Une chute peut en cacher une autre

Nous sommes désormais privés de la très intéressante exposition qui avait été préparée sur le travail du peintre Jean Ranc, par l’équipe de Michel Hilaire au Musée Fabre (Montpellier). C’est d’autant plus dommage que cette exposition commençait par l’exposition d’une reproduction d’un tableau qui a été peint pour la cathédrale de Montpellier dont nous sommes également privés : « la chute de Simon le magicien ».

Le cartel du Musée Fabre indique :

« La chute de Simon le Magicien »

XVIIIe siècle

Huile sur papier marouflé sur carton

Montpellier, musée Fabre, inv. 54.9.1

En 1657, l’Évêché commande à Sébastien Bourdon un tableau pour le maître-autel de la cathédrale Saint-Pierre. L’artiste propose pour sujet un épisode rarement représenté de la vie de l’apôtre : son combat avec Simon, mage qui a tenté de le corrompre. L’immense tableau, dont l’huile sur papier présentée ici est une copie réduite, représente Simon envolé du haut du Capitole, devant l’Empereur Néron, tandis que Pierre par ses prières convoque sa chute devant la foule assemblée. Dans le contexte montpelliérain, la victoire de Saint Pierre sur l’hérésie symbolisait le triomphe de l’Église catholique. Le spectaculaire tableau livré par le protestant Bourdon fut controversé, mais constitua une révélation artistique pour les amateurs de l’époque, dont le jeune Antoine Ranc. »

Oui, le peintre du tableau destiné au maître-autel de la cathédrale de Montpellier était protestant. Sébastien Bourdon (161-1671) est natif de Montpellier. Il fera un court séjour à Rome, à l’âge de 18 ans : dénoncé comme calviniste, il ne peut demeurer dans cette ville. Il se mariera en 1641 au temple de Charenton et fera partie des douze artistes qui fondent l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1648. Il deviendra le peintre officiel de la reine Christine de Suède. Il sera de retour à Montpellier pour cette commande passée en 1657 pour la somme de 2.000 livres, qui sera réalisée l’année suivante.

Ne cherchez pas dans votre Bible l’épisode dont il est question sur ce tableau, vous ne le trouverez pas.  En revanche si vous ouvrez les Écrits apocryphes chrétiens, par exemple publiés dans la Pléiade, vous trouverez les Actes de l’apôtre Pierre et de Simon, avec l’épisode qui nous intéresse au paragraphe 32 (p. 1104 dans l’édition de la Pléiade).

Juste avant, au paragraphe 31, on apprend que Simon décida de s’élever dans les airs pour rejoindre le Père et se « blottir auprès de Dieu » comme cela avait été le cas pour Jésus dans le récit de l’Ascension.

Le narrateur décrit l’envol de Simon qui s’élève au-dessus des temples et des collines de Rome puis il nous rapporte le contenu de la prière de Pierre vers Jésus : « si tu laisses celui-ci faire ce qu’il a entrepris, alors tous ceux qui ont cru en toi seront scandalisés, et les signes et prodiges que tu leur as accordés par moi ne seront plus dignes de foi. Vite, Seigneur, montre ta grâce : que, tombant des airs, il ressente une extrême faiblesse, qu’il ne meure pas, mais qu’il soit épuisé et se brise la jambe en trois endroits. »

La grâce

On comprend que ce genre de textes n’ait pas été retenu dans la liste finale de la Bible. Non pas en raison du caractère surnaturel de Simon s’élevant dans les airs – la Bible, elle aussi, recourt au langage mythologique pour exprimer des vérités qui ne sont pas de l’ordre du matériel – mais en raison de la prière de Pierre. Contrairement à ce qu’il demande explicitement, ce n’est pas à la grâce de Dieu qu’il a recours. En demandant à Dieu de faire tomber Simon pour qu’il se brise la jambe, il n’est pas question de grâce, mais de compétition indigne des cours de récréation (ou d’un passage qui aurait pu inspirer la créatrice de Harry Potter pour le quidditch à l’occasion duquel un sorcier essaie de faire tomber le héros de son balais volant). Ce passage décrit un concours de celui qui aura la plus grande puissance et, pour ce qui est de Pierre, la plus grosse puissance de nuisance. La grâce, ce n’est pas cela.

La grâce, c’est l’action bienveillante, inconditionnelle. Par conséquent la grâce vaut même en direction des ennemis, des méchants, des rivaux, des pénibles. La grâce, c’est la puissance qui permet de métamorphoser les situations mauvaises en situations capables de procurer le bonheur, la joie.  Nous trouvons un exemple de cela dans le regard que le personnage de la Genèse (50/20-, Joseph, porte sur ce qui lui est arrivé : « vous aviez pensé du mal contre moi : Dieu l’a pensé en bien ». Dans les Actes de l’apôtre Pierre, nous sommes aux antipodes de cela. C’est une des raisons pour lesquels un tel texte n’est pas devenu biblique : il est hors du champ des différentes théologies qui font l’univers théologique, c’est-à-dire en dehors de ce qui est proposé comme manière de comprendre notre relation au monde.

Condamnation de la « simonie »

Sébastien Bourdon était protestant. C’est un élément à ne pas négliger pour comprendre le sens de cette œuvre. Protestant, il entretient un rapport direct avec les Écritures, sans faire usage des histoires et légendes qui se sont développées autour (ce texte, par exemple, mais aussi le fait que les mages auraient été trois, qu’ils étaient rois, qu’ils se nommaient Gaspard, Melchior et Balthasar…). Ce qui intéresse le protestant, c’est donc l’épisode de Simon le magicien, tel qu’il est raconté dans le livre des Actes des Apôtres, au chapitre 8, des versets 9 à 25. On y apprend que Simon était très désireux d’acquérir le pouvoir qu’avaient les apôtres de donner le Saint Esprit par l’imposition des mains, au point qu’il était prêt à leur donner de l’argent en échange de ce pouvoir.

La réponse de Pierre ne se fait pas attendre : « Que ton argent périsse avec toi, parce que tu as pensé acquérir avec de l’argent le don de Dieu » – autre manière de dire qu’il ne l’emportera pas au Paradis. La grâce ne s’achète pas ! Le salut ne s’achète pas. Imaginer qu’on puisse acheter la grâce de Dieu, c’est ce que les théologiens appellent la « simonie », en référence à Simon le magicien.

Allégorie ou métaphore

Cela nous ramène au tableau de Bourdon. Toute la question est de savoir s’il s’agit d’une allégorie ou d’une métaphore. Si le tableau est une allégorie, alors Pierre, considéré comme le premier évêque de Rome, le premier pape, est l’allégorie de l’Église catholique de Rome. Cette Église a le pouvoir de faire chuter tout opposant, en l’occurrence le protestantisme qui voudrait s’élever au-dessus d’elle.

Si c’est une métaphore, alors ce ne sont pas les personnages qui sont intéressants, mais les verbes, les actions. Dans ce cas, c’est l’acte de simonie qui est en jeu. Pierre désigne ce qui s’oppose au fait de monnayer la grâce. Pour le protestant Bourdon, c’est l’Évangile de la grâce dont Pierre est témoin, contre la simonie exercée par l’Église catholique au moment de la Réforme qui s’érige, justement, contre le commerce des indulgences, des messes payées pour la mémoire d’un défunt.

Bourdon le protestant aurait pu dissimuler une autre chute derrière celle à laquelle le commanditaire du tableau pensait : la chute de la grande Babylone – pour reprendre l’expression employée par Luther au sujet de Rome, où l’action du tableau se passe, justement, qui est le lieu du Vatican en cours de construction grâce à l’argent récolté par le commerce des faveurs de Dieu.

Bourdon le protestant remet au goût du jour les Actes des apôtres, livre qui commençait par la déclaration de Pierre et Jean : nous n’avons ni or ni argent, mais ce que nous avons, nous te le donnons (3/6).

Aujourd’hui encore, l’Église de Jésus-Christ (qui transcende toutes les Églises particulières) n’a ni or ni argent, mais elle ne sera pas avare pour offrir la grâce divine, sans condition.

La grâce ?
C’est que je n’ai pas besoin de te connaître pour te reconnaître comme digne d’être aimé, digne de recevoir de moi tous les soins nécessaires pour que ta vie soit douce et agréable.

3 commentaires

  1. Ne peut-on pas douter de l’authenticité de la prière de Pierre à la mesure du même doute sur l’authenticité de l’envol dans les airs d’un simple humain comme Simon le magicien ?

    1. En effet, il est tout à fait légitime de douter de l’authenticité de cette prière attribuée à Pierre. C’est une des raisons pour lesquelles ce texte n’a pas été retenu dans la Bible : la théologie exprimée dans ce passage n’est pas très cohérente avec ce qui est proposé par ailleurs dans la Bible. S’agissant du vol dans les airs, ce n’est pas la qualité humaine de Simon qui doit nous faire penser que ce texte, qui raconte qu’il a volé dans les airs, est sans valeur. Quand un commentateur sportif écrit que le Paris-Saint Germain survole le championnat de football, nul n’imagine que les joueurs volent comme le font les colombes. C’est une image pour exprimer le fait de prendre de la hauteur, de la valeur et, quand on vole au-dessus des autres, cela signifie qu’on a une valeur supérieure aux autres. C’est pour cela que nous pourrions parler de « concours » entre Simon et les apôtres. Là aussi, le principe du concours n’a que peu d’intérêt pour un témoignage chrétien qui s’exprime avec puissance dans l’humilité dont Jésus a fait preuve lors de sa Passion.

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