A-t-on le droit de manger ses enfants en période de confinement ?

Les situations de confinement peuvent exacerber des situations déjà difficiles en temps normal, par exemple entre parents et enfants. De plus, les restrictions de circulation limitent la possibilité d’avoir des produits frais. Mais ne soyons pas abattus : de deux maux faisons un bien ! et pour cela : mangeons nos enfants.

Saturne mangeant son fils, par Goya

 

Mangeons nos enfants pour ne plus avoir de problèmes avec eux et mangeons nos enfants pour ne plus être en pénurie de viande fraîche. Notez bien que cela n’a rien d’original. Les situations de guerre, les sièges, les blocus ont souvent été l’occasion de cannibalisme. Dans le cas présent, le cannibalisme pourrait être une réponse à la double contrainte : présence massive des enfants, limitation des produits frais.

 

Cette situation est évoquée dans le deuxième livre des Rois, au chapitre 6, des versets 24 à 31.

 

2 Rois 6/24-31
24 Après cela, Ben-Hadad, roi de Syrie, ayant rassemblé toute son armée, monta et assiégea Samarie.  25 Il y eut une grande famine dans Samarie; et ils la serrèrent tellement qu’une tête d’âne valait quatre-vingts sicles d’argent, et le quart d’un kab de fiente de pigeon cinq sicles d’argent.  26 Et comme le roi passait sur la muraille, une femme lui cria: Sauve-moi, ô roi, mon seigneur !  27 Il répondit: Si l’Éternel ne te sauve pas, avec quoi te sauverais-je ? Avec le produit de l’aire ou du pressoir ?  28 Et le roi lui dit: Qu’as-tu ? Elle répondit: Cette femme -là m’a dit: Donne ton fils ! Nous le mangerons aujourd’hui, et demain nous mangerons mon fils.  29 Nous avons fait cuire mon fils, et nous l’avons mangé. Et le jour suivant, je lui ai dit: Donne ton fils, et nous le mangerons. Mais elle a caché son fils.  30 Lorsque le roi entendit les paroles de cette femme, il déchira ses vêtements, en passant sur la muraille; et le peuple vit qu’il avait en dedans un sac sur son corps.  31 Le roi dit: Que Dieu me punisse dans toute sa rigueur, si la tête d’Élisée, fils de Schaphath, reste aujourd’hui sur lui !

La scène se passe à Samarie, dans le royaume du Nord. Deux femmes se sont mises d’accord pour se nourrir de leur enfant pour faire face à la pénurie. Tout se passe bien le premier jour : le premier enfant est cuisiné. Mais le deuxième jour, la mère qui devait mettre son enfant sur la table commune décide de le cacher, rompant ainsi le contrat qu’elle avait passé pour faire face à la pénurie.

Donc, à la question « a-t-on le droit de manger ses enfants en période de confinement ? » la Bible répond : arrêtez de me poser des questions absurdes et commencez à penser par vous-mêmes, au lieu de laisser cela à d’autres. Arrêtez de demander à la Bible, à votre pasteur, à votre voisin, aux éditorialistes, à Madame Irma, ce que vous devez penser d’une situation, ce qu’il faut faire quand vous avez faim, que vous êtes amoureux, que vous vous ennuyez, que votre voisin vous tape sur le système.

La Bible n’est pas une boîte à réponses toutes faites, ni un maître à penser. Et s’il était encore besoin de le montrer, ce passage nous montre qu’elle n’est pas non plus Dieu. La Bible est ce que les protestants appellent « la règle en matière de foi », c’est-à-dire un outil qui nous permet de décider personnellement quel sera l’objet de notre foi, ce qui a pour nous un caractère inconditionnel, autrement dit ce qu’est « Dieu », ce qui nous arrache à la bestialité pour nous rendre véritablement humain. Et c’est à partir de là que nous pourrons élaborer nos propres réponses aux défis auxquels nous sommes confrontés et qui sont toujours inédits.

La Bible ne répond pas à notre place parce que la Bible a été composée pour faire de ses lecteurs des êtres responsables, des être capables de répondre personnellement à ce qui arrive. Les différents textes bibliques nous permettent de penser la vie sans pour autant la définir, c’est-à-dire en la figeant dans un état définitif.

