoir tout redécouvrir, tout réinventer. En nous plaçant dans la situation de devoir tout réapprendre, le fondamentalisme nous infantilise.

Si je prends l’exemple de ce texte biblique particulièrement connu, lu tel quel, il offre une vision étriquée de la révélation biblique. Certes, nous pouvons y découvrir l’importance qu’il y a à ne pas rester dans les jupons de ses parents ; nous pouvons aussi repérer dans le texte hébreu qu’il s’agit moins de s’en aller que d’aller vers soi (lekh lekha va vers toi), autrement dit qu’il faut sortir du quant à soi pour se découvrir pleinement, il faut se confronter aux autres pour savoir qui on est. C’est déjà intéressant. Mais sans la tradition, c’est-à-dire la transmission d’une lecture faite par les rabbins dont m’a parlé récemment un paroissien, vous n’auriez pas encore mis le départ d’Abram en relation avec les versets qui précédent et que je vais maintenant vous lire.

Genèse 11/27-32
Voici la postérité de Térach. Térach engendra Abram, Nachor et Haran. -Haran engendra Lot. 28 Et Haran mourut en présence de Térach, son père, au pays de sa naissance, à Ur en Chaldée. – 29 Abram et Nachor prirent des femmes: le nom de la femme d’Abram était Saraï, et le nom de la femme de Nachor était Milca, fille d’Haran, père de Milca et père de Jisca. 30 Saraï était stérile: elle n’avait point d’enfants. 31 Térach prit Abram, son fils, et Lot, fils d’Haran, fils de son fils, et Saraï, sa belle-fille, femme d’Abram, son fils. Ils sortirent ensemble d’Ur en Chaldée, pour aller au pays de Canaan. Ils vinrent jusqu’à Charan, et ils y habitèrent. 32 Les jours de Térach furent de deux cent cinq ans; et Térach mourut à Charan.

  1. La gratitude

Gn 11 nous enseigne que le premier à avoir pris le large, c’est Térah, le père d’Abram. C’est Térah qui quitte Ur en Chaldée. À ce propos, se priver des travaux des archéologues, c’est passer à côté du fait que Térah est un personnage qui aurait vécu en -1800 or Ur n’a été chaldéenne que vers -700. Cela fait une différence.

Contre toute attente, Abram n’est pas l’éclaireur de la vie nomade. C’est son père. C’est son père qui ouvre la voie. C’est son père qui initie la démarche. C’est son père qui ne fiche pas dans le deuil de son fils Haran, mais part à l’aventure, sort d’une situation peut-être figée, pour écrire une nouvelle page d’histoire.

Commencer cette histoire du nomadisme avec Abram est une erreur par rapport à ce que propose la Bible qui offre ici une belle leçon de vie : nous sommes toujours au bénéfice de ceux qui nous ont précédés. Penser qu’Abram fonde l’art d’être croyant est inexact puisqu’il commence par emprunter la voie de son père. Mais en est-il conscient ? N’est-il pas, comme nous, un peu trop fondamentaliste ? Se rend-il compte que, pour le moment, il ne fait que reproduire le geste de son père à l’identique ?

Nous, qui pouvons avoir une vision plus large de l’histoire biblique si nous prenons la peine de ne pas procéder à du massacre à la tronçonneuse avec les chapitres qui ont été instaurés des siècles plus tard, nous pouvons comprendre l’intention du rédacteur qui est de nous mettre sur le chemin de la gratitude.

La gratitude, c’est le fait d’être conscient que nous sommes au bénéfice de la grâce, et c’est ce qui nous conduits à être reconnaissants. La reconnaissance est loin d’être un fait naturel, spontané. Nous le constatons avec l’épisode de Jésus qui prend soin de 10 personnes qui avaient été touchées par la lèpre (Luc 17/11-19) : seule une sur dix (10%) lui exprime sa reconnaissance. C’est incroyable ce que notre orgueil nous empêche de reconnaître tous les bienfaits qui nous sont dispensés, d’une manière ou d’une autre. C’est pour cela que notre culte commence systématiquement par une louange : pour nous enseigner à dire merci – ce qui est si peu naturel. La reconnaissance est proprement surnaturelle. Si vous cherchez du surnaturel dans la foi chrétienne, allez du côté de l’amour de l’ennemi, de la reconnaissance, et du pardon. La louange nous aide à ouvrir les yeux sur le réel, à découvrir que nous sommes au bénéfice de la grâce qui prend de multiples chemins pour nous porter notre vie à son incandescence.

Les anciens font partie intégrante de la grâce, ce sont des agents de la grâce. Les anciens sont nos points d’appui pour nous lancer dans la vie ou, pour reprendre la dynamique du récit biblique, ce sont des rampes de lancement. Sans les anciens, sans la tradition, nous ne partons pas lancés dans la vie. Pire que cela, nous risquons de faire du sur-place, ce qui revient à faire son trou et finalement à creuser sa tombe. La réforme consiste à tout réexaminer, à tout revisiter sans tabou, pour aller plus loin, pour intégrer les découvertes, les progrès. La réforme n’est pas le déni du passé ou l’élimination de ce qui pourrait paraître trop humain pour être sacré. Nous voyons bien avec la théologie de l’incarnation très présente dans la Bible, que l’espérance de Dieu s’exprime dans le cheminement de l’humanité qui avance, pas à pas, vers la terre promise que Dieu désigne, cette terre où il est possible d’être fécond.

