Le visible et l’invisible

Il n’y a pas que le petit prince de Saint-Exupéry qui ne voit bien qu’avec le cœur. L’un des rédacteurs des livres des Rois, dans la Bible hébraïque, avait dans l’idée de nous faire comprendre que la spiritualité, c’est l’art de voir plus que ce que nos yeux nous permettent de regarder.

Dans le premier livre des Rois, au chapitre huit, il y a ce verset huit assez énigmatique

Bible de Jérusalem : Celles-ci étaient assez longues pour qu’on vît leur extrémité depuis le Saint devant le Debir, mais pas en dehors de là. elles y sont restées jusqu’à ce jour.

Louis Segond : On avait donné aux barres une longueur telle que leurs extrémités se voyaient du lieu saint devant le sanctuaire, mais ne se voyaient point du dehors. Elles ont été là jusqu’à ce jour.

Traduction œcuménique de la Bible : À cause de la longueur de ces barres, on voyait leurs extrémités depuis le lieu saint qui précède la chambre sacrée. Mais on ne les voyait pas de l’extérieur. Elles sont encore là aujourd’hui.

L’arche d’alliance

Ce verset parle des barres de l’arche d’alliance, le fameux coffret cherché désespérément par Indiana Jones. L’arche d’alliance contient les tables de la loi reçues par Moïse et elle sert symboliquement de siège à Dieu. C’et la raison pour laquelle l’endroit où se trouve l’arche est considéré comme la partie la plus sacrée du temple de Salomon ; on l’appelle donc le « saint des saints ».

Selon le récit du livre des Rois, le « saint des saints » est séparé du reste de l’enceinte du temple (le saint) par un voile (parokhet en hébreu). Ce bâtiment est lui-même entouré d’une cour.

Notons tout d’abord que la séparation entre le « saint des saints » et le « saint » est un voile, rien qu’un voile. C’est une séparation fragile, mais une séparation tout de même. C’est cette séparation qui se déchirera lors de la mort de Jésus, selon les évangiles.

Le verset huit précise donc qu’on peut voir les barres de l’arche d’alliance quand on est dans le saint, mais que cela n’est plus possible lorsqu’on sort sur le parvis. Ces deux zones étant réservées aux prêtres, on n’y verra pas une distinction entre prêtres et non-prêtres : ce verset n’encourage pas le cléricalisme, mais pose la question du rapport à l’invisible. On voit les barres et on ne les voit pas. Visibles et invisibles.

Leur longueur a justement été prévue pour que leurs extrémités soient visibles depuis le saint, mais invisible au-delà. Comment cela est-il possible puisqu’il n’est pas précisé que le parokhet n’aille pas d’un mur à l’autre en conséquence de quoi on ne devrait les voir ni sur le parvis, ni même dans le saint ? Même si les barres faisaient toute la largeur de la pièce, leurs extrémités ne seraient pas visibles.

Certainement ce verset nous encourage-t-il à changer notre manière de ranger les choses. La bonne position ne consiste pas nécessairement à ce que chaque chose soit alignée parallèlement au reste du monde. Pour que les extrémités des barres soient visibles depuis le saint, il y a une solution : opérer non pas un demi-tour, mais un quart de tour, de telle manière que les extrémités des barres touchent le parokhet.

Cette solution, proposée notamment par le rabbin Marc-Alain Ouaknin dans Le livre brûlé, nous invite à reconsidérer notre idée de la transcendance.

Tout d’abord, Dieu se manifeste dans le tout proche. De même que pour entendre Dieu le prophète Élie avait du faire abstraction des grandes manifestations physiques pour entendre la voix de Dieu qui est une voix de fin silence (1 Rois 19), voir Dieu consiste à ne pas regarder au loin les manifestations les plus spectaculaires, mais à observer le quotidien près de soi.