C’est, en partie, ce que nous révèle ce texte biblique.

Nous pouvons déjà noter le parallèle qui peut être fait avec un autre récit biblique qui met en scène David et une femme de Tekoa. En 2 Samuel 14/4 la femme qui a faussement prit le deuil lance à David : « Sauve-moi, ô roi ! », ce qui est très proche du verset 26 « Sauve-moi, ô roi, mon seigneur ! ». Il en va de même pour la réponse du roi David au verset 5 « Et le roi lui dit: Qu’as-tu? », et du verset 28 « Et le roi lui dit: Qu’as-tu ? ».

Mettre à jour les intentions

Cela nous indique que ces deux textes sont construits avec le formalisme qui est un formalisme juridique utilisé dans le cas où une situation est présentée au roi. Ainsi, nous apprenons que le roi du Nord a les mêmes prérogatives qu’avait David, figure de référence en matière royale. Le roi du Nord fait donc jeu égal au roi du Sud, ce qui est à noter dans le cadre de la rivalité fratricide entre Nord et Sud.

Mais le formalisme juridique nous renseigne surtout sur la motivation de la femme qui interpelle le roi : ce qui la chagrine, ce n’est pas la mort de son fils, c’est que le contrat n’ait pas été respecté par l’autre partie. Ce que cette femme estime être une injustice n’est pas la mort de son fils, mais le fait qu’elle n’ait pas pu manger le fils de l’autre femme comme cela avait communément décidé.

Que décide le roi ?

Rien. Le roi ne décide rien. Comme s’il n’avait rien à dire, rien à sauver – puisque c’est de salut dont il est question dans l’interpellation de la femme. Le roi prend le deuil, ce qu’indique le rédacteur en précisant que le roi déchire ses vêtements et se couvre d’un sac. Que peut bien faire le roi en pareille situation ? Il le dit lui-même : si Dieu ne la sauve pas, que pourrait-il bien faire pour la sauver (v.27) ? Cela accomplit l’avertissement donné autrefois par le prophète Samuel au peuple qui voulait absolument un roi comme les autres nations : « vous crierez à la face de votre roi, mais l’Éternel ne vous exaucera point (1 Samuel 8/18) ».

Qu’espérait-elle, cette femme, en criant vers le roi ? Qu’il oblige l’autre femme à sortir son fils de sa cachette pour qu’il passe à la rôtissoire ? Au moins le roi, par son attitude de deuil, indique un surgissement d’humanité. Il montre qu’il est encore possible d’être rationnel quand la raison a été liquidée. Il interrompt ainsi le cycle de la violence qui est un véritable virus.

Ce texte qui n’a probablement rien d’historique (on ne sait même pas de quel roi il s’agit) nous aide à prendre conscience des conséquences d’une vie sans Dieu, une vie sans idéal, une vie qui ne serait guidée que par le principe de plaisir immédiat. Une vie qui ne serait pas pensée face à Dieu, c’est-à-dire face à ce qui a valeur d’absolu.

Se préparer à l’impensable

Comme bien d’autres textes bibliques, cet épisode nous aide à garder la tête froide quand le monde est saisi de toutes sortes de fièvres et qu’il est parcouru de toutes sortes de virus. Il nous rappelle que ce n’est pas du côté du roi que vient le salut, au sens où ce n’est pas le roi qui est en cause, car c’est notre responsabilité personnelle qui est toujours en jeu dans les moindres aspects de notre vie, notamment quand il s’agit de refuser les alliances toxiques, les contrats mortifères, les choix macabres.

Vivre devant Dieu, c’est ce qui nous permet de penser personnellement notre présent au lieu de s’en remettre à l’usage et de faire comme les autres, ce qui reviendrait à être leur esclave. Vivre devant Dieu, s’interroger sur ce qui a un caractère inconditionnel, c’est ce qui nous retient de jamais considérer nos petits monstres comme un bien négociable parmi d’autres. Vivre devant Dieu, c’est une manière théologique de dire que nous acceptons notre responsabilité personnelle de rendre les situations mortelles infiniment plus vivables que ce à quoi nos voisins se seront résignés, parce que Dieu est une manière de dire qu’il est possible de transformer les chaos en jardin d’Éden.

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