Un long Shabbat de libération

Le confinement que nous vivons n’est pas de tout repos pour tout le monde, loin s’en faut. Néanmoins, la situation sanitaire qui a mis un coup d’arrêt monumental à l’économie planétaire et à nos agendas personnels, s’apparente pour nous à une sorte de long Shabbat.

Le Shabbat est peut-être l’aspect le plus original de la Bible par rapport à tout ce qui existait au même moment dans le Proche-Orient Ancien : une institution vraiment unique. Unique par rapport à ce qui se vivait autour d’Israël, mais pluriel au sein même d’Israël comme en témoignent les deux versions du décalogue que nous avons dans le début de la Bible, d’une part dans le livre de l’Exode, d’autre part dans le livre du Deutéronome.

Exode 20/8-11
8 Souviens-toi du jour du repos, pour le sanctifier.  9 Tu travailleras six jours, et tu feras tout ton ouvrage.  10 Mais le septième jour est le jour du repos de l’Éternel, ton Dieu: tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton bétail, ni l’étranger qui est dans tes portes.  11 Car en six jours l’Éternel a fait les cieux, la terre et la mer, et tout ce qui y est contenu, et il s’est reposé le septième jour: c’est pourquoi l’Éternel a béni le jour du repos et l’a sanctifié.

Deutéronome 5/12-15
12 Observe le jour du repos, pour le sanctifier, comme l’Éternel, ton Dieu, te l’a ordonné.  13 Tu travailleras six jours, et tu feras tout ton ouvrage.  14 Mais le septième jour est le jour du repos de l’Éternel, ton Dieu: tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton bœuf, ni ton âne, ni aucune de tes bêtes, ni l’étranger qui est dans tes portes, afin que ton serviteur et ta servante se reposent comme toi.  15 Tu te souviendras que tu as été esclave au pays d’Égypte, et que l’Éternel, ton Dieu, t’en a fait sortir à main forte et à bras étendu: c’est pourquoi l’Éternel, ton Dieu, t’a ordonné d’observer le jour du repos.

 

Les premiers versets sont semblables : un jour par semaine doit être mis à part ; ce sera l’occasion de se mettre au repos et d’en faire de même pour toute la maisonnée, animaux inclus. Le Shabbat est une institution qui favorise l’égalité entre tous les vivants qui partagent l’univers domestiqué de la maison.

Ce qui change, entre les deux versions, c’est la raison pour laquelle cette prescription est divine. Les motivations varient entre deux pôles qui constituent des éléments fondamentaux de l’histoire du peuple hébreu offerte comme une histoire universelle.

La création pour ambition

Dans le livre de l’Exode qui raconte la sortie du pays d’Égypte qui symbolise la servitude, le Shabbat est lié à la création telle qu’elle est racontée dans le premier chapitre du livre de la Genèse. À chaque jour suffit sa peine dit ce texte qui raconte la création de l’environnement dans lequel les êtres humains pourront évoluer. Tout est fait en six jours et le septième, qui sera un jour sans travail, devra être consacré à Dieu. C’est une manière de dire qu’il ne faut pas négliger le repos dans notre vie, aussi bonne soit-elle, aussi créative soit-elle.

Selon un argument a fortiori, si Dieu s’est reposé au bout de six jours, a fortiori devons-nous nous aussi nous reposer au bout de six jours de travail : nous ne sommes ni plus forts ni plus malin que ce que la Bible appelle Dieu. Outre cet aspect lié au besoin de repos de notre être, cette explication du Shabbat par Genèse 1 pourrait nous rappeler qu’il ne faut pas négliger l’art de célébrer la vie et l’importance de marquer les étapes, notamment dans nos projets. Le Shabbat intervient au moment où le projet de créer un monde vivable a été réalisé. À chaque étape de réalisation (chaque jour), Dieu vit que cela était vivable et cela donna l’occasion à chaque fois de passer à l’étape suivante du processus. Le Shabbat vient célébrer la réalisation de l’ensemble du projet.

Comme il est important de marquer la fin d’un projet : cela permet de vérifier que nous avons accompli ce pour quoi nous nous étions engagés. Cela permet de vérifier que nous ne passons pas notre temps à papillonner, commençant mille choses passionnantes, mais n’en finissant aucune. Cela permet aussi de célébrer les réussites qui nous font prendre conscience que nous sommes des êtres capables de certains accomplissements, ce qui nous sera utile pour nous lancer dans d’autres projets, dans d’autres aventures, pour répondre présents aux différentes sollicitations de la vie. De la même manière qu’il est important de marquer les anniversaires qui attestent que nous grandissons et pas seulement en stature, mais aussi en grâce et en sagesse, il est important de marquer, de fêter, ce que nous avons mené à son point d’accomplissement – il sera important de marquer les fins d’années scolaires, universitaires, catéchétiques, y compris cette année dans un contexte très particulier.

Le Shabbat, relié à Genèse 1, c’est s’inscrire dans cette dynamique d’une vie créative qui va au bout, qui ne se contente pas d’initier : mettre au monde et faire grandir ; accéder au pouvoir et exercer l’autorité ; fonder une entreprise et la gérer…

La libération

Du côté du Deutéronome, c’est le thème de l’Exode qui est la motivation profonde du Shabbat. Cela signifie que pour le rédacteur de ce passage, la libération de la servitude était le point essentiel sur lequel devait s’appuyer ce jour mis à part dans notre vie. Cela est cohérent avec la première de ces dix paroles qui rappelle que tout cela doit permettre d’inscrire dans la durée la sortie de la maison de servitude, autrement dit d’inscrire la liberté dans la durée.