Érotisme vs pornographie

Ensuite, il convient de constater que la transcendance est délicate. Il est juste de parler d’érotisme en l’opposant à la pornographie dont Umberto Eco, dans un texte désopilant publié dans ses postiches et pastiches « à quoi reconnaît-on qu’un film est pornographique ? », disait qu’elle est une représentation du monde à l’échelle 1:1, c’est-à-dire une représentation qui voudrait tout montrer, tel quel, sans la moindre interprétation, en toute neutralité, sans accorder le moindre sens à quoi que ce soit.

L’érotisme suggère, dévoile, laisse imaginer, sans tout déballer, non pas pour frustrer, mais parce que tout n’est pas montrable, parce que tout ne peut être vu, parce que tout ne relève pas du voir.

Pour bien comprendre cela, mettez-vous dans la peau de Nabuchodonosor, le grand roi de Babylone qui fait le siège de Jérusalem au VIè avant notre ère. Il gagne la bataille de Jérusalem et peut donc entrer triomphalement dans le temple pour prendre possession du lieu le plus sacré de cette nation. Il passe le parokhet, prêt à se retrouver devant le grand trésor d’Israël. Et là, que trouve-t-il ? Un coffre en bois d’acacias finement recouvert d’or et c’est tout (pour autant que l’arche ait bien été posée un jour dans le temple de Jérusalem, ce qui semble être le cas quand on regarde la pierre encore visible sous le dôme du Rocher qui est creusée de telle manière de pouvoir accueillir un coffret). Pas d’or en vrac, pas de bijoux en n’en savoir que faire etc. Rien d’autre qu’un coffre contenant dix paroles. Même pas de fresques de Michel-Ange sur les murs. Rien. Rien à voir ! Circulez.

Dieu l’invisible se voit par ce que l’érotisme est capable de nous suggérer, et non par la pornographie dont nous sommes bien souvent capables, nous les professionnels de la religion, qui laissons croire trop souvent que nous connaissons Dieu encore mieux que notre poche.

Dans le saint du temple du Jérusalem l’arche est visible comme une poitrine le serait derrière un corsage, par l’effleurement à peine perceptible, qui ne se distingue plus à mesure que nous prenons nos distances. C’est l’hypothèse que fait le rabbin Ouanin, en constant que, en hébreu,  les « deux barres » (shnei badei) de l’arche est l’anagramme de « entre mes seins » (bein shadei) dont il est question dans le Cantique des cantique 1,13.

Danse de femme

Ce caractère suggestif est également visible dans une vidéo réalisée par Anna Malagrida en 2007 qui reproduit l’intérieur d’un refuge jordanien – disponible dans les réserves du Fonds régional d’art contemporain à Montpellier (FRAC). Cette danse d’une femme (Danza de mujer, 3 min 26 sec) est le fait d’un voile léger qui oscille devant une fenêtre creusée dans un mur. Le voile ondule, cache, dévoile ; il attire le regard vers l’ouverture, vers un au-delà. L’artiste a conçu cette installation en pensant à un obturateur d’appareil photo.

Le voile est donc une porte ouverte sur un plus à vivre, un plus à éprouver.

Anna Malagrida tint compte, également, de la condition féminine, en faisant cette installation, car on ne peut ignorer la situation des femmes voilées. Penser le visible et l’invisible nous aide à considérer le voile comme un élément positif de notre rapport à l’autre, à l’altérité, dont Dieu est une figure symbolique. Lorsque le voile devient une prison, un enfermement, cela indique qu’il a subi une forme de corruption. Il est alors instrumentalisé pour servir des fins qui n’ont aucun rapport avec la transcendance, mais tout à voir avec la finitude et la mort.

Lorsque le voile nous incite à nous rapprocher, tout en gardant une distance, il nous ouvre à la vie. C’était le sens du parokhet qui invitait à vivre dans l’intimité de Dieu tout en ayant bien conscience qu’aucune mainmise n’est possible, que Dieu échappe toujours à nos tentatives d’en faire notre chose parce que le réel est toujours plus que ce que nous sommes capables d’en rendre compte.

Vignette : @FRAC Occitanie Montpellier

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