La parole ouvre l’avenir

Je suis souvent en peine pour conseiller les parents qui me demandent qu’acheter à leur adolescent pour nourrir leur vie spirituelle, pour compléter leur catéchisme. Il y a bien sûr des livres très recommandables comme le catéchisme de Louis Pernot, Des mots qu’on n’aime pas, Le protestantisme la foi insoumise de Laurent Gagnebin et Raphaël Picon, ou encore mon ouvrage Grains de sel. Tout cela est très intéressant, mais cela maintient les lecteurs dans le protestantisme alors que la catéchèse vise plus loin : Dieu ne nous ouvre-t-il pas à la dimension universelle de l’humanité ?

Désormais, je pourrai recommander l’ouvrage réalisé par Karine Sicard Bouvatier, Déportés, leur ultime transmission. Le projet à lui seul est la meilleure catéchèse qui soit : la rencontre de deux générations pour parler de la vie. Non pas parler des aspects éphémères de la vie quotidienne, mais de ce qu’il y a de plus profond, de plus authentique, de plus ultime, de plus divin, donc.

Karine Sicard Bouvatier a organisé des rencontres entre des personnes ayant été déportées dans les camps de la mort durant la seconde guerre mondiale, et des jeunes gens qui ont l’âge que ces personnes avaient au moment de leur déportation. Elle est photographe, aussi a-t-elle immortalisé ces instants précieux par des images qui donnent déjà un visage à l’humanité telle qu’on est en droit de l’espérer : intergénérationnelle, interculturelle, interconvictionnelle et, surtout, interpersonnelle. Les photographies témoignent d’une tendresse et même d’une affection qui dit notre capacité à surmonter le mal radical.

Ce livre est une véritable catéchèse qui révèle la possibilité de métamorphoser en bien le mal que certains ont voulu faire.

Un travail de mémoire original

L’un des grands mérites de ce livre et de nous sortir du devoir mémoire dont on pense qu’il suffit pour nous éviter de reproduire les horreurs du passé. Ici, il s’agit d’un travail de mémoire qui a engagé chaque rescapé des camps de la mort dans une relecture des événements, certes, mais aussi dans une réflexion sur l’identité juive, sur la vie, sur la fraternité, sur le sens de l’existence et son extrême fragilité. Il n’est pas question de théoriser, mais de raconter pour offrir aux jeunes gens cette mémoire de la vie passée par le feu de catastrophe originelle et par le prisme de la pensée.

Jorge Semprun, dans L’écriture ou la vie, avait dit l’impossibilité de raconter l’expérience des camps de concentration au retour de la déportation, même à ceux qui étaient les plus proches, même à l’être aimé, parce que cette expérience était proprement incroyable pour ceux qui ne l’avaient pas vécue. Cela avait fait dire à Corina Combet-Galland, exégète du Nouveau Testament, que nous pouvions comprendre le délai de plusieurs dizaines d’années qui s’était écoulé entre le ministère de Jésus de Nazareth et la mise par écrits des évangiles que nous connaissons, pour la même raison : le temps nécessaire pour digérer ce qui s’était passé et trouver la manière de le partager, d’en faire part d’une manière audible par ceux qui n’étaient pas là.

Karine Sicard Bouvatier a mis en place un protocole artistique qui permet le jaillissement de paroles fécondes, capables d’ensemencer l’esprit des jeunes gens qui en prennent connaissance. Ces dialogues qui ont été retranscris sont une pédagogie puissante non pas pour faire la morale, non pas pour dresser des interdits, mais pour sensibiliser chacun à la beauté de la vie, à notre responsabilité pour la préserver et, si possible, pour lui donner plus d’éclat, plus d’intensité.

