Un plan de relance ? Non merci

« Les sociétés sont le résultat des actions des hommes et non un dessein délibéré. » Cette vérité énoncée par le philosophe Adam Ferguson (1723-1816) dans son Essai sur l’histoire de la société civile, pourrait tout à fait se fonder sur l’observation de l’histoire du peuple hébreu qui est à l’origine de la Bible hébraïque.

  1. Une société qui relit son histoire

S’il est possible de lire la Bible comme un roman, il est aussi possible de la lire en ayant conscience de l’intention des rédacteurs : produire une réflexion théologique. Lire la Bible comme un roman peut donner l’impression qu’un personnage extraordinaire qui s’appelle Dieu donne des règles à une société qui va s’organiser sur les bases d’un code éternel dont le livre du Deutéronome serait la formulation la plus complète. La loi donnée au personnage Moïse après la sortie d’Égypte serait une sorte de constitution de la nation israélite.

L’histoire du peuple hébreu fut bien différente de cette chronologie romanesque. Cela se constate aussi bien dans les textes bibliques eux-mêmes que par les résultats des recherches archéologiques menées depuis des dizaines d’années et qui ont connu une double évolution : d’une part lorsqu’on a cessé de faire de l’archéologie biblique (chercher dans le sous-sol des éléments qui confirment les histoires bibliques) pour faire de l’archéologie (essayer d’écrire l’histoire du territoire à partir de toutes les données disponibles) ; d’autre part quand la méthode dite du carbone 14 a été employée pour dater les trouvailles archéologiques. Les résultats archéologiques ne suscitent pas l’unanimité chez les spécialistes car l’interprétation des données tient une place importante – or nous cherchons souvent à défendre une thèse au lieu de faire preuve de neutralité à l’égard des matériaux trouvés et des textes lus.

Ainsi, nous ne trouvons aucun texte écrit en hébreu avant le VIIIè siècle avant notre ère, alors que Salomon, qui est réputé pour avoir été à la tête d’un royaume fort bien structuré, avec une administration à la hauteur du pouvoir royal, aurait vécu deux siècles plus tôt. Autant dire que la Torah (les cinq premiers livres de la Bible hébraïque qui contiennent notamment la loi donnée par Dieu à Moïse) n’a pas pu être écrite à l’époque supposée de Moïse, le XIIIè siècle avant notre ère.

Au sein même des textes bibliques, nous constatons que la Torah connue au VIè siècle avant notre ère, après le retour de l’exil à Babylone, n’est pas celle que nous connaissons aujourd’hui : lorsqu’Esdras prend la parole en Néhémie 8, il lit un texte dont les prescriptions sont différentes de ce que contiennent des passages de la Torah et dont ses interlocuteurs ne semblent pas avoir connaissance.

Que nous apprend l’archéologie ?

Le Professeur Jean-Daniel Macchi constate que les évolutions dans les Hautes Terres sont manifestement comprises comme une raison de l’apparition des royaumes israélites, selon l’ensemble des archéologues, tout en relevant que les causes de cette apparition sont très discutées[1]. Ajoutons, avec l’archéologue Israël Finkelstein, qu’il est peu probable que l’émergence d’Israël ait été le fait d’un événement spécifique, mais qu’elle s’inscrit plus vraisemblablement dans un long processus[2] dont les Israélites n’ont pris eux-mêmes conscience qu’a posteriori. Ceux qui veulent faire concorder les données archéologiques aux récits bibliques s’opposent à ceux qui essaient de reconstituer l’histoire d’Israël à partir des données extra-bibliques qui les conduisent à apprécier les écarts avec l’historiographie biblique – ce qui, par ailleurs, permet de formuler des hypothèses sur l’histoire de la rédaction de ces textes et sur les raisons pour lesquels ils ont été mis par écrit. Macchi rappelle l’impossibilité de considérer les sites de Jéricho et d’Aï[3] comme des lieux occupés à l’époque où les douze tribus d’Israël sont censées y avoir mené des batailles[4] : cela faisait longtemps que les murailles de Jéricho étaient tombées au moment où Josué se serait présenté devant elles selon le récit biblique. Hazor a été détruit vers 1250 (trop tôt pour avoir été détruite par les Israélites conduits par Josué) et Lakish a été détruit vers 1150[5]. Même en acceptant qu’il puisse y avoir un décalage à opérer dans la chronologie absolue, Josué n’a pas vécu une centaine d’année et les prises de ces deux villes ne sont pas aussi espacées dans le récit biblique. Cela fait partie des raisons pour lesquelles la thèse de la conquête massive telle qu’elle est rapportée dans le livre de Josué n’est plus défendue par les archéologues. Il n’existe pas de preuve archéologique qui permettrait de soutenir la thèse d’une infiltration pacifique de population nomades[6]. Dever rapporte qu’il a été également envisagé qu’Israël soit le résultat d’une révolte paysanne, ce qu’il considère n’être que la projection d’universitaires du XXè[7].