Le Shabbat est une aide formidable pour rester libre car il offre un rendez-vous hebdomadaire pour vérifier que nous sommes bien libres, que nous ne sommes pas soumis à quoi que ce soit. En effet, l’interdit du travail n’est pas seulement lié au fait d’avoir un emploi. L’interdit concerne toute activité, par exemple porter une charge, faire une longue distance, mettre en route un circuit électrique, etc.

Le Shabbat est donc idéal pour repérer nos dépendances : puis-je vivre un jour sans travailler, sans consulter mes emails, sans faire du jogging, sans fumer, sans… C’est une hygiène spirituelle de premier ordre qui nous permet d’identifier nos aliénations, nos servitudes. Une fois que nous les avons identifiées, nous pouvons en faire quelque chose. En soi, la dépendance n’est pas un problème. L’important est que nous ne soyons pas dépendant de quoi que ce soit à notre insu sans quoi nous les subirions servilement.

Alors, au bout de quelques semaines de confinement, où avons-nous mal ? Quelles sont les servitudes que nous avons repérées, quelles sont les habitudes auxquelles nous étions soumis sans nous en rendre compte et qui nous ont sauté au visage ? Qu’est-ce qui nous manque cruellement ? Et, au contraire, qu’est-ce qui s’avère assez futile ?

Faisons l’inventaire de tout cela pour retirer de notre quotidien ce qui est problématique : cela permettra de donner plus de place à ce qui est important. Le Shabbat est l’occasion de faire le tri, profitons-en donc durant cette longue période pour nous libérer de ce qui encombre nos agendas, nos budgets, notre environnement.

Une nouvelle économie

Le Shabbat qui permet de faire le tri permet de mettre un peu d’ordre dans notre maison ; c’est ce que raconte de manière poétique Genèse 1 : chaque chose à sa place et un sens pour chaque chose. Cette mise en ordre, cette nouvelle loi (nomos en grec) de la maison (oikos en grec) est donc une manière de créer une nouvelle économie.

En dehors de quelques principes structurants rappelés dans ce texte (séparer le jour de la nuit, le sec du mouillé, marquer les étapes, prodiguer l’essentiel pour subsister, être responsable de la création), il n’y a pas de modèle économique qui prévale. Le Shabbat est le moyen par lequel chacun est amené à s’interroger personnellement sur la loi à mettre en œuvre dans sa maison pour qu’elle soit aussi vivable que ce qu’annonce Genèse 1 et qu’elle ne soit jamais une maison de servitude.

Pas de plan global qui vaudrait pour tous, mais la responsabilité conférée à chacun pour déterminer le sens à donner à ce qui constitue son univers personnel et la responsabilité d’être du côté de ce qui libère. L’économie du Shabbat se fonde sur ces deux pôles : créativité et libération.

Cette responsabilité ne se délègue pas, elle ne se relègue pas non plus : c’est au moins une fois par semaine que se pose la question de savoir comment organiser sa propre vie pour que notre monde sorte un peu plus du chaos.

4 commentaires

  1. Un beau plaidoyer en faveur d’une prise de responsabilité émanant de la liberté de chacun. Non top-down, mais bottom-up. La seule approche pour la vraie solidarité et le bien vivre ensemble.

  2. Toujours très déstabilisateur de devoir élaguer afin que l’essentiel apparaisse et résiste au présent car, au final, peut-être est-ce l’essence qu’il faudrait atteindre et, peut-être, que ce temps du «Retrait » peut nous y mener ?

  3. Si il y a bien une différence dans ce qui motive le respect du Shabbat, une chose reste constante lorsque cette injonction énumère la nature des êtres concernés par celle-ci.La distinction homme femme semble respectée pour tout le personnel de maison sauf pour le maître de maison qui semble être un homme, « est-ce donc bobonne qui se tape tout le travail pendant le shabbat? ».
    Le gros Machiste que je suis ne l’avait pas remarqué, et mon épouse m’a demandé de réfléchir à la question.
    Alors le Maître des cieux et de la terre serait-il un « gros Machiste » lui aussi?
    Et bien il est tout le contraire, et cette invariance dans la nature des êtres des deux textes, souligne le fait que pour l’Homme, Dieu ne fait pas de distinction de sexe, d’ailleurs « il est celui qui est » l’existence seul fait la nature de celui qui est et non la nature du genre auquel il appartient. Nous tutoyons Dieu et il nous tutoie, et la deuxième personne du singulier et du pluriel englobe bien les deux genres.
    De même au début de la genèse, Dieu crée l’homme et ce n’est que plus tard qu’il fait apparaître la distinction de genre en créant la femme, soulignant que sa nature est de même essence que celle de l’homme puisque c’est à partir d’une côte de celui-ci qu’elle est créée.
    Remarquable aussi de voir que lorsque l’on reprend l’ embryogenèse de l’Homme il en est de même, si d’un point de vue chromosomique il y a une différence microscopique dès la fusion des deux gamètes,du point de vue macroscopique la réelle différentiation n’apparait qu’à la huitième semaine et morphologiquement parlant au troisième mois.
    Ce qu’il y a de plus incroyable encore c’est que ceux qui ont écrit ces textes ou retranscrit des textes anciens quelques siècles avant Jésus Christ n’étaient pas Machistes non plus car respectant ainsi cette invariance ils soulignent que lorsque Dieu parle il tutoie indistinctement Eve et Adan aussi bien que le maître ou la maîtresse de la maison les mettant ainsi d’emblée sur un pied d’égalité sans faire de distinction de genre.
    La conclusion générale est que les Deutéronomistes considèrent Dieu comme étant à la fois Homme et Femme.

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