Sommes-nous assimilables ?

Lorsque nous prenons notre repas, nous assimilons ce que contient notre nourriture. Pour une grande part, nous sommes ce que nous mangeons et buvons. La langue hébraïque a inscrit ce processus dans le verbe « manger » ‘Akhal, qui met en relation le « un » ‘Aaleph, qui est la première lettre de l’alphabet et le chiffre 1, avec le « tout » khal. Manger, c’est ramener le tout à un, c’est digérer, c’est assimiler.

Ce processus est-il souhaitable au niveau d’une société ? Notre culture doit-elle être une culture de la digestion qui assimile chaque être pour ne plus faire qu’un, au sens d’un seul ?

C’est la question qui se pose au peuple hébreu lorsqu’il est sur le point d’entrer en terre promise. Le récit biblique du livre des Nombres aux chapitres 13-14 présente le compte-rendu que douze éclaireurs font de leur exploration. Ils y ont vu une population faite de géants si imposants qu’ils avaient l’impression de n’être que des insectes à côté d’eux. Certainement pensent-ils que les habitants pourraient ne faire qu’une bouchée d’eux. D’ailleurs, leur rapport se résume en ces termes : « c’est un pays qui dévore ses habitants. » C’est la raison pour laquelle dix des douze explorateurs recommandent à Moïse de ne pas entrer dans ce lieu qu’ils jugent invivable.

Des géants susceptibles de nous dévorer… n’est-ce pas le sentiment de bien des individus qui considèrent qu’ils ne pèsent pas lourd face aux multinationales, face aux États dotés de moyens considérables, face à des groupes dont l’idéologie consiste à uniformiser le monde autant que possible, à l’assimiler, à le rendre conforme à ce qu’ils sont ?

C’était déjà le cas dans ce vieux récit de la tour de Babel, en Genèse 11, qui raconte le projet assez fou mené par le peuple qui veut se faire un nom, un seul nom. La réponse divine fut de multiplier les langues, de créer des écarts de culture, de creuser des différences, c’est-à-dire de marquer des individualités. A l’assimilation qui ramène tout le monde à l’un, les auteurs bibliques opposent la personnalisation qui revient à donner de la consistance à chacun (une langue personnelle qui forgera son caractère, sa personnalité) et à le mettre en relation avec les autres : pour pouvoir se parler, pour communiquer véritablement, il faut avoir des choses à se dire, des différences, des singularités à partager.

Les explorateurs envoyés par Moïse, quant à eux, avaient été saisis d’effroi par le monstre uniformisateur qu’ils avaient découvert. La réponse à leur détresse vint de deux d’entre eux, qui firent valoir la capacité de chacun à résister à l’assimilation, pourvu que ce ne soit pas en défendant des intérêts égoïstes ou de caste. Josué et Caleb, ces deux explorateurs, firent valoir la capacité de chacun à rendre une société plus vivable (une société où coulent le lait et le miel) en ne cédant pas sur sa personnalité propre, ce qui est possible à la condition d’être tendu vers plus grand que soi, vers l’universel, vers l’horizon qui rassemble l’humanité par delà les intérêts particuliers ou les intérêts de groupe, ce que la Bible nomme l’Éternel. Une société est d’autant plus vivable, d’autant plus féconde, qu’elle donne une place à chacun, sans le dévorer, sans le réduire à un trait commun qui ferait l’identité de la communauté. L’unité, lorsqu’elle se fonde sur l’unicité, est stérile. Elle est une source d’inquiétude majeure qui tétanise les individus et coupe les élans créatifs. L’unité, lorsqu’elle se fonde sur la mise en relation des singularités, du génie propre à chacun, est tout au contraire fructueuse.

Trotteuses X (détail partie gauche d’un diptyque), 2011-2013

 

 

En illustration, la toile, tissage, de Rouan,  Trotteuses X (détail partie gauche d’un diptyque), 2011-2013, qui a été exposée au Musée Fabre (Montpellier).

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