Par conséquent, la question même de l’identité d’Israël se pose : qu’Israël soit une entité qui puisse être considérée comme homogène est une construction littéraire réalisée par les rédacteurs bibliques, qui n’est pas soutenue par les éléments extérieurs à la Bible.

La Bible, un ouvrage théologique

La Bible est un ouvrage théologique ; elle est une relecture de l’histoire pour identifier les faiblesses et les points d’appui, pour rendre disponibles les ressources accumulées au fil des siècles. Elle fait ce travail critique sur un mode narratif qui suppose la mise en scène de personnages pour tenir les différentes figures en jeu dans notre vie quotidienne, au premier rang desquelles le fondement de notre être en tant qu’humaine, ce que les rédacteurs nomment « Dieu ».

« Dieu », « Yhwh », correspondent à ce personnage qui remplit cette fonction que le théologien Paul Tillich apparentera à « l’inconditionné », en allemand das Unbedingte[8]. L’inconditionné, chez Tillich, exprime ce qui transcende la finitude : « Depuis plusieurs années, j’évite le terme « absolu » en référence à Dieu. « Inconditionné » signifie que le royaume de la finitude est transcendée, alors qu’ « absolu » exclut la finitude depuis un infini statique[9] ». Cette transcendance permet de ne pas laisser les éléments du monde dans leur état naturel. Les individus, les choses, peuvent devenir porteurs de la grâce divine[10], endosser un caractère inconditionné qui ne serait pas exclusivement déterminé par le passé ou par le contexte. Ce concept d’inconditionné est utile dans la mesure où il permet d’envisager la relation de Dieu aux différents objets du monde. Paul Tillich traite plus spécifiquement du domaine de la culture, mais ce concept est particulièrement opérationnel pour ce qui concerne le domaine politique. En effet, la relation de Dieu au monde, selon Paul Tillich, peut se comprendre en termes de théonomie[11], la « loi de Dieu », au sens où les objets du monde se placent face à la loi de Dieu. La théocratie vaut dans le cadre d’un théisme où Dieu est réellement un personnage qui intervient dans la société des hommes et y exerce son jugement. La théonomie rend compte d’un cadre où Dieu désigne l’inconditionné, une perspective universelle que les hommes intègrent dans leur réflexion et qui informe leurs décisions, leur organisation. La théonomie ne signifie pas le don d’une loi sacrée par un être particulier qui serait en dehors du monde – ce serait alors une hétéronomie. La théonomie est l’élaboration de la loi à partir de l’expérience de l’inconditionné ou, pour reprendre l’expression ultérieure de Tillich, dans sa période américaine : l’élaboration de la loi à partir de l’expérience personnelle de ce qui a un caractère ultime.

Dans la Bible hébraïque, la loi de Dieu est un corpus de textes qui font signe en direction de paroles qui ont valeur d’instruction[12] pour les lecteurs. Que la Bible organise une théonomie plutôt qu’une théocratie a une conséquence sur le degré de liberté des personnes. Là où une théocratie serait le gouvernement d’un peuple par un être suprême qui déterminerait ce qui doit être fait, la théonomie, en tant qu’ensemble de textes, implique la faculté d’interprétation des membres du peuple et, par conséquent, implique le conflit des interprétations qui ouvre un espace de liberté. Le talmud est l’exemple d’un dialogue infini qui mobilise chacun et le met en situation de responsabilité.

  1. La vie, un processus et non un scénario

De même que la Bible déjoue tous les scénarios et présente l’histoire du peuple hébreu comme un processus dans lequel Dieu désigne les possibilités d’existence renouvelée qui sont disponibles pour chacun, le philosophe Adam Ferguson constate que « tous les hommes, en suivant l’impulsion du moment en cherchant à remédier aux inconvénients qu’ils éprouvent, ou à se procurer les avantages qui se présentent à leur portée, arrivent à des termes qu’ils ne peuvent prévoir, même en imagination. »[13]

Cela devrait nous inciter à ne pas placer notre confiance dans un plan de sauvetage ni dans un plan de relance, mais dans notre capacité à amplifier les impulsions du moment, c’est-à-dire les occasions de rendre la situation plus vivable en relevant personnellement les défis qui se présentent.

Il y a là un choix théologique que souvent nous faisons de manière implicite : l’ordre de notre monde est-il un ordre dont l’origine est extérieure ou provient-il de l’intérieur du groupe, autrement dit est-il endogène ?

Le choix d’un ordre extérieur est le choix d’une théologie pour laquelle Dieu désigne une instance extérieure à la société des hommes, dotée d’un savoir qui s’impose en édictant des consignes à suivre pour accéder au salut et qui, le cas échéant, intervient directement pour appliquer le programme. Traduit sur un plan politique, cela signifie s’en remettre à l’État, à une Banque centrale, à une organisation internationale. C’est se priver de sa propre capacité de jugement et, surtout, de sa propre capacité d’initiative.