Tant qu’Abram ne le comprendra pas, il restera stérile, sans enfant – avoir des enfants est la métaphore biblique d’une vie féconde. Quand il ouvrira un peu les yeux sur la présence de Dieu dans sa vie, avec la venue des messagers divins, il fera bon accueil à l’altérité, il sera un peu plus enclin à vivre selon la dynamique de Dieu, qui est marqué par le nomadisme qui rend libre. Jusque là on dit que Saraï était stérile, mais rien ne dit qu’Abram était fécond. Il est manifeste que ce couple est enfermé dans une image qu’il se fait du monde, de la relation conjugale aussi, qui n’a rien à voir avec le réel. Ils pensent peut-être avoir institué un modèle de vie qui pourrait valoir pour tous les croyants à venir, mais il leur faut le passage par les messagers de Dieu pour s’ouvrir à l’altérité qui sera manifestée par le rire de Sarah ; Son rire nerveux traduit le fait qu’elle est bousculée. Mais il ne suffit pas qu’Isaac soit né pour qu’il vienne au monde.

Le début du chapitre 22 de la Genèse montrera un Abraham vivant de manière fusionnelle avec Isaac, son fils, son unique, celui qu’il aimait, pour reprendre la formule du texte biblique (Gn 22/2). Ils étaient dans un rapport tellement fusionnel qu’ils marchaient « deux en un », dit Gn 22/6 – ce que nos traductions rendent par l’euphémisme « ensemble ». Ce chapitre 22 est l’épisode où ce fils unique doit être sacrifié, offert à Dieu, c’est-à-dire égorgé puis brûlé. Il fallait qu’Abraham coupe le cordon ombilical pour que son fils puisse prendre son envol et aller plus loin que son père ne l’avait fait, prendre sa propre route, accomplir sa propre vocation. Passer à l’étape suivante. Quand Isaac doit être sacrifié, il n’a pas 7 jours, l’âge de la circoncision ; il n’a pas treize ans, l’âge de la bar-mitsva ; il a 33 ans, dit la tradition juive – à 33 ans il peut se passer des choses. En tout cas, 33 ans c’est l’âge d’être père. C’est au moment où il lèvera le poignard vers son fils et qu’il pense que sa mort est inéluctable, qu’Abraham aura mentalisé la mort de son fils. Alors l’ange de l’Eternel l’appelle pour éviter l’acte fatal. Cela suffit : Abraham est séparé d’Isaac qui est désormais libre d’aller sa propre route, de quitter la patrie de son père, et de se rendre vers Rebecca.

Le fondamentalisme est une amnésie qui oublie ce qui a été fait avant nous, ce qui a été réalisé, ce qui a été accompli, ce qui a été découvert – autant de points d’appuis pour avancer en direction de la terre promise, autant de moyens pour ne pas rester bloqués au point de départ, au temps de l’enfance. Le fondamentalisme est une forme d’ingratitude. La foi biblique, elle, est une gratitude à l’égard de ce qui nous fait vivre et qui ne vient pas de nous – ce qui nous permet d’avoir une vie autrement plus satisfaisante que ce qu’elle serait autrement si nous étions seuls, livrés à nous-mêmes. Elle nous permet de devenir adultes car l’adulte est celui qui sait ce qu’il a reçu ; l’adulte sait quels sont les liens qui libèrent, quelles sont les adhésions qui renforcent ; il sait le sens de la foi, ce lien à l’ultime qui nous rend plus humain, plus tenace, plus endurant, plus aimant aussi. L’adulte est celui qui a identifié les idoles, tout ce qui nous enferme dans de fausses représentations du réel et qui nous empêche de vivre vraiment. C’est la raison pour laquelle la foi biblique se nourrit de nombreuses généalogies, qui comportent parfois des figures que la morale réprouve. Le croyant biblique ne cherche pas à faire une purification de la mémoire, bien au contraire. Il regarde son passé avec acuité pour en tirer tous les enseignements nécessaires, pour voir tout ce qui s’est révélé jusque là et en être riche, fort. Les généalogies nous disent que nous ne venons pas de nulle part, que nous ne sommes pas auto-fondés, que nous ne sommes pas des self-made-men. Si nous sommes ici, c’est grâce à ceux qui nous ont précédés. C’est à la condition d’en avoir conscience, que nous pouvons dépasser nos anciens et accomplir les promesses encore inaccomplies. Voilà qui est une grâce.

Amen

5 commentaires

    1. Totalement surprenante cette découverte du Père entraînant des l’emancipatiin Mais celle-ci ne pouvant être accomplie que par la volonté du fils

  1. Intéressant de penser que l’on puisse situer, vers -700, la rédaction de ce récit : le départ d’Ur ! C’est-à-dire, le situer après le 1er Exode du royaume du nord vers l’Egypte me semble-t-il ?

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