Les questions posées sont parfois d’une innocence troublante : « faites-vous des cauchemars? », « aviez-vous peur ? ». Les récits sont à l’opposé d’un exposé idéalisé qui ferait de chacun le héros extraordinaire d’une histoire hors du commun. C’est au contraire la révélation d’une vérité crue, simple et terriblement confondante : « le cerveau ne peut plus travailler, là-bas. J’étais comme un robot. Je ne pensais ni à la vie, ni à la mort. En très peu de temps, ils nous en transformés en plus rien… vous êtes un être humain, puis plus rien. Même pas un animal. une chose. Plus rien. Comment voulez-vous penser ? Ce qui m’a sauvée, c’est de ne pas penser. Mais à quoi réfléchir, finalement ? J’ai été anéantie en rien du tout en très peu de temps. Cela a été très rapide, il a suffi de quelques heures« , constate Ginette Kolinka.

Didier Sicard écrit en fin d’ouvrage qu’il n’a trouvé qu’en Paul Celan et Claude Lanzmann la faculté de restituer une fraction de l’horreur provoquée par ce qu’est la Shoah.

Sa fille, Karine, ouvre la voie qui mène de cette horreur à la possibilité d’une communauté humaine fraternelle, suffisamment fraternelle pour que la Shoah ne soit justement plus une possibilité. À George Steiner qui se demandait comment il était possible qu’un homme qui joue du Chopin le matin allume les fours crématoires l’après-midi, elle répond par cette pédagogie de la transmission qui ressuscite le goût de l’autre, peut-être le désir de jouer du Chopin pour l’autre l’après-midi plutôt que de lui faire boire le lait noir de l’aube dont parle Paul Celan de manière si tragique dans la Todesfuge.

Je relève qu’il est souvent fait mention de la chance. C’est une manière de contester la providence divine et de s’interroger, une fois de plus, sur la présence de Dieu dans les camps de la mort. Etait-il pendu au gibet ? Est-il mort dans les camps de la mort ? son ange a-t-il oublié six millions de fois d’intervenir pour que n’ait pas lieu le sacrifice ? S’est-il tout simplement désintéressé du peuple juif, et des homosexuels, et des communistes, et des amoureux de la liberté et… ? Dieu a-t-il voulu, mais n’ayant pas la possibilité d’intervenir directement dans l’histoire des hommes, a-t-il été finalement empêché de faire valoir la vie ? Toutes ces questions se posent régulièrement. Karine Sicard Bouvatier montre quel la providence fraie son chemin quand quelqu’un apporte cinq paroles et deux regards qui peuvent être partagés. Alors il reste douze paniers plein d’espérance pour l’avenir.

Karine Sicard Bouvatier, Déportés, leur ultime transmission, Éditions de La Martinière, 2021. Le lien permet de retrouver Karine Sicard Bouvatier sur Fréquence protestante.

 

4 commentaires

  1. Comment après cette lecture, ne pas rapporter l’histoire d’une personne que je fus amené à découvrir au travers de mon exercice professionnel.Elle avait 33 ans de plus que moi, elle était née à Moscou en 1924, l’année de la mort de Lénine et à quelques jours prés,comme elle aimait à me le rappeler souvent.En vacances sur la mer noire, elle fût, lors de l’opération barbarossa, arrêtée par les allemands et emmenée en camp.Elle dut effectuer une marche de 100 km à pied pour rejoindre le train qui l’y conduisait, le fait qu’elle parlait la langue des envahisseurs la sauva, car me disait elle, il ne faisait pas bon montrer signe de faiblesse pendant cette marche.Et c’est en camp que sa vie bascula…
    Elle y rencontra son futur mari, un avignonnais qui eu le coup de foudre en la voyant, d’autant plus qu’ayant lu Michel Strogoff adolescent, il avait juré à la dernière page qu’il n’épouserait qu’une slave.Ils eurent la chance de revenir tous les deux de cet enfer et de profiter d’une longue vie à Avignon ensuite.Fidèle au caractère Russe si bien décrit dans les romans de Dostoïevski, lors de la mort de son époux, elle s’offrit un restaurant renommé de la ville et se fit amener un magnum d’un des meilleurs vins de la cave de cet établissement.Elle gardait avec elle la photo qui immortalisait ce moment.Seule à une table, souriante, le sommelier debout à ses côtés et le magnum entre eux deux sur la table.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.