Le choix d’un ordre interne est celui dont les textes bibliques sont principalement témoins et qui se résumerait par la formule « Dieu propose et l’homme dispose ». Dieu désigne alors ce qui a pour nous un caractère ultime et autour duquel nous décidons de bâtir notre présent. Dans ce cas, Dieu ne règne pas en étant un intervenant qui décide du cours des événements ou qui apporte des solutions à nos problèmes : Dieu règne au sens de la théonomie dont parlait Tillich.

Les textes bibliques permettent de penser Dieu autrement : non pas comme un monarque qui saturerait tout le champ politique et réduirait toute liberté à rien, mais selon une perspective qui favorise la responsabilité des Israélites, des différents groupes constitutifs du peuple et, en dernier lieu de l’ensemble de la nation. Voilà qui peut être transposé au champ politique.

C’est la raison pour laquelle je n’attends pas avec la moindre impatience un plan de sauvetage de la part de l’État, car le salut ne vient pas de l’État, ni d’organismes apparentés – sauf à abandonner notre responsabilité individuelle, cette responsabilité par laquelle nous pouvons prendre notre part personnelle pour créer le monde, le kosmos dont parle la Bible, selon un ordre que les économistes qualifieraient de spontané.

 

[1] J.-D. MACCHI, « Histoire d’Israël. Des origines à l’époque babylonienne » in T. RÖMER, J.D. MACCHI, C. NIHAN (éd.), Introduction à l’Ancien Testament, Genève, Labor et Fides (coll. Le Monde de la Bible n°49), 2009, p. 60.

[2] I. FINKELSTEIN, « Response to W.G. DEVER », in H. SHANKS, W.G. DEVER, B. HALPERN, P.K. MCCARTER Jr., The Rise of Ancient Israel. Symposium at the Smithsonian Institution. Octobre 26, 1991, Washington DC, Biblical Archaeology Society, 1992, p. 69.

[3] J. CALLAWAY, « A Visit with Ahilud » et « Was my Excavation of Ai Worthwhile ? » , BAR (March/April 1988), archéologue ayant à cœur de confirmer l’exactitude du récit biblique, a fouillé ce site pendant plusieurs années sans pouvoir trouver la trace d’une occupation à partir du XIIIè, ce qui signifie que ce site n’a pas pu être détruit par les Israélites.

[4] J.-D. MACCHI, « Histoire d’Israël. Des origines à l’époque babylonienne », p. 62.

[5] W. G. DEVER, « How to tell a Canaanite from an Israelite », in H. SHANKS, W.G. DEVER, B. HALPERN, P.K. MCCARTER Jr., The Rise of Ancient Israel. Symposium at the Smithsonian Institution. Octobre 26, 1991, Washington DC, Biblical Archaeology Society, 1992 p. 31.

[6] Cette hypothèse est mise à mal par le constat de l’unité de la poterie trouvée sur les sites d’une période historique à l’autre et de son caractère sophistiqué, ce qui s’accorde mal avec la vie nomade.

[7] W. G. DEVER, « How to tell a Canaanite from an Israelite », p. 30.

[8] La première fois que le théologie Paul Tillich utilise ce terme est le 16 avril 1919, à la Société Kantienne de Philosophie : « l’expérience de l’inconditionné, c’est-à-dire l’expérience de la réalité absolue sur la base du néant absolu », La dimension religieuse de la culture : écrits du premier enseignement, 1919-1926. Traduit de l’allemand par une équipe de l’Université Laval avec une introduction de Jean Richard, Paris, Genève, Québec, Les Editions du Cerf, Editions Labor et Fides, Les Presses de l’Université Lavai, 1990, p.35. Il développera ensuite cette notion dans une autre conférence donnée à la Société Kantienne : « Le dépassement du concept de religion en philosophie de la religion.» Conférence donnée à la Société kantienne de Berlin, 25 janvier 1922 » dans Paul Tillich, La dimension religieuse de la culture, p. 65-84.

[9] P. TILLICH, « Reply to interpretation and criticism », in Charles W Kegley et Robert W. Bretall, The Theology of Paul Tillich, Mcmillan,  1964, p. 331.

[10] P. Tillich, « Le dépassement du concept de religion en philosophie de la religion », op. cit., p. 76.

[11] Ibid. p. 83.

[12] C’est à partir du verbe « instruire » hr’y » qu’est construit le mot « torah » qui deviendra traditionnellement le substantif indiquant la loi de Yhwh.

[13] Adam Ferguson, Essai sur l’histoire de la société civile, III, II.

Un commentaire

  1. Force est de constater que vous êtes plus convaincant lorsque vous restez dans votre domaine d’identification JAMES Woody et votre bibliographie le confirme qui fait place à l’approche biblique historico critique. Par ailleurs il est dommage que vous n’ayez pas développé plus longuement le concept de la « theonomie